L'Europe est notre avenir. Après avoir tourné nos regards, non sans
une certaine fierté, vers le déménagement de notre Parlement et
de notre gouvernement, nous ne devons pas nous bercer d'illusions:
à terme, Bruxelles aura plus d'importance que Berlin! Le rythme,
déjà soutenu de la mondialisation et qui s'accélère toujours davantage,
nous contraint à hâter le processus d'unification européenne sous
peine d'être mis hors jeu. […]
Pourquoi avons-nous besoin d'un pouvoir central fort à Bruxelles
? La réponse est en réalité toute simple : il y a d'un côté les
défis mondiaux qui se posent à nous tous et qui ne cessent de s'amplifier.
Nous ne pourrons les relever que si nous les affrontons ensemble.
D'ici 20 ans, il y aura entre 6 et 10 blocs, chacun ayant sa propre
conception du monde; ils constitueront pour les Européens un défi
tant sur le plan économique que culturel. Ces blocs nous conduiront
à nous interroger sur nos propres fondements et constitueront une
épreuve permettant de vérifier leur force. La question qui se pose
est alors la suivante : quelles relations entretiennent les Européens
avec eux-mêmes ? D'un autre côté, il y a les Etats-nations européens
qui éprouvent de plus en plus de difficultés à maintenir leurs systèmes
de protection sociale. Les problèmes liés à l'emploi se multiplient
et les inégalités sociales s'accroissent. Des hommes politiques
attachés à l'idée de nation pourraient alors être tentés, à nouveau,
de trouver la solution à leurs problèmes de politique intérieure
en se désengageant de l'Europe. Bien que discrets, les signes de
cette évolution sont déjà bien réels: l'Europe a de plus en plus
tendance à oublier le principe de solidarité, voire à se désolidariser
des régions économiquement faibles.
Mais une Europe qui ne se comporte pas autrement que les Etats-nations
du XIXe siècle perd sa raison d'être. Le repli sur soi-même - les
barrières douanières en constituent un exemple - est un comportement
qui appartient aux siècles passés. Il faut reconnaître que l'Etat-nation
a atteint ses „limites". Les évolutions mondiales font fi des frontières,
mais également -et c'est important- de l'ensemble des règles communautaires.
Néanmoins, cela ne devrait pas inciter l'Union européenne à se lancer
dans une course à la réglementation de plus en plus effrénée, dans
laquelle elle ne pourrait être que perdante. Il n'y a qu'une manière
pour l'Europe de faire face: faire preuve de plus d'unité vis-à-vis
de l'extérieur, renforcer la liberté et la diversité à l'intérieur
des frontières européennes et s'en tenir à déterminer les grandes
directions. Les points de détail devraient être du ressort des marchés,
des Etats-membres et des régions.
En outre, l'Europe, ne doit pas servir de prétexte pour échapper
à ses responsabilités, ce qui me semble essentiellement être une
mauvaise habitude allemande. En Allemagne, certains ont parfois
tendance à se faire tout petits et à se décharger de leurs responsabilités
sur l'Europe et sur l'OTAN parce qu'ils craignent d'avoir à affronter
les problèmes liés à la question de la nation et de l'identité allemandes
-par exemple, en ce qui concerne notre situation géographique, notre
responsabilité internationale et l'importance de notre économie.
Mais il est tout aussi dangereux de perdre de vue l'Europe dans
son ensemble parce que nous ne nous préoccupons plus que de nous-mêmes
et que nous limitons notre horizon aux frontières de l'Union européenne.
De toute évidence, l'Union européenne a besoin d'une ouverture de
ses marchés et d'une répartition transparente des compétences. Il
est également primordial qu'on lui confère toutes les prérogatives
nécessaires pour qu'elle soit en mesure de définir et de fixer des
objectifs communs en matière de politique étrangère; nous avons
aussi besoin de l'instauration d'un équilibre entre des institutions
politiques identifiables à leurs dirigeants. Mais tout cela n'est
possible qu'avec l'accord des citoyens européens. Ainsi, comment
de telles évolutions peuvent-elles acquérir une légitimité?
Les incidents concernant la Commission européenne ont montré que
le phénomène du "checks and balances" entre le parlement et le pouvoir
exécutif est tout aussi nécessaire en Europe que dans les Etats-nations.
Montesquieu, qui est à l'origine de l'idée de séparation des pouvoirs,
abonderait certainement dans ce sens. Pour lui, l'exigence de la
séparation des pouvoirs ne concernait pas seulement les Etats-nations
mais tous les niveaux de responsabilité politique. Or, il ne s'agit
plus seulement de cela aujourd'hui. Ainsi, il faut maintenant passer
brièvement en revue ce que l'on peut entendre par légitimité démocratique
aux trois différents niveaux: européen, national et régional.
