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• Vivre avec une nouvelle Europe
L'éminent spécialiste américain des relations internationales et de l'Europe Zbigiew Brezinsky analyse dans cet article les différences intrinsèques des fondements de l'Etat américain et du processus d'intégration européenne. Ainsi, l'Europe qui se construit aujourd'hui est une Europe pragmatique qui progresse pas à pas. Or, "[…] le pragmatisme se distingue du patriotisme" qui est un sentiment à la base de toute nation. "Par conséquent, en dépit de certaines similarités d'échelle, l'"Europe" qui est vraiment en train d'émerger a des chances d'être considérablement différente de l'Amérique politiquement[…]". La compréhension de cette différence fondamentale démontre bien qu'il ne faut pas analyser les relations Europe - Etats-Unis en terme de rivalité et que l'intégration européenne, y compris d'un point de vue militaire, ne devrait pas susciter de craintes du côté américain, bien au contraire. La lenteur du processus d'intégration européenne s'ajoute à la difficulté des européens à mettre en place une véritable force militaire commune; ainsi, "le destin le plus vraisemblable de l'IESD est que la force en projet ne constituera ni une rivale de l'OTAN, ni le second "pilier" européen qui fait défaut depuis si longtemps à la mise en place d'une alliance plus équilibrée". Ainsi, pour Zbigniew Brezinsky, les responsables américains devraient reconnaître que cette situation ne sert pas les intérêts américains, que l'approfondissement de l'Europe peut être une bonne chose pour les Etats-Unis et que "[…] l'IESD pose essentiellement à l'OTAN des problèmes d'ordre fonctionnels" qui n'impliquent pas de restructuration générale. Copyright © 1998-1999 National Affairs, Inc. All Rights Reserved - The National Interest No. 60. © 2001
Zbigniew K. BRZEZINSKI - Professeur à la Johns Hopkins
University, Conseiller du Pdt Carter (1977-81)


L'alliance transatlantique représente le lien de dimension internationale le plus important de l'Amérique. Tremplin de l'engagement des Etats-Unis dans le monde, il permet à l'Amérique de jouer le rôle déterminant d'un arbitre en Eurasie - la scène centrale des enjeux de pouvoir internationaux - et engendre une coalition globalement dominante, à tous les niveaux clé du pouvoir et de l'influence. L'Amérique et l'Europe fonctionnent à la fois comme axe de stabilité internationale, comme locomotive de l'économie mondiale, et comme creuset du capital intellectuel mondial et de l'innovation technologique. Élément tout aussi fondamental : elle sont toutes deux le berceau des démocraties les plus florissantes du monde. C'est pourquoi la manière dont sont gérées les relations entre les Etats-Unis et l'Europe doit constituer la priorité absolue de Washington.

À longue échéance, l'apparition d'une Europe réellement unie politiquement entraînerait une mutation fondamentale de la répartition du pouvoir dans le monde, dont les conséquences auraient une portée aussi considérable que celles qui résultèrent de l'effondrement de l'empire soviétique et de l'émergence subséquente de la prépondérance des Etats-Unis dans le monde. L'impact d'une telle Europe sur la position de l'Amérique dans le monde et sur l'équilibre des pouvoirs en Eurasie serait énorme, et générerait fatalement de graves tensions transatlantiques. À l'heure actuelle, aucun des deux côtés n'est bien pourvu pour faire face à un changement virtuellement si considérable. D'une manière générale, les Américains ne saisissent pas pleinement le désir européen d'accéder à un statut plus important dans la relation, et n'évaluent pas clairement la diversité des points de vue européens concernant les Etats-Unis. Souvent, les Européens ne perçoivent pas la spontanéité et la sincérité de l'engagement de l'Amérique vis-à-vis de l'Europe, et leur perception du désir de l'Amérique d'apporter son soutien à l'alliance euro-atlantique est influencée par une certaine tendance toute européenne à la duplicité machiavélique.

Néanmoins, il faut noter que le mot clé du paragraphe précédent, relatif à la signification d'une Europe réellement unie, est "serait". Une Union Européenne dotée d'un poids et d'une unité politique véritables ne constitue nullement une fatalité préprogrammée. L'émergence d'une telle Europe dépend de la profondeur de son intégration politique, de l'étendue de son expansion, et du degré de développement d'une future identité militaire et politique propre. Concernant tous ces points, les étapes décisives restent encore à accomplir.

Actuellement, l'Europe - en dépit de sa puissance économique, de son intégration économique et financière significative, de l'authenticité durable de l'amitié transatlantique - constitue de fait un protectorat militaire américain. Cette situation génère nécessairement des tensions et des ressentiments, plus particulièrement depuis que la menace qui pesait directement sur l'Europe et qui rendait cette situation acceptable a manifestement diminué. Par ailleurs, non seulement l'alliance entre l'Europe et l'Amérique est inégale, mais cette asymétrie entre les deux puissances est encore susceptible de s'accroître en faveur de l'Amérique.

Cette asymétrie a pour origine d'une part l'expansion économique américaine sans précédent et, d'autre part, l'innovation technologique dont l'Amérique a fait preuve dans des secteurs aussi complexes et diversifiés que la biotechnologie ou l'informatique dans lesquels elle a ouvert la voie. De plus, la révolution technologique dans le domaine militaire, où l'Amérique est à la pointe, augmente non seulement la portée de sa puissance militaire, mais transforme également la nature même et l'emploi de cette puissance. À défaut d'une initiative collective de la part des Etats européens, il est fort peu probable que l'Europe soit capable, dans un futur proche, de combler le fossé qui la sépare de l'Amérique sur le plan militaire.

