Cela fait maintenant dix-sept ans que je suis mêlé de près aux
relations franco-allemandes au sommet. J'ai participé aux rencontres
Mitterrand - Schmidt pendant 18 mois, et Mitterrand - Kohl pendant
plus de 12 ans, et vécu les grandes avancées franco-allemandes des
années 80.
Deux idées fortes inspiraient cette politique. La première : la
réconciliation franco-allemande réalisée par Robert Schuman, De
Gaulle et Adenauer, Giscard et Schmidt pour rompre avec la fatalité
historique devait être toujours consolidée et illustrée. D'où la
poignée de mains de Verdun. La seconde : la coopération franco-allemande
avait pour véritable fonction d'être le moteur de la construction
de l'Europe. Après Giscard et Schmidt qui avaient créé le SME et
le Conseil européen, Mitterrand et Kohl relancèrent à Fontainebleau
en juin 1984 la construction européenne bloquée depuis 1979 par
Madame Thatcher. Ceci fait, ils conduisirent au galop cette entreprise
pendant 8 ans avec Jacques Delors. Les années 1989 / 1990 parurent
mettre à l'épreuve cette politique. Mais, le Président Mitterrand
et le Chancelier Kohl relevèrent ensemble, dès l'automne 1989, les
défis de la fin prévisible de l'URSS, au retour à la démocratie
en Europe de l'Est et de la réunification allemande qui allait en
résulter en décidant une nouvelle relance de l'Europe. C'est en
effet à Strasbourg, en décembre 1989, que le Chancelier Kohl donna
à François Mitterrand son accord définitif sur la troisième phase
de l'Union monétaire, c'est-à-dire sur la monnaie unique, devenue
l'euro. Et c'est à Dublin quatre mois plus tard qu'ils proposèrent
à leurs partenaires une relance de l'Europe politique, et l'ambition
d'une politique étrangère et de sécurité commune, d'où sortit Maastricht.
L'élan donné alors faisait taire des interrogations récurrentes.
Mais des états d'âme sont apparus depuis la réunification et paraissent
brouiller les relations franco-allemandes qui souffrent de surcroît
d'une présentation simpliste et irénique. Interrogations françaises
d'abord : cette Allemagne agrandie et affranchie restera-t-elle
aussi attachée qu'avant à l'amitié franco-allemande et à l'Europe
? Ne sera-t-elle pas plutôt attirée vers l'Est ? La relation franco-allemande
n'est-elle pas dorénavant trop déséquilibrée ? Interrogations allemandes
ensuite, comme on l'a vu après les péripéties de la désignation
à Bruxelles du Président de la BCE : fallait-il vraiment que nous
abandonnions le deutsch-mark ?
A cela s'ajoute la multiplicité et la complexité des problèmes qui
vont opposer, dans les deux ou trois années à venir, les Européens
et donc les Français et les Allemands entre eux, mais qui devront
pourtant être tranchés : financement de l'Union pendant les années
2000 - 2006 (fixation du plafond de ressources, part du budget consacré
à la politique agricole commune, aux fonds structurels, à de nouvelles
politiques, évaluation de l'impact financier des futurs élargissements)
; conduite et conclusion des six négociations d'élargissement lancées
en mars 1998 (notamment du cas particulièrement complexe de Chypre)
; réforme des institutions européennes pour que l'Union puisse encore
continuer à fonctionner à 20 ou 25 ; mise en place de l'euro ; de
la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
Sur tous ces sujets ardus, et interdépendants, la France et l'Allemagne
n'ont pas d'emblée la même position, pas plus que leurs autres partenaires.
Comment s'en étonner ? Eh bien justement certains s'en étonnent,
et s'en inquiètent car les relations franco-allemandes ont été trop
souvent présentées comme a priori harmonieuses. Cette conception
est sympathique mais elle est trompeuse et du coup, je ne partage
pas cette conception. L'harmonie franco-allemande est un objectif,
fondé sur la conscience d'un destin partagé, un résultat souvent
atteint, rarement une donnée préétablie. Elle est à construire en
permanence par la volonté et un dialogue persévérant.
Les intérêts français et allemands sont peut-être devenus moins
aisément conciliables par simple décision politique. Les problèmes
actuels de l'Europe sont sans doute plus rebelles aux solutions
et aux compromis que ceux d'il y a vingt ans. Nous devons certainement
plus qu'avant nous soucier d'entretenir en parallèle un dialogue
réel, complémentaire avec tous nos autres partenaires dans l'Union.
Il n'en reste pas moins que politiquement et diplomatiquement rien
ne peut se substituer au moteur franco-allemand, ce que savent fort
bien, quoiqu'on dise, d'ailleurs les dirigeants français et allemands
actuels, comme de façon plus générale, les leaders politiques dans
les deux pays. Il n'y a pas d'autre pays en Europe avec lequel la
France puisse former un moteur alternatif, et la même remarque vaut
pour l'Allemagne.
Quant à l'éventuelle combinaison France / Allemagne / Grande-Bretagne,
elle n'est pas impensable à terme mais elle suppose que Londres
se soit sincèrement résolu à mettre toute son énergie dans la construction
d'une Europe forte. Cela suppose une révolution des mentalités engagée
mais pas encore réalisée.
Le point faible de l'amitié franco-allemande demeure son caractère
trop exclusivement administratif ou étatique. La volonté d'entente
et d'action commune démontrée avec constance au sommet par des générations
de dirigeants politiques ou économiques, ou des administrations,
n'entraîne toujours pas les deux sociétés dans un mouvement d'intérêt
mutuel. Il y a bien sûr mille canaux, associations, personnalités
à l'œuvre dans une remarquable action de capillarité. Mais dans
l'Europe à 15 et le monde global, où se situent la France et l'Allemagne,
la relation franco-allemande ou germano-française reste trop l'affaire
de milieux spécialisés. C'est une fragilité. J'estime par conséquent
que, sans se laisser impressionner par les changements de générations
ou de mentalités, ou la complexité des problèmes à régler dans les
deux à trois ans, les responsables français et allemands doivent
s'attaquer à nouveau ensemble à la définition des contours géographiques
et institutionnels de l'Europe élargie et animer dans toute l'Europe
ce débat nécessaire.
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