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Perspective historique de la relation franco-allemande
Le Traité de l'Elysée de 1963 n'est pas que d'amitié. Il est parfaitement stratégique. Instituat les tête-à-tête de ots gouvernants, il a fait naître cet axe franco-allemand qui a joué et joue toujours un rôle considérable en Europe. Il y a en outre une chance humaine. Il n'était pas fatal que de Gaulle et Adenauer soient amis et moins encore que par-delà la barrière des oppositions politiques, Helmut Schmidt et Valéry Giscard d'Estaing, puis, en sens inverse, Helmut Kohl et François Mitterrand le soient aussi. © 1998
Michel ROCARD - Premier Ministre (1988-91), Sénateur (1995-97)


Nous nous fréquentons depuis plus de deux mille ans. Nous nous sommes combattus pendant des siècles, plus je crois que n'importe quels voisins au monde. Il est des ethnologues pour affirmer que l'homme indo-européen fut, sur la longueur de l'histoire, infiniment plus violent, prédateur et conquérant que les autres variantes socioculturelles d'homo sapiens. Reconnaissons-le : nous autres, Français et Allemands, avons très largement contribué, plus que notre part, à l'émergence de cette image historique.

Ce long antagonisme, d'ailleurs, n'était pas fatal. Par quelle malédiction a-t-il fallu que Charlemagne ait trois fils ? Nous n'en sommes pas encore remis.

Les rois de France vont être, pendant plus de dix siècles, acharnés à préserver leur autonomie devant deux universalismes à la faible puissance séculière, celui du pape et celui de l'empereur. C'est militairement que la France va définir ses limites, et donc elle-même. Elle va rassembler, par la force et quelques bons mariages, des peuples éthniquement distincts et qui parlent d'autres langues : le flamand à l'extrême nord, le breton, le basque, l'occitan pour le tiers du royaume, le corse, et un dialecte bas allemand en Alsace. La République et son école furent encore plus efficaces que nos rois, toutes ces langues sont mortes ou en voie de disparition. L'unification religieuse n'allait pas plus de soi, elle aussi s'est faite sans faiblesse. La France fut à moitié protestante pendant quelques décennies, mais les dragons du Roi y mirent bon ordre.

Et, lorsque la République se débarrasse du Roi, sans faiblesse là non plus, elle a comme première priorité de renforcer, d'intensifier ce sentiment national qui avait déjà largement mûri. Elle en déduit la nation comme le rassemblement des gens qui l'ont choisie par le choix même de leur résidence sur son territoire. A cela remonte le droit du sol comme critère majeur de l'accès à la nationalité française, élément qui demeure une des clés de l'identité de mon pays.

Ces idées étaient bouleversantes pour l'époque, révolutionnaires au sens propre du mot. Leur universalité ne portait pas la guerre en elle-même. Elles auraient pu se diffuser progressivement. Mais, Napoléon décida de les exporter par les armes. Goethe et Beethoven nous sont témoins qu'un avenir de compréhension n'était pas fermé à l'époque.

C'est pour résister à cela que se développe rapidement et fortement le mouvement national allemand des années 1810-1820. Herder et Kleist en sont probablement les expressions les plus achevées, mais Kant, Fichte, Schelling et Hegel y tiennent une large place. La germanité, concept essentiellement historique et linguistique, n'avait jamais jusque-là connu une traduction étatique qui lui soit propre. Devant l'explosion française, qui la frappe de plein fouet plus que tout autre en Europe, elle va en ressentir le besoin.

On peut à cette occasion rappeler quelques lignes de Joseph Rovan dans "Histoire de l'Allemagne" : "A la vocation de l'universel, dont la Révolution a chargé le navire de la nation française, l'Allemagne, pour subsister et se libérer, devra opposer une vocation du particulier, de l'individuel : la France a dominé au nom de la nation et de la liberté ; l'Allemagne voudra s'imposer au nom de sa seule identité historique. "

Bismarck sera le principal accoucheur de l'Etat. Et l'Allemagne, qui connaît à la fin du XIXème siècle une formidable croissance démographique, trois fois plus rapide que celle d'une France qui commence déjà à se tasser, se trouve enfin dotée d'un Etat, mais qui n'englobe pas la totalité de la communauté germanophone, et dont la taille ne correspond pas à la puissance ni à la grandeur de l'histoire et de la culture de son peuple. Si la France n'est pas sans responsabilité, l'Allemagne aura tout de même, plus qu'elle, voulu les guerres de 1870 et de 1914. C'est probablement pour cette raison que le traité de Versailles est un des plus injustes de l'histoire. Traité de punition plus que de construction de la paix, il était de manière provocatrice un appel à la revanche.

Deux grands hommes d'Etat, Briand et Stresemann l'ont senti et ont tenté d'empêcher l'irréparable. Mais, les dégâts de l'hyper-inflation puis du chômage étaient trop grands, le populisme a gagné, et Hitler en profita.

