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Bestialité et humanité - Une guerre à la frontière du droit et de la morale
Par: Jürgen HABERMAS* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Jürgen HABERMAS*
* Philosophe allemand
© 2000


Le regard rétrospectif que nous avons souhaité porter sur le conflit du Kosovo à travers cet article de Jürgen Habermas - rédigé alors que les armes ne s'étaient pas encore tues - nous permet d'analyser une période difficile mais importante de l'histoire européenne qui a révélé certaines contradictions latentes de l'Europe et, plus globalement, du monde occidental. L'auteur pose notamment la question de la légitimité et des fondements juridiques de l'intervention internationale et analyse en profondeur la différence qui existe entre "juridisation" et moralisation de la vie internationale : "en effet, tant qu'à un niveau global, les droits de l'homme sont peu institutionnalisés, la frontière entre droit et morale peut rester confuse…". Le problème est donc bien que la politique des droits de l'homme "en est réduite à se référer par avance à un futur ordre cosmopolite, celui là même qu'elle veux promulguer…"! Mais, peut-on considérer que les droits de l'homme sont conçus de manière suffisamment uniformes à travers le monde pour qu'ils puissent servir de fondement à des interventions militaires internationales? La rédaction du Forum a estimé qu'il était nécessaire de publier pour la première fois en version intégrale française cette réflexion de fond sur les fondements mêmes des règles régissant la société internationale.




Avec l'intervention de la Bundeswehr dans les opérations contre la Yougoslavie, une longue période de retenue a pris fin qui a profondément marqué la mentalité citoyenne allemande de l'après-guerre.

C'est la guerre. Bien entendu, les "frappes aériennes" de l'Alliance se veulent autre chose qu'une guerre traditionnelle. De fait, la "précision chirurgicale" des bombardements et la volonté affirmée d'épargner les civils ont une très forte valeur de légitimation. Elles représentent un rejet de la guerre totale qui a déterminé la physionomie du siècle qui s'achève. Mais même nous qui ne sommes qu'à moitié concernés, et à qui la télévision sert tous les soirs le conflit du Kosovo, nous savons bien que ce que vit la population de Yougoslavie qui se courbe sous le feu des bombardements n'est rien d'autre qu'une guerre.

Par bonheur, on n'entend pas dans l'opinion publique allemande de propos douteux. Pas d'appel du destin, pas de roulement de tambour des intellectuels pour les bons soldats. Pendant la guerre du Golfe, on avait pu observer la rhétorique de la force majeure, la glorification du pathos étatique, de la grandeur, du tragique et de la virilité, entrer en guerre contre la résistance d'un mouvement pacifiste réellement présent. Il n'est pas resté grand-chose de ces deux attitudes. On entend bien çà et là railler un peu le pacifisme devenu bien silencieux, on entend bien de temps à autre le dur refrain: "nous dégringolons des hauteurs de la morale". Mais même ce ton-là n'impressionne plus personne: partisans et adversaires de l'intervention n'usent plus que d'un langage normatif limpide.

Les opposants pacifistes à l'intervention évoquent la différence morale qui existe entre faire et laisser faire, et attirent notre attention sur les souffrances des victimes civiles dont doit "tenir compte" tout recours à la force militaire, si ciblé soit-il. Mais cette fois-ci, ils ne s'en prennent pas à la bonne conscience des réalistes endurcis brandissant le drapeau de la raison d'État. Ils s'en prennent au legal pacifism d'un gouvernement rouge-vert. De leur côté, le ministre des affaires étrangères Joschka Fischer et son homologue de la défense Rudolf Scharping, rejoignant les vieilles démocraties attachées par tradition au droit rationnel, en appellent à l'idée d'une domestication de l'état de nature par les droits de l'homme qui commande aux relations entre Etats. La transformation du droit des gens en un droit des citoyens du monde est au programme.

Le pacifisme juridique n'entend pas seulement endiguer par le droit des gens l'état de guerre latent qui sévit entre Etats souverains, mais le remplacer par un ordre cosmopolite totalement soumis au droit. De Kant à Kelsen, cette tradition a aussi existé chez nous. Mais aujourd'hui, pour la première fois, un gouvernement allemand la prend au sérieux. L'appartenance directe à une association de citoyens du monde protégerait tout citoyen d'un Etat contre l'arbitraire de son propre gouvernement. La conséquence principale d'un système de droit qui empiéterait sur la souveraineté des Etats, ce serait d'engager la responsabilité personnelle de fonctionnaires pour des crimes perpétrés au service de l'État ou sous l'uniforme. L'affaire Pinochet le suggère déjà.

En Allemagne, le débat qui agite l'opinion publique est dominé par l'opposition entre "pacifistes de conviction" et pacifistes se fondant sur des arguments juridiques. Même les "réalistes" se parent du manteau de la rhétorique normative. Les prises de position, qu'elles soient favorables ou non à l'intervention, forment un imbroglio de mobiles contradictoires. Ceux qui se placent dans la logique du pouvoir politique, et qui sont naturellement méfiants envers tout contrôle normatif d'un Etat souverain, se retrouvent main dans la main avec les pacifistes, tandis que les "pro-OTAN", par pure loyauté envers l'Alliance, atténuent leur méfiance vis-à-vis de l'enthousiasme "droit-de-l'hommiste" du gouvernement. Et tous en chœur s'opposent à des gens qui sont descendus dans la rue il y a peu pour protester contre le stationnement des missiles nucléaires Pershing II. Dregger et Bahr sont aux côtés de Stroebele ; Schäuble et Rühe aux côtés d'Eppler. En bref, la présence de la gauche au gouvernement et la prédominance des arguments normatifs permettent d'expliquer beaucoup de choses : cet étrange ordre de bataille, mais aussi le constat tout à fait rassurant que les débats publics et l'atmosphère qui règnent en Allemagne ne se démarquent en rien de ce qui se passe dans les autres pays d'Europe occidentale: pas de voix spécifique, pas de prise de conscience particulière. La ligne de fracture se situerait plutôt entre Européens du continent et Anglo-Saxons, en tout cas entre ceux qui invitent le Secrétaire Général des Nations-Unies à leurs concertations et recherchent un terrain d'entente avec la Russie, et ceux qui font avant tout confiance à leurs propres armes.

Les Etats-Unis et les Etats membres de l'Union européenne qui assument la responsabilité politique de l'intervention ont bien évidemment une position commune. Après l'échec de la conférence de Rambouillet, ils ont mis à exécution l'opération punitive militaire annoncée, dans le but déclaré de mettre en place les dispositions libérales indispensables pour que le Kosovo accède à une indépendance à l'intérieur même