Par conséquent, il est probable que les Etats-Unis restent la seule véritable puissance mondiale pour au moins une autre génération. Cela implique que, selon toute vraisemblance, l'Amérique demeurera également le partenaire prédominant de l'alliance transatlantique pendant le premier quart du vingt-et-unième siècle. Dès lors, le débat transatlantique ne portera pas tant sur les modifications fondamentales de la nature des relations, que sur les conséquences des anticipations retenues et des ajustements corrélatifs, même s'ils sont marginaux. Cela dit, est-il vraiment nécessaire d'ajouter que même des adaptations progressives peuvent générer des conflits, qui pourraient êtres évités si les relations entre les USA et l'Europe demeurent constructives et réellement coopératives.

Une mystification historique fondamentale motive et complique tout à la fois le dialogue entre l'Amérique et l'Europe. De part et d'autre, on songe instinctivement à l'Amérique lorsqu'on rêve à une Europe unifiée. Les Européens aspirent aux dimensions imposantes du continent Américain et à sa position dans le monde, et dans leurs moments les plus enthousiastes, imaginent même une future Europe sous les traits d'une superpuissance mondiale à égalité avec l'Amérique. Les Américains, tout en réservant un accueil favorable - par moments teinté d'un certain scepticisme - à la future unité de l'Europe, vont instinctivement puiser dans leur propre expérience historique. Cette vision des choses est à l'origine d'un malaise chez certains responsables de la politique étrangère américains, car elle entraîne nécessairement la présomption que l'Europe - lorsqu'elle "s'unira" - deviendra l'égale de l'Amérique, et potentiellement sa rivale.

Les hommes d'Etat européens invoquent souvent l'expérience américaine en parlant de la marche de l'Europe vers l'unité (l'un d'entre eux m'a récemment déclaré que l'Union Européenne se trouvait aujourd'hui quelque part entre 1776 et 1789.) Cependant, la plupart des dirigeants politiques européens sont conscients du fait qu'il manque à l'Union Européenne à la fois la passion idéologique et la loyauté civique qui animèrent non seulement les artisans de la constitution américaine, mais aussi - et ceci constitue un test décisif de l'engagement politique - ceux qui étaient prêts à accomplir un sacrifice ultime pour l'indépendance des colonies américaines. En l'état actuel des choses, et dans un avenir prévisible, il se trouve tout simplement qu'aucun "Européen" n'est disposé à mourir pour "l'Europe".

Il s'en suit que l'Europe, une fois intégrée, constituera un objet tout à fait inédit dans l'histoire des entités politiques, tant du point de vue de sa forme que de celui de sa nature. Il est incontestable qu'elle constituera une entité politique, en plus de l'entité économique singulière de première importance mondiale qu'elle représente déjà. Toutefois, en tant qu'entité politique, il lui manquera l'engagement que suscitèrent les Etats-Unis lors de leur formation sur le plan des sentiments et des idéaux. Cet engagement s'exprima à travers un concept transcendantal de liberté politique, proclamé afin de jouir d'une validité universelle, et qui procurait à la fois un fondement philosophique et un étendard politiquement attractif pour un nouvel Etat-nation. L'engagement de ceux qui fondèrent cet état, et de ceux qui y affluèrent et y furent assimilés par la suite, était d'une nature quasiment religieuse. En résumé, la révolution américaine a créé un nationalisme d'un genre nouveau : un nationalisme ouvert à tous, un nationalisme à visage universel.

Le préambule de la constitution des Etats-Unis véhicule le caractère singulier de l'engagement américain pour l'unité nationale et la liberté :

"Nous, le peuple des Etats-Unis, afin de former une union plus parfaite, d'établir la justice, d'assurer la tranquillité intérieure, de pourvoir a la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer à nous-mêmes et notre postérité les bienfaits de la liberté, ordonnons et établissons…"

Les battements de tambour qui rythment la marche des nations européennes vers une Europe commune résonnent d'une manière tout à fait différente. Il est frappant que le Traité de Rome, le serment historique de 1957 de six nations européennes d'"établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite " mette l'accent, dans son préambule même, sur l'assurance du "progrès économique et social", sur "l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi", sur "l'élimination des obstacles existants" à "l'équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence", sur "la suppression progressive des restrictions aux échange internationaux" et ainsi de suite. Ce document est d'un pragmatisme admirable, mais il est aussi très prosaïque.

Souligner cette différence essentielle entre l'Europe et les Etats-Unis n'équivaut pas à dénigrer la signification historique de l'entreprise européenne, ni à mettre en doute la bonne foi de ceux parmi les européens qui sont engagés dans la création d'une architecture nouvelle. Il s'agit de constater que la motivation qui définissait l'entreprise européenne s'est transformée avec le temps en un souci de commodité et d'efficacité pratique. L'élan initial vers l'unité européenne était de nature plus idéaliste. Les "pères fondateurs" de l'Europe de la fin des années quarante et du début des années cinquante étaient portés par une conviction politique transnationale et très motivés par la volonté de mettre un terme une fois pour toutes aux conflits nationalistes qui furent par deux fois sur le point de détruire la civilisation européenne. Ils redoutaient également que l'Amérique, désenchantée par les querelles européennes, ne puisse tout simplement abandonner les nations européennes à l'autre versant de l'alternative historique - tout aussi "unifiant" à sa sinistre manière - celui qui se situait à l'est de la nouvelle ligne créée par la guerre froide "de Stettin à Trieste".