En 1945, pour la première et unique fois dans l'histoire multiséculaire de l'Europe et de ses guerres, c'est une armée qui se rend. Il n'y a plus d'Etat, plus de Gouvernement, même pas révolutionnaire, et plus d'Allemagne. Son sort sera réglé par d'autres. De ce fait, il n'y a même pas non plus de traité de paix.

Les Américains décidèrent, dès 1947, d'inclure l'Allemagne dans le plan Marshall et firent pression sur les Anglais et les Français pour permettre aux Allemands de reconstituer des communes et des provinces. Ce sont eux encore qui vont pousser très fortement, d'abord à la création de la bizone, puis à l'émergence de la République Fédérale.

Par l'admirable coup de bluff de De Gaulle, appuyé par Churchill, la France est puissance occupante et participe au Conseil Interallié qui gouverne l'Allemagne. Mais devant l'idée d'une renaissance de la nation allemande, la France résiste tant qu'elle peut. C'est de guerre lasse devant cette pression, qu'Américains et Britanniques vont finalement concéder qu'en Allemagne il se reconstruise d'abord des provinces, avec une citoyenneté et des compétences assez fermement assurées pour qu'il soit difficile à un éventuel Etat central de s'y substituer plus tard.

Et pourtant, dès le début, les choses vont prendre une tournure très différente de celle de l'après-guerre précédente. L'idée que l'horreur pourrait recommencer est tellement inadmissible que tout de suite des hommes se vouent à la réconciliation comme Joseph Rovan et Alfred Grosser, inlassables combattants tous deux de l'amitié franco-allemande. Ils ne furent pas seuls ; contacts universitaires, voyages et camps de jeunesse se multiplient. Mon premier séjour est un stage franco-allemand d'initiation à l'art dramatique sur les bords du lac de Constance en 1947.

Quelques hommes politiques aussi se vouent à cette tâche. Le plus grand est Robert Schuman, lorrain né allemand, qui appuyé par Jean Monnet, lance dès 1948 l'idée d'une fusion des industries française et allemande du charbon et de l'acier -les industries de guerre- pour rendre toute guerre impossible à l'avenir. Le Benelux et l'Italie, demandent à rejoindre par peur d'un monopole qui les dominerait. Ainsi, naît la construction européenne, d'une première grande initiative française prise en charge par l'Allemagne. C'est aussi dans cet esprit que la France renonce à sa revendication sur la Sarre en acceptant un référendum.

Membre à sa demande, mais grâce à la pression américaine des structures militaires de l'Occident, l'OTAN et l'UEO, l'Allemagne l'est aussi mais sur la suggestion de la France cette fois, des organismes qui expriment un début de coopération et d'intégration européenne : la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, puis, simultanément, celle de l'énergie atomique et la Communauté Economique Européenne, qui ne deviendra l'Union Européenne qu'avec le traité de Maastricht quelques trente quatre ans plus tard.

L'évolution est claire. Elle crée entre nous des interférences multiples et croissantes.

Deux hommes à la vision large vont le comprendre parmi les premiers, en tirer tout le sens et fonder l'avenir. Il s'agit bien sûr de Charles De Gaulle et de Konrad Adenauer. Le traité franco-allemand de 1963 n'est pas que d'amitié. Il est parfaitement stratégique. En tous cas, instituant les tête à tête de nos gouvernants, il a fait naître cet axe franco-allemand qui a joué et joue toujours un rôle considérable en Europe.

Il y a, en outre, une chance humaine. Il n'était pas fatal que De Gaulle et Adenauer soient amis, et moins encore que par-delà la barrière des oppositions politiques, Helmut Schmidt et Valéry Giscard d'Estaing, puis, en sens inverse, Helmut Kohl et François Mitterrand le soient aussi. Ces trois binômes ont fait passer l'amitié de celle des hommes à celle des peuples. Nos deux pays sont maintenant les partenaires préférentiels l'un de l'autre pour les jumelages de villes, pour les mariages mixtes, et pour la sympathie à l'égard d'une nation étrangère telle qu'exprimée dans les sondages. C'est un formidable et merveilleux retournement de l'histoire .

Mais, nous ne sommes vraiment habitués à travailler ensemble que sur les champs économique et financier. Nos cultures restent différentes, nos approches de la fonction régulatrice de l'Etat ne sont pas absolument les mêmes, nos intuitions sur l'avenir diffèrent, et il arrive bien sûr à nos intérêts d'être contradictoires.

De plus, il m'est arrivé souvent de regretter vivement la précipitation avec laquelle les dirigeants allemand et français, après un sommet réussi -après tout, il en fut beaucoup- tout heureux d'avoir pris à deux des décisions utiles, se sont fait une joie de les annoncer au reste de l'Europe comme si elles étaient acquises. Cela ne peut qu'irriter. Me sentant Européen, je me dis que j'aurais pu naître Belge, Néerlandais, Luxembourgeois ou Italien, pour ne pas parler de nos partenaires plus récents. Et cela aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous. Dans de tels cas, j'aurais jugé cela proprement inacceptable. Nous avons ensemble un devoir d'humilité, peu compatible c'est vrai avec nos fiertés nationales, mais indiscutable. Tous les autres sont aussi importants à convaincre de nos thèses, plutôt que de se les voir imposer. Il y a là une des clés de notre aventure future, qu'il nous faudra bien apprendre à manier même si nous sommes à nous deux peu doués pour cela.