Tout d'abord l'Europe. La question suivante se pose alors aussitôt:
les institutions s'inspirant du modèle et des concepts de la démocratie
des Etats-nations peuvent-elles être transposées sans difficultés
au niveau européen? Certes, tout ne peut pas prendre en Europe la
forme de ce que nous connaissons déjà au niveau des Etats-nations.
Il ne serait pas souhaitable de s'y référer car l'on s'entendrait
aussitôt reprocher de vouloir instaurer un "super-Etat" européen.
Néanmoins, cela n'empêche pas que certains éléments puissent faire
l'objet d'une transposition.
Jusqu'à présent, les élections du Parlement européen n'ont guère
suscité une attention comparable à celle que provoquent les élections
des parlements nationaux, alors que les élections européennes sont
au moins aussi importantes. Cela tient notamment au fait que les
citoyens ne font pas le lien entre les affaires qui les concernent
directement et les compétences et autres activités du Parlement
de Strasbourg. Mais cette attitude appartient désormais au passé.
Dans quatre-vingt pour cent des cas où le Conseil des ministres
se prononce à la majorité, le Traité d'Amsterdam accorde au Parlement
européen un droit de codécision de même importance. En outre, il
possède le droit d'élire le Président de la Commission et d'approuver
la Commission de manière collégiale. Grâce aux élections européennes,
les électeurs se prononcent donc de facto sur le Président de la
Commission qui devient par là même une sorte de premier ministre
européen. Cela signifie ni plus ni moins que ce Parlement est en
train de se personnaliser et de se politiser. Le citoyen peut désormais
identifier la politique européenne à des hommes. Lors des élections,
les électeurs se prononcent pour ou contre une certaine politique,
pour ou contre une personne qui doit mettre en œuvre cette politique.
C'est pourquoi ils devraient faire très attention aux candidats
que les partis leur présentent et se sentir autant concernés par
les élections du Parlement européen que par celles de leurs parlements
nationaux. Celui qui ne se rend pas aux urnes, n'a pas à s'étonner
de la faible participation électorale des autres; il n'a donc ni
à la déplorer ni à s'en indigner. […]
Les revendications en faveur d'une constitution européenne se font
également de plus en plus pressantes. On peut bien évidemment y
répondre en prétextant que l'Europe est déjà constituée, car les
Traités communautaires forment naturellement -dans un sens matériel-
sa constitution. J'avoue que je suis, moi aussi, sceptique quant
au fait de savoir s'il nous faut vraiment engager un débat sur la
nécessité d'une constitution européenne. Mais la question de l'existence
d'une constitution n'est jamais qu'un aspect du problème, l'autre
étant celui de sa transparence et de la communicabilité de ce qui
existe déjà.
J'approuve les critiques qui appellent avec toujours plus d'instance
à la transparence, à la clarté et à l'intelligibilité des Traités
communautaires. Le langage sibyllin des Traités tout comme leur
opacité et leur taille imposante empêchent même les Européens d'y
reconnaître leurs propres fondements. Et il ne s'agit pas ici seulement
de l'ordre interne de l'Union.
Les transformations fulgurantes du monde à l'aube du prochain siècle
et la confusion générée par la pluralité des événements politiques
font naître chez les hommes le besoin de s'orienter et de trouver
de l'assurance. Si nous ne voulons pas nous perdre dans la diversité
culturelle ni voir des hommes en quête d'identité se tourner à nouveau
vers les vieux nationalismes, si nous ne voulons pas nous limiter
à l'Europe des bananes ou de la normalisation des sièges de tracteurs,
il nous faut encore nous rappeler les objectifs et les convictions
fondamentales qui nous sont communes en Europe.
Il revient à l'Europe de proposer et même de faire ressortir davantage
ce qu'elle puise dans le riche héritage de son passé et que le citoyen
a jusqu'alors cherché dans la nation: une identité et des repères.
Les Européens ne doivent pas seulement pouvoir participer à la vie
européenne, ils doivent aussi apprendre à se sentir concernés par
l'Europe. A l'époque de la globalisation, savoir vers où se dirige
l'Europe et comment elle se place dans le monde sont des clés de
sa survie politique. A ce propos, seul un texte bref et percutant
commençant par un catalogue des valeurs fondamentales communes aux
pays européens peut être vraiment utile -sans qu'il y ait besoin
d'apporter des innovations matérielles; c'est à dessein que j'évoque
ici des valeurs fondamentales et non des droits fondamentaux. N'avons-nous
pas déjà la Convention des droits de l'homme? Je ne citerai que
quelques exemples constituant le fondement de notre civilisation
européenne: dignité de la personne humaine, science et technique,
prospérité et responsabilité sociale, liberté de la pensée. Ce catalogue
permettrait de renforcer la relation affective avec la communauté
de valeurs que représente l'Europe en tant que communauté libre
s'engageant partout dans le monde pour plus de liberté, plus de
dignité humaine et plus de justice sociale.