Les Européens d'aujourd'hui prennent l'Europe au sérieux d'une manière plus pragmatique, même si certains d'entre eux - comme on l'a noté plus haut - rêvent vraiment à une entité qui pourrait rivaliser avec l'Amérique. Les hommes d'Etat français, qui ont parfois du mal à dissimuler leur extrême jalousie vis-à-vis de la position de l'Amérique dans le monde, voient en l'Europe la reconquête de la grandeur passée de la France. Les Allemands y ont cherché leur propre rédemption. Les Britanniques, plus sceptiques, sont finalement arrivés à la conclusion qu'il y aura bien une sorte d'Europe et qu'il doivent en faire partie s'ils veulent donner un sens véritable à leur relation particulière avec l'Amérique. D'autres peuples du Continent - y compris les peuples récemment libérés d'Europe Centrale - souhaitent devenir européens, car ils partagent le point de vue que faire partie de l'Europe signifie être plus en sécurité, plus prospère et plus libre. Aucune de ces motivations n'est indigne, toutes sont historiquement justifiées et méritent le respect de l'Amérique.

Toutefois, dans sa nature comme dans ses effets, le pragmatisme se distingue du patriotisme. Une entité structurée autour de la commodité est nécessairement différente d'une entité découlant de la conviction. Mais la première peut néanmoins générer une loyauté. Elle peut néanmoins créer un sentiment de communauté partagé. Mais elle est aussi susceptible d'être moins ambitieuse, moins affirmative politiquement, et surtout moins encline à l'idéalisme et au sacrifice personnel. Par conséquent, en dépit de certaines similarités d'échelle, l'"Europe" qui est vraiment en train d'émerger a des chances d'être considérablement différente de l'Amérique politiquement: un hybride d'une vaste corporation transnationale, dont il est prudent, commode, et même gratifiant de faire partie, et d'un Etat confédéré qui, avec le temps, gagnera peut-être la loyauté des communautés qui s'y différencient jusqu'ici. En résumé, l'entité de commodité européenne sera quelque chose de moins que les Etats Unis d'Europe, et cependant quelque chose de plus que simplement l'Union Européenne S.A.R.L.

En effet, ce n'est pas dénigrer des hommes ou des Etats quels qu'ils soient que de suggérer que, sur la scène mondiale, l'Europe émergeante a plus de chances de ressembler à une Suisse grand modèle qu'aux Etats-Unis. La constitution Suisse - qui a mis un terme aux dissension intercommunautaires - souligne que les Cantons Suisses, différenciés ethniquement, ont résolu de "renouveler (leur) alliance", qu'ils sont "déterminés à vivre (leur) diversité dans l'unité en se respectant mutuellement", et se poursuit par l'identification des buts pratiques de la Confédération. À l'étranger, l'implication de la Suisse sur le plan international a porté principalement sur les secteurs importants de la finance et du commerce internationaux, tandis qu'elle a évité de s'engager dans les conflits politico-philosophiques mondiaux de ce siècle.

L'intégration, et non l'unification

En tout cas, il semble raisonnable de conclure que, dans un avenir prévisible, l'"Europe" ne sera pas - et en fait, ne pourra pas - être l'"Amérique". Une fois que les implications de cette réalité auront été assimilées de part et d'autre de l'Atlantique, le dialogue entre les U.S.A. et l'Europe devrait se détendre, même lorsque les Européens affronteront les dilemmes liés à leur quête simultanée de l'intégration, de l'expansion et d'une certaine militarisation, et lorsque les Etats-Unis s'adapteront à l'émergence inévitable d'une nouvelle entité européenne.

L'unification de plusieurs peuples intervient généralement à la suite d'une nécessité externe, d'un engagement idéologique partagé, de la domination du plus puissant, ou d'une quelconque combinaison de ces facteurs. Durant la phase initiale de la quête européenne d'unité, ces facteurs étaient tous les trois en jeu, bien qu'à des degrés divers : l'Union Soviétique constituait une menace réelle, l'idéalisme européen était entretenu par la mémoire encore vivace de la seconde guerre mondiale, et la France, profitant de la tendance de l'Allemagne de l'Ouest à la vulnérabilité morale, réussit à exploiter son potentiel économique croissant pour servir ses propres ambitions politiques. Au terme du siècle, ces impulsions ont visiblement faibli. Par conséquent, l'"intégration" européenne - en majeure partie un processus de standardisation de réglementations - est devenue la définition alternative de l'unification. Cependant, même si l'intégration est une manière tout à fait sensée de réussir une fusion opérationnelle dans les faits, une telle fusion est bien loin de correspondre à un mariage significatif sur le plan affectif.

Le fait est qu'il est tout simplement impossible qu'une intégration ayant la bureaucratie pour fer de lance génère la volonté politique nécessaire à une véritable unité. Elle ne peut ni stimuler l'imagination (en dépit de la rhétorique occasionnelle autour de l'Europe devenant l'égale de l'Amérique), ni développer cette passion absolue susceptible de soutenir un Etat-nation aux époques d'adversité. L'acquis communautaire, long de 80 000 pages (et organisée par secteurs de 31 politiques ) - qu'un nouveau membre de l'Union Européenne doit ratifier - semble peu susceptible de fournir à l'européen moyen la nourriture dont il a besoin pour développer une loyauté politique reconstituante. Toutefois, il faut répéter qu'à ce jour, compte tenu de l'absence des trois autres moyens plus traditionnel de recherche de l'unité, l'intégration est non seulement nécessaire, mais elle est aussi la seule manière dont l'Europe peut avancer vers "l'unité."