L'Europe, telle que nous l'avons entreprise, n'est pas achevée. Elle est infirme sur les plans diplomatique et judiciaire. Elle balbutie sur le plan social. Et son esquisse monétaire n'est pas encore consolidée.

Il est pourtant frappant de constater, que même dans cet état incomplet, elle a rempli les deux seules finalités qu'elle se soit jamais hasardée à écrire dans des traités et à faire ratifier par ses peuples de manière vraisemblablement irréversible : rendre la guerre impossible entre ses membres, et offrir à ses entreprises, pour favoriser leur croissance, un marché de taille continentale.

Par delà la diversité de leurs langues et de leurs cultures, et la multiplicité des conflits qu'ils ont connus, nos pays ont beaucoup en commun : un haut niveau de vie, une pratique enracinée de la démocratie, et une protection sociale élevée. Ce dernier point nous distingue du reste du monde, en totalité. Même si nous l'avons fait chacun chez soi, il y a un modèle social européen. Nous sentons tous qu'il est menacé, qu'il faut le défendre, et que la taille et la puissance continentales sont parmi les conditions de cette défense. Il est inutile de faire l'Europe si nous acceptons l'american way of life et sa cruauté sociale. En outre, la préservation de ce modèle est une condition de cohésion sociale pour des pays en voie de vieillissement démographique accentué.

Dans un demi siècle d'ici, la moitié de la production mondiale sera faite en Asie, et la moitié du commerce mondial contrôlée par elle. Hors le Japon, combien parmi ces pays ont une vraie pratique de la démocratie et une habitude confirmée de chercher à régler leurs conflits par voie pacifique plutôt que militaire ? En outre, si certains suivent la mode mondiale en affichant une relative liberté de leurs entreprises, le commerce international reste pour beaucoup d'entre eux affaire d'Etat, de diplomatie, de subventions occultes, parfois de contrefaçons, et souvent de services spéciaux. Je ne sais pas comment on survit dans ce monde là sans puissance. Dans tous les sens du mot : économique, technologique, financière, culturelle, diplomatique et militaire. Sommes-nous prêts, Allemands et Français, à piloter la construction européenne avec ceux des partenaires qui suivront ?

Pour affronter ensemble les grands défis qui sont devant nous, et prendre ensemble les décisions fortes et difficiles qu'ils appellent, au point où nous en sommes, la condition majeure et préalable à toute autre, c'est de penser ensemble, plus que nous ne l'avons jamais fait, les problèmes, les scénarios, les alternatives et les solutions.

Pour le moment, et quelles que soient l'intensité et la qualité de nos relations, toutes les décisions communes que nous avons à prendre sont élaborées et proposées séparément par nos chancelleries, et négociées par nos ministres. Dans ce type de procédures, l'intérêt national prévaut toujours. Or, l'intérêt national c'est un combiné d'intérêts commerciaux, de traditions diplomatiques, de pratiques de services spéciaux, de tabous, de symboles voire de phantasmes collectifs et naturellement de prestige. Tout cela n'est en rien consubstantiel à l'intérêt général européen.

Définir ensemble de quoi est fait l'intérêt européen, telle est, me semble-t-il, la tâche prioritaire d'aujourd'hui.

Elle est d'autant plus urgente ,qu'en fait chacune de nos nations n'imposera chez elle la victoire du choix d'une Europe intégrée que si elle se sent plus sûre de l'autre.

La France est ici la grande responsable. Elle fut la principale fournisseuse de propositions fédéralisantes ou intégratrices, mais elle en fut aussi la grande démolisseuse : qu'on se souvienne de la Communauté Européenne de Défense, ou du plan Fouchet comme instrument de blocage de toute étape nouvelle en matière d'intégration. Quand l'accord fut acquis pour étendre la Communauté Européenne du champ économique vers les champs diplomatique et judiciaire, c'est notamment l'hésitation française qui rendit impossible d'intégrer ces deux domaines nouveaux aux procédures communautaires. Et, c'est ainsi que nous sommes affligés de trois piliers dont deux sont voués à la paralysie de la coopération intergouvernementale à l'unanimité. La France n'a cessé de dire qu'elle voulait plus d'Europe tout en demeurant incapable de consentir aux vrais partages de souveraineté.

Accordant une attention tellement prioritaire à l'Europe de l'Est et à l'élargissement sans le lier à notre renforcement interne, soucieuse à l'évidence de n'affaiblir en rien la domination diplomatique et stratégique des Etats-Unis sur notre continent, au fond, l'Allemagne veut-elle vraiment l'Europe ? Nos doutes mutuels se renforcent. Il y a une vraie menace sur l'avenir de l'Europe.

Nous avons, depuis un demi siècle, surmonté des difficultés d'une autre ampleur. Dominons celle là aussi et c'est à ce prix que, comme le disait à peu près Vercors, nous verrons "le soleil enfin se lever sur l'Europe".


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