Mais nous ne devons pas en rester là. Nous devrions, en outre, nous
décider à dresser un inventaire clair et bref qui recenserait les
compétences européennes. Un tel inventaire pourrait contribuer à
mieux comprendre ce que l'Europe peut être et ce qu'elle n'a pas
besoin d'être. Klaus Hänsch a fait remarquer qu'on attend beaucoup
de choses de l'Europe qu'elle ne peut encore donner et qu'on lui
reproche beaucoup de faits dont elle n'est pas responsable. C'est
tout à fait juste. Bruxelles ne peut accélérer la construction de
pistes cyclables dans les communes allemandes. La subsidiarité,
telle que la présente le traité de Maastricht, signifie précisément
que les problèmes doivent être réglés au niveau où ils se posent
et au niveau où ils concernent le plus les citoyens. Mais je reconnais
que le concept de subsidiarité pose le problème de sa compréhension
par les citoyens.
Les domaines dans lesquels l'Union européenne est seule habilitée
à intervenir, sont, de toutes façons, bien plus nombreux que ceux
relevant de la compétence des Etats-nations. Les rares compétences
reconnues à l'Europe - sans faire de distinction entre compétences
exclusives, concurrentes ou additionnelles - comme le commerce extérieur,
la monnaie, le libre-échange, l'environnement et, bien sûr, l'agriculture,
doivent être complétées selon deux axes. Il s'agit là d'une question
décisive: ces compétences doivent donc être complétées, d'une part,
par des précisions expliquant à quelles conditions et dans quelle
mesure Bruxelles peut les exercer concrètement et, d'autre part,
par l'adjonction de la politique étrangère jusqu'à présent appelée
"commune" sans l'avoir été véritablement. Il y a encore beaucoup
à faire dans le domaine de la politique étrangère alors même que
nous avons fait des progrès substantiels au cours des derniers mois.
La redéfinition des compétences permettra aussi de revenir aux lignes
directrices définies par le Traité de la Communauté européenne.
[…]
Nous parvenons ainsi au second plan: l'Etat-nation. Le caractère
démocratique de l'Etat-nation serait-il vraiment atteint dans son
essence si la légitimité démocratique de l'Europe était renforcée?
Cette idée erronée est si largement répandue que je souhaiterais
me prononcer à ce sujet: j'ai défendu ailleurs la stratégie d'un
fédéralisme européen en tant que méthode de décentralisation. Bien
entendu, toute nation -pour ne citer que cet exemple- conserve sa
constitution, même dans une Union ayant une légitimité démocratique.
Bien entendu, l'Europe ne regroupe pas seulement des cultures différentes
mais aussi des constitutions différentes. Pour reprendre une idée
de Jefferson, j'affirme que différentes entités puissantes et conscientes
de leur pouvoir constituent aussi un tout très puissant. Même des
Etats centralisateurs comme la France peuvent , sans hésitation,
faire partie d'une fédération européenne composée d'Etats-nations.
A fortiori, cela peut s'appliquer à des Etats fédéraux comme l'Allemagne.
Par ailleurs, le citoyen ne peut que tirer profit de la concurrence
des divers modèles. En Allemagne, chaque Land possède en fait une
constitution qui lui est propre, parallèlement à la Loi Fondamentale.
Et nous sommes sur le point d'organiser la fédération de telle sorte
qu'elle devienne un lieu de concurrence des idées. Pourquoi cela
ne serait-il pas possible au sein de l'Union Européenne?
Nous devons maintenant aborder le troisième plan de légitimité démocratique:
des régions et des communes subnationales. Nous pouvons alors constater
que la démocratie n'est pas seulement possible au-delà mais aussi
en deçà de l'Etat-nation. Je prétends même qu'elle n'est pas seulement
possible mais également nécessaire. J'ai déjà évoqué la nécessité
qu'ont les hommes d'avoir des points de repères; c'est pourquoi
la construction européenne rend absolument nécessaire une revitalisation
des petites entités. Les régions sont bien plus proches du citoyen
que ne le sont les centres nationaux éloignés ou même les institutions
supranationales. On ne peut assumer des responsabilités sur le long
terme que si l'on vous en donne la possiblité. Le citoyen ne vit
ni à l'échelle de la fédération, ni à l'échelle de son pays, mais
à celle de sa commune. D'une certaine manière, le citoyen devrait
pouvoir devenir une sorte d'"actionnaire" de l'Europe; et, pour
poursuivre la comparaison, il est évident qu'il serait bien plus
facile pour lui de se procurer ses titres en deçà du niveau national.