Ce fossé entre "unification" et "intégration" explique pourquoi l'intégration est nécessairement lente, et pourquoi, si l'on devait brusquement forcer sa cadence d'une manière ou d'une autre, elle pourrait diviser l'Europe à nouveau. En effet, toute tentative pour accélérer l'unification politique aggraverait vraisemblablement les tensions internes entre les Etats dirigeants au sein de l'Union, compte tenu que chacun d'entre eux tient à préserver sa souveraineté dans le domaine délicat de l'élaboration de la politique étrangère. À ce stade, l'anti-américanisme comme moteur de l'unité - même déguisé sous les oripeaux de la "multipolarité" - ne saurait constituer une force unificatrice au même titre que le fut autrefois l'anti-soviétisme, car la plupart des européens n'y souscrivent pas. De plus, maintenant que l'Allemagne est réunifiée, plus personne en Europe, hormis à Paris, ne persiste à considérer la France comme le leader putatif de la nouvelle Europe - même si personne en Europe ne souhaite voir l'Allemagne devenir le leader prédominant de l'Europe.

L'intégration est non seulement un processus lent, mais chacune de ses étapes augmente la complexité même de l'entreprise. L'intégration est synonyme de progression incrémentielle et soigneusement équilibrée vers une interdépendance de plus en plus poussée des unités constituantes. Mais cette interdépendance croissante n'est pas traversée par la passion politique unificatrice que requiert l'affirmation d'une réelle indépendance sur le plan mondial. Celle-ci pourra finir par intervenir, lorsque les Européens en arriveront à se considérer politiquement comme européens, tout en demeurant par exemple Allemands ou Français à titre de particularité linguistique et culturelle.

Extension horizontale

En attendant, compte tenu de la lenteur avec laquelle l'Europe progresse, l'extension est susceptible de fournir une compensation partielle au rythme lent du processus d'intégration. L'Europe grandira, mais davantage horizontalement que verticalement, car concrètement, aucune avancée significative ne peut se faire sur les deux plans en même temps. Cette réalité pénible constitue un point sensible chez les européens convaincus. Lorsque Jacques Delors osa déclarer tout net début 2000 : "Nous sommes incontestablement en train de forcer l'allure" de l'élargissement "…nous risquons par là de diluer le schéma directeur" de l'intégration européenne, avec pour résultat que "nous nous éloignerons de manière inévitable d'une Europe politique telle qu'elle fut définie par ses pères fondateurs", il fut presque immédiatement pris à parti publiquement par un de ses compatriotes membre de la commission européenne, Michel Barnier.

Les membres de la commission bruxelloise espèrent qu'une rationalisation bureaucratique et un renouvellement des institutions doperont le processus d'intégration. Emportée par le modeste succès de l'Euro - en dépit de certaines prédictions apocalyptiques émises par ses détracteurs, en majeure partie britanniques et américains - Bruxelles a fait un pas en avant, en prévision d'une expansion significative, à travers la conférence de renouvellement des institutions européennes. Cependant, même les plus fervents partisans de l'expansion concèdent que dans le meilleur des cas, une intégration politique significative devra nécessairement se limiter pour un temps à un noyau interne à L'U.E., donnant peut-être lieu de ce fait à une Europe dite "à vitesse multiple et à géométrie variable". Même s'il devait en être ainsi, on peut douter que cette formule résoudrait la tension fondamentale entre intégration et extension en ce qui concerne le développement d'une politique étrangère commune. Une Europe ainsi faite serait synonyme d'une division entre membres de première et de seconde catégorie, ces derniers contestant toute décision de politique étrangère prise en leur nom par un directoire d'Etats censés être plus authentiquement européens.

Dans tous les cas, l'élargissement promet lui aussi de devenir un travail de plus en plus absorbant et de plus en plus complexe. Avec deux cents équipes de l'U.E se préparant à entamer le pénible processus de négociations des modalités d'accès avec la quelque douzaine de nations candidates, il est à supposer que le rythme de l'expansion va se ralentir, en raison d'une complexité inhérente d'une part, et d'un manque de volonté des Etats membres de L'UE d'autre part. En fait, l'admission de n'importe lequel des Etats d'Europe Centrale d'ici 2004 est de plus en plus problématique. Et pourtant, l'expansion est inévitable à long terme. Une Europe amputée ne saurait être une véritable Europe. Un vide géopolitique entre l'Europe et la Russie serait dangereux. De plus, l'Europe occidentale dont la population vieillit se mettrait à stagner sur le plan économique et social. Il n'est donc pas surprenant que certains leaders de la planification européenne aient commencé à défendre l'idée d'une Europe à trente-cinq ou quarante membres d'ici 2020 - une Europe qui constituerait un tout géographique et culturel, mais qui serait sans aucun doute diluée sur le plan politique.

Une question de muscle

Ni l'intégration ni l'expansion ne sont donc en mesure de créer l'Europe vraiment européenne à laquelle aspirent certains européens et que certains américains redoutent. En effet, un nombre croissant d'européens pressent que la combinaison de l'Euro et d'une intégration couplée d'une expansion très progressive ne pourra donner naissance qu'à la souveraineté économique. La conscience politique qu'il faut quelque chose de plus incita en 1999 les trois puissances Européennes majeures - la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne - à s'associer dans un même effort pour mettre sur pied un potentiel militaire européen crédible, et pour le faire avant même que ne surgisse une Europe intégrée dotée d'une politique étrangère propre la définissant. La force militaire européenne en projet est destinée à muscler un peu une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui doit être ébauchée à partir du poste nouvellement créé de Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune.

La force européenne d'intervention rapide ainsi projetée, censée être opérationnelle en 2003, constituera la première manifestation tangible d'une Europe politique. Par contraste avec l'Eurocorps, entité déjà existante mais largement symbolique - composée principalement de Français, d'Allemands, d'Espagnols et de recrues diverses, et qui ne dispose ni d'une mobilité ni d'un réel potentiel militaire -, la force en projet serait rassemblée en cas de besoin à partir d'unités de combat présélectionnées à cet effet, totaliserait jusqu'à 60 000 hommes susceptibles de se déployer dans un délai de 60 jours, et serait en mesure de se maintenir sur un champ d'opération "intérieur ou adjacent à l'Europe" durant au moins un an. Dans les faits, selon diverses estimations européennes, une telle force équivaudrait à un corps complet, soutenu par environ 150 à 300 avions, 15 grands navires de combat, un potentiel de transport aérien stratégique et les "C3I" requis (commandement, contrôle, communications et information). Les experts militaires européens doivent conduire un audit accéléré de l'inventaire des moyens européens disponibles, afin que la force européenne puisse s'engager dans le maintien de la paix ou même dans certaines opérations de combat limitées (par ailleurs non spécifiées). Son apparition marquerait l'émergence d'une authentique Identité Européenne de Sécurité et de Défense (IESD) susceptible de mener une action militaire en dehors du cadre de l'OTAN.

Toutefois, l'initiative de défense européenne - motivée par un réel sentiment d'inadéquation militaire de l'Europe mis en évidence par la guerre du Kosovo, aiguillonnée par les ambitions françaises, mais tempérée par la tendance des allemands et des britanniques à rassurer les américains - doit encore passer avec succès trois épreuves fondamentales : cette force pourra-t-elle se déployer rapidement, disposera-t-elle des moyens militaires et logistiques nécessaires ? L'Europe a les moyens de mettre une telle force sur pied, mais en a-t-elle la volonté?

À l'heure actuelle, on est en droit d'être sceptique. Les leaders européens de la défense ont déclaré que la force en question pourrait être constituée sans entraîner de dépenses supplémentaires, au moyen d'une réaffectation très ciblée de certains éléments des budgets de défense existants. Cette proposition constitue un défi au bon sens. Pour les commentateurs européens sérieux, il est évident que la force en projet exigera des améliorations dans les secteurs du contrôle logistique central, des dépôts militaires conjoints, et probablement des exercices militaires conjoints. Ceci impliquerait des coûts supplémentaires, sans parler du besoin plus fondamental de moyens de reconnaissance et de services de renseignements adéquats ainsi que d'une industrie européenne de défense plus compétitive et mieux consolidée. Cependant, le pourcentage global des budgets européens alloués à la défense ainsi qu'à la recherche et au développement dans les secteurs voisins a en fait diminué ces dernières années, et les dépenses européennes en matière de défense ont chuté d'environ 22 % en termes réels depuis 1992.

Le fait que le sérieux militaire de l'entreprise soit miné par la parcimonie politique constitue un aspect critique de la question. Ainsi que l'écrivait Daniel Vernet dans Le Monde en Septembre 1999, pour que la force européenne voit le jour, les européens "doivent savoir exactement ce qu'ils veulent, définir des programmes de restructuration de la défense (délicats politiquement et coûteux financièrement) et enfin, allouer des ressources budgétaires à la mesure de leurs ambitions." De surcroît, pour maintenir une force de 60 000 hommes sur le terrain durant plus d'une année, il faut disposer d'un pool de rotation d'environ 180 000 soldats européens prêts à combattre. Ce n'est pas le cas.

Une autre complication, qui jette un doute supplémentaire sur la crédibilité de l'entreprise envisagée, réside dans le fait que certains Etats européens sont membres de L'U.E., mais pas de l'OTAN (les "neutres"), et que d'autres sont membres de l'OTAN, mais pas de l'UE (les "chevaux de Troie" des américains, d'après certains "européanistes"). De ce fait, la nature de leur relation future à l'IESD est incertaine, et complique en tous cas inévitablement la situation. Enfin, et c'est peut-être le point le plus important, l'intégration de la force en question aux dispositifs déjà en place de l'OTAN pourrait constituer une source de perturbations sur le plan opérationnel et de divisions politiques.

En définitive, le destin le plus vraisemblable de l'IESD est que la force en projet ne constituera ni une rivale de l'OTAN, ni le second "pilier" européen qui fait défaut depuis si longtemps à la mise en place d'une alliance plus équilibrée. Même si les Européens vont probablement renforcer quelque peu leurs équipements militaires et leurs structures de commandement communes, en particulier après l'absorption prévue de l'Union de l'Europe Occidentale par l'U.E elle-même, il est bien plus probable qu'au cours des cinq prochaines années, on assistera à l'émergence par bribes d'un potentiel européen relativement amélioré, pouvant contribuer à un maintien de la paix hors OTAN dans certaines zones de troubles où la violence reste relativement limitée (selon toute vraisemblance dans les Balkans). Concrètement, ledit pilier européen sera moins constitué d'acier et de béton que de papier mâché. Par conséquent, l'Europe sera loin de devenir une puissance mondiale complète. Aussi douloureux que ce soit pour ceux qui aimeraient voir une Europe dont l'importance politique serait vitale, il demeure que la plupart des Européens ne sont pas disposés non seulement à mourir, mais même à payer pour la sécurité de l'Europe.