La société des citoyens européens se constitue également en deçà
de l'Etat-nation. Dans beaucoup de pays - et pas seulement dans
les pays membres de la Commu-nauté européenne - la démocratie est
mieux implantée à un niveau subnational et régional que national.
Il suffit de penser à l'Allemagne, à la Suisse, aux Etats-Unis!
Et même en France, on s'efforce depuis déjà longtemps de faire de
la région un pôle intermédiaire entre le département et le centre
parisien.
Par ailleurs, lors de mes visites en Russie, j'ai pu constater que
les villes et les régions trouvent de nombreux intérêts dans la
coopération avec leurs partenaires allemandes. A la fin de l'année
dernière, je me suis aperçu qu'en Grande-Bretagne - Etat jusqu'à
présent centralisé- les nouvelles constitutions d'Ecosse et du Pays
de Galles ont apporté un nouvel élan aux régions et un regain d'intérêt
des citoyens pour leur région. Ce n'est pas un hasard si le philosophe
britannique Anthony Giddens considère justement cette renaissance
des régions comme une caractéristique de la "seconde modernité".
Les euro-sceptiques feront l'objection, que nous évoquions déjà
précédemment, consistant à affirmer que l'obstacle principal à la
construction d'une Europe fondée sur une constitution et une légitimité
démocratiques réside dans l'absence d'une opinion publique commune.
Il faut que nous mettions en place les structures de médiations
permettant de faciliter la communication au-delà même des frontières:
des réseaux de médias, des systèmes de partis, des systèmes de référence
communs. Par exemple, il paraît qu'un enseignant intéressé par la
politique n'échange pas directement ses points de vue sur l'avenir
de l'Europe avec un collègue portugais mais passe toujours par l'intermédiaire
des médias. Sur ce point encore, je suis optimiste, car j'observe
qu'un nombre croissant d'acteurs intervenant à l'échelle transnationale
ont déjà commencé à défendre leurs intérêts et leurs positions dans
toute l'Europe sur les plans économique et social, universitaire
et culturel, et dans les domaines de la technologie et de l'écologie.
A l'époque de la société et de la culture de masse, il s'agit d'une
forme appropriée d'opinion publique. Les sociétés civiles européennes
existent donc bien, du moins à l'état embryonnaire, même si nous
n'avons pas de constitution européenne.
A tous ces niveaux - européen, national, régional - la question
n'est pas seulement celle des processus électoraux, ce que les sciences
sociales désignent par le terme d'"input-légitimation". L'"output",
c'est-à-dire la qualité du débat et des décisions prises, est également
primordial. Il est aussi important pour un individu d'avoir la possibilité
de s'exprimer que d'avoir la conviction, une fois la décision prise,
qu'il a été associé à des choix utiles.
Par ailleurs, je souhaiterais encore souligner ce qui me tient particulièrement
à cœur dans ce débat.
D'abord, nous ne pouvons plus refuser à l'Europe centrale et orientale,
qui a attendu pendant cinquante ans, qu'elle participe aux bienfaits
de la liberté, de la démocratie et de la prospérité. C'est d'ailleurs
dans l'intérêt de notre propre sécurité. Car si nous ne stabilisons
pas les pays de l'Est, c'est eux qui nous déstabiliseront; sans
leur participation, c'est l'avenir de l'Europe que nous mettons
en cause.
Ensuite, sans réformes internes, sans une véritable redistribution
des cartes en Europe, nous ne parviendrons pas à intégrer les pays
de l'Est. Si des réformes intelligentes comme celles qui ont été
engagées dans le domaine de la politique agricole échouent en raison
d'intérêts particuliers, l'avenir de l'Europe est alors menacé;
nous ne pouvons pas l'accepter.
Enfin, il nous faut éclaircir la question suivante: quelle Europe
voulons-nous? Quels défis doit-elle relever? Quel rôle doit-elle
jouer dans le monde?
Lorsque nous aurons répondu à ces questions, nous pourrons alors
engager la redéfinition des institutions et des processus.
J'ai la nette impression que l'Union Européenne a fait des pas décisifs
dans ce sens et je souhaite qu'elle continue d'un pas décidé dans
cette direction.
Traduction Forum
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