Lorsque les responsables politiques américains élaborent la politique américaine vis-à-vis de l'Europe, ils devraient garder à l'esprit cette simple recommandation : ne faites pas du mieux l'ennemi du bien. Du point de vue de Washington, le "mieux" serait une Europe politiquement unifiée, membre dévoué de l'OTAN : qui consacrerait autant de fonds que les Etats-Unis au budget de la défense mais qui les affecterait presque intégralement à l'amélioration des moyens de l'OTAN ; qui serait favorable à des interventions "hors zone" de l'OTAN permettant ainsi de réduire les tâches de l'Amérique sur le plan mondial ; qui se conformerait enfin aux choix géopolitiques américains concernant les régions adjacentes, la Russie et le Moyen-Orient en particulier ; qui se montrerait accommodant sur des sujets tels que le commerce et la finance internationaux. Le "bien", c'est une Europe : qui est plus qu'un concurrent sur le plan économique ; qui renforce progressivement l'approfondissement de la construction européenne tout en restant à la traîne pour ce qui est d'une véritable indépendance militaire et politique ; qui perçoit son propre intérêt dans le déploiement persistant des forces américaines à la périphérie des frontières de l'Europe avec l'Eurasie, même lorsqu'elle s'irrite de sa dépendance partielle et cherche timidement à s'émanciper progressivement.

Les responsables politiques américains devraient reconnaître qu'en réalité le "bien" sert des intérêts vitaux américains. Ils devraient considérer que des initiatives telles que l'Identité Européenne de Sécurité et de Défense (IESD) reflètent la volonté européenne d'être mieux considéré et que les recommandations critiques - toute une série d'indications sur ce qu'il convient de ne pas de faire, émanant à la fois du département d'Etat et du Secrétariat à la défense - ne font qu'augmenter les ressentiments des Européens et peuvent potentiellement conduire les Allemands et les Anglais à se rallier aux positions françaises. D'ailleurs, l'opposition américaine à cet effort ne peut aboutir qu'à convaincre (à tort) certains Européens que l'OTAN est plus importante pour la sécurité américaine qu'elle ne l'est pour la sécurité européenne. Enfin et surtout, au vu des réalités européennes, l'IESD pose essentiellement à l'OTAN des problèmes d'ordres fonctionnels et il est peu probable qu'ils puissent êtres résolus de manière constructive si on les érige en questions de principe.

Dès lors, les mises en garde alarmantes invoquant un "découplage" sont contre-productives. Elles ont une connotation dogmatique et, comme telles, menacent de transformer des désaccords susceptibles d'être conciliés en différends générateurs de débats doctrinaux. Elles rappellent les précédents conflits qui ont eu lieu au sein de l'OTAN et qui n'ont abouti à rien de bon : qu'il s'agisse du projet avorté d'une Force Nucléaire Multilatérale au début des années 60, qui a accéléré le développement du programme nucléaire français ; ou, plus récemment, de la brève crise de 1999 consécutive aux initiatives énergiques des Américains tendant à remodeler l'OTAN en une sorte d'alliance mondiale ("hors zone") que le début de la guerre du Kosovo a tôt fait de ramener sur terre.

De tels conflits diminuent la portée et détournent d'une réalité fondamentale : l'OTAN, qui est une véritable réussite, est peut-être loin d'être parfaite mais elle n'a pas besoin d'une restructuration totale.

À ce stade, il convient de se poser la question suivante : en supposant que la nouvelle force européenne voit le jour d'ici 2003, où et comment pourrait-elle agir seule ? Dans quelles conditions pourrait-elle agir de manière décisive, sans avoir les garanties préalables d'un soutien de l'OTAN et sans dépendre en fait de certains moyens de l'OTAN ? Supposons qu'il y ait un conflit en Estonie, le Kremlin provoquant d'abord l'agitation de la minorité russe puis menaçant d'intervenir ; l'Europe ne lèverait pas le petit doigt sans un engagement direct de l'OTAN. Imaginons la sécession du Monténégro suivie d'une invasion serbe ; sans la participation des Etats-Unis, la force européenne en projet serait probablement vaincue. Tant que des troubles surgissant dans quelque province européenne - telle que la Transylvanie ou même la Corse ! - s'avéreront davantage à la mesure d'un déploiement des forces de maintien de la paix européenne (comme ce fut le cas en Bosnie), un tel type d'intervention ne donnera pas véritablement l'exemple d'une Europe devenant "un acteur indépendant sur la scène internationale", pour reprendre les termes du Ministre de la Défense français, Alain Richard.

Dans l'hypothèse d'une mission véritablement importante, la force européenne en projet ne pourrait pas encore se passer des moyens de l'OTAN dans les domaines clés de la reconnaissance, des renseignements et des ponts aériens. Ces moyens, bien que consacrés à l'OTAN, sont principalement d'origine américaine. Par conséquent, l'OTAN serait de facto impliquée, même dans le cas où elle aurait initialement fait usage de sa possibilité de refus initial. En bref, si la crise est grave, la réaction européenne ne sera pas indépendante, et si la réaction est indépendante, cela signifiera que la crise n'est pas grave.

Il est certain que des ajustements internes à l'OTAN ne pourront être évités à mesure que l'Europe se transformera progressivement en une entité mieux définie. L'IESD rendra les processus de décision de l'OTAN relativement plus pesants, et la contribution européenne au renforcement militaire de l'OTAN pourrait même souffrir de façon marginale de la quête européenne d'une force militaire propre. L'IESD, particulièrement une fois que les Européens auront mis sur pied un organisme de défense interne propre à l'U.E, aura également pour effet de favoriser l'existence d'une perspective stratégique européenne commune, dont l'Amérique devra tenir compte. Mais il est à supposer qu'une position sécuritaire européenne commune surgira davantage d'une consolidation progressive de l'industrie de défense et d'un effort d'équipement plus soutenu que de la mise en place à la hâte - à plus forte raison d'ici 2003 - d'une unité de combat autonome.

En fait, la sous-performance européenne mise en évidence à l'occasion de la guerre du Kosovo est de moindre conséquence pour l'OTAN que son absence de performance après la guerre du Kosovo. La triste réalité, c'est que l'"Europe" est non seulement incapable de se protéger, mais qu'elle n'est pas même en mesure de maintenir l'ordre en son sein. L'inaptitude des Etats européens à s'engager de manière totalement autonome dans un maintien efficace de la paix dans une petite région peu puissante - et leur réticence à fournir les fonds nécessaires à sa reconstruction économique - constitue un défi plus sérieux et plus persistant pour la cohésion de l'OTAN que l'IESD. Il est probable que ce problème sera à l'origine d'un sentiment de malaise grandissant des U.S.A sur la question du rôle adéquat des forces américaines affectées à la défense de l'Europe.

À plus brève échéance, le projet des U.S.A de déployer un système de défense anti-missiles pourrait constituer - de par sa portée stratégique - un motif de dissensions encore plus sérieux. Le débat actuel autour de la défense anti-missiles aux Etats-Unis est orienté essentiellement par des considérations de politique intérieure, et une décision unilatérale de l'Amérique serait sans nul doute mal accueillie en Europe. En fait, une attitude unilatérale de la part des américains dans cette affaire pourrait avoir des conséquences bien plus sérieuses que le prétendu effet de "découplage" de l'IESD sur la sécurité de l'Amérique et de l'Europe, qui suscite les inquiétudes les plus vives des U.S.A. Si les liens transatlantiques doivent demeurer la priorité stratégique centrale de l'Amérique, il est nettement préférable à ce stade d'entamer des débats extensifs avec les alliés de l'Amérique concernant la possibilité de réalisation, les coûts, les échanges en matière de défense et les effets politiques ainsi que stratégiques du déploiement d'un tel système anti-missiles. Quoiqu'il en soit, il est trop tôt pour émettre un jugement même prudent pour déterminer dans quelle mesure la mise en place d'un tel bouclier de défense est urgente et praticable.

En attendant, la poursuite de l'extension de l'OTAN devrait constituer une priorité stratégique fondamentale pour les Etats-Unis. L'élargissement de l'OTAN offre les meilleures garanties possibles de la persistance des liens de sécurité transatlantiques. Elle sert à créer une Europe plus sûre, pourvue de moins de zones d'ambiguïté géopolitique, tout en augmentant l'importance de l'enjeu que représente pour l'Europe l'existence d'une alliance qui soit essentielle et crédible. En fait, il semble sensé de plaider pour une révision de la décision de l'OTAN qui, en 1999, n'envisageait pas de revenir à la question de l'élargissement avant 2002, et pour l'accomplissement dès 2001 d'un réel effort pour déterminer de nouveaux membres, après l'entrée en fonction d'un nouveau président. Plusieurs pays semblent être prêts pour leur intégration et remplissent non seulement les critères fixés récemment pour la Pologne, La République Tchèque et la Hongrie, mais aussi ceux fixés par le passé pour l'Espagne. Une reprise anticipée du processus d'élargissement signalerait clairement que non seulement les liens de sécurité transatlantiques demeurent vitaux, mais aussi que l'Amérique et L'Europe ont sérieusement l'intention de donner forme à une Europe sûre qui soit vraiment d'envergure européenne.

Le soutien de la reprise du processus d'élargissement de l'OTAN est en harmonie avec les intérêts américains en jeu dans l'expansion de l'UE. Plus l'Europe s'agrandira, moins les menaces internes ou externes seront susceptibles de mettre sérieusement en danger la paix internationale. En outre, à long terme, plus l'appartenance à L'OTAN et l'appartenance à L'UE se recouperont, plus la cohésion de la communauté transatlantique sera forte et plus les points de vues atlantistes et "européanistes" seront complémentaires. Il faut se réjouir du fait que certains des candidats aptes à entrer dans l'OTAN ou dans l'UE à l'heure actuelle soient précisément les mêmes pays. Les Etats-Unis peuvent soutenir de manière convaincante que la Slovénie, la Slovaquie et la Lituanie remplissent ou sont proches de remplir les critères d'entrée dans l'OTAN. Selon une étude comparative élaborée par Pricewaterhouse Coopers, plusieurs Etats d'Europe centrale (y compris la Slovénie et l'Estonie) seraient plus qualifiées - en termes de stabilité macro économique, de PNB, d'interaction économique avec l'UE et d'infrastructures économiques - pour l'entrée dans l'UE que ne l'était en son temps la Grèce. Récemment, The Economist releva que la Pologne et la République Tchèque - déjà toutes deux membres de l'OTAN - étaient plus qualifiées que l'Italie ! Ceci rend d'autant plus aberrant que "les critères d'accès actuels" soient "plus nombreux et plus stricts que ceux que durent remplir les pays d'Europe méridionale qui rejoignirent l'UE plus tôt."

Le fait que certains pays méritent d'entrer à la fois dans l'UE et dans l'OTAN devrait favoriser un soutien plus appuyé des Etats-Unis à l'élargissement des deux entités. C'est pourquoi la tenue de consultations à un haut niveau entre OTAN et UE, autour d'un élargissement par étapes, progressif et continu serait tout à fait indiqué. À ce stade, il serait toutefois prématuré d'émettre des spéculations à propos des frontières externes éventuelles de ces deux entités, qui, espérons le, se recouperont. Beaucoup dépendra de l'évolution de la Russie, pour laquelle il faudra laisser ouvertes les portes d'une Europe atlantiste. Une Union Européenne élargie et recoupant l'OTAN est susceptible d'encourager une évolution positive de la Russie, en étouffant de vieilles tentations impérialistes. La Russie pourrait alors trouver qu'il est dans son propre intérêt d'être conciliante et de s'associer à l'OTAN. Si tel n'est pas le cas, alors une OTAN élargie fournira la sécurité nécessaire à une Europe plus vaste. Quoiqu'il en soit, il serait peu judicieux d'exclure a priori de l'OTAN ou de L'UE tout Etat européen répondant aux critères requis.

De plus, d'un point de vue géopolitique et économique, il n'est pas prématuré de noter qu'une fois que l'OTAN et l'Europe se seront toutes deux étendues au point d'inclure les Pays Baltes et certains Etats d'Europe méridionale, l'inclusion de la Turquie et de Chypre (après la mise en place d'un compromis entre la Turquie et la Grèce) mais aussi d'Israël (après l'accomplissement d'une paix complète avec tous ses voisins) pourraient bien devenir également souhaitable. En outre, à mesure que l'Europe s'étendra, il arrivera un moment où la communauté transatlantique devra réagir aux signaux provenant de pays tels que l'Ukraine, La Georgie et même l'Azerbaïdjan, et indiquant que leur but à long terme est de se qualifier pour participer à la grande entreprise historique qui s'accomplit au sein de l'UE sous la protection du bouclier sécuritaire américain.

Tout en encourageant ce grand projet, les Etats-Unis devraient continuer à apporter leur soutien à l'UE dans sa quête d'une intégration plus approfondie, même si ce soutien demeure essentiellement rhétorique. Les Etats-Unis ont sagement évité de se rallier à l'opposition des Conservateurs britanniques à l'égard de l'unité tant politique que monétaire de l'Europe, et ils devraient également éviter la tentation récurrente de se réjouir du malheur d'autrui ("Schadenfreude") lorsque l'Europe trébuche. C'est précisément parce que l'intégration européenne sera lente et que ses structures étatiques seront différentes de celles de l'Amérique, que cette dernière n'a pas à redouter l'émergence d'un rival. Les relations transatlantiques ressemblent davantage à un mariage dans lequel on retrouverait aussi bien des différences respectées de part et d'autre - comprenant notamment une certaine répartition des tâches - que des points communs, ces deux aspects servant en réalité à consolider le partenariat. Il en a été ainsi tout au long de la moitié du siècle dernier, et cela le restera encore pour les temps à venir.

En fait, le caractère évolutif du système international devrait renforcer le lien transatlantique. L'Europe et les Etats-Unis représentent à eux deux moins de 15 % de la population mondiale et ressortent manifestement comme des îlots de prospérité et de privilège dans un environnement mondial bouillonnant et agité. Dans une époque où les communications sont instantanées, la conscience de l'inégalité peut rapidement se traduire par une hostilité politique à l'encontre de ceux qui sont enviés. Dès lors, l'intérêt personnel aussi bien que la conscience d'une vulnérabilité potentielle doivent constituer le ciment d'une alliance durable entre les Etats-Unis et l'Europe.

L'entité européenne, située à la bordure occidentale de l'Eurasie et à proximité immédiate de l'Afrique, est plus exposée aux risques liés à la croissance des troubles mondiaux que l'Amérique qui est plus cohérente d'un point de vue politique, plus puissante sur le plan militaire et plus isolée géographiquement. Les Européens seraient confrontés à un danger plus immédiat si un impérialisme à caractère nationaliste devait à nouveau guider la politique étrangère russe, ou si les troubles sociaux que connaissent l'Afrique et/ou l'Asie Centrale et du Sud empiraient. La prolifération d'armes de destruction massive, qu'elles soient nucléaires ou non, accroîtra également le danger qui pèse sur l'Europe, étant donné ses capacités militaires limitées et la proximité d'Etats représentant une menace potentielle. Ainsi, comme on peut le constater, l'Europe continuera à avoir besoin de l'Amérique pour être véritablement en sécurité.

Parallèlement, des relations étroites avec l'Europe légitiment, d'un point de vue philosophique, et donnent une perspective claire au rôle mondial de l'Amérique. Elles permettent de créer une communauté d'Etats démocratiques sans laquelle les Etats-Unis seraient seuls face au monde. La préservation, le renforcement, et, plus particulièrement l'élargissement de cette communauté - destinés à "assurer les bienfaits de la liberté pour nous-mêmes et pour la postérité"- doit demeurer la mission historique cruciale de l'Amérique.

Traduction Forum (BH - AR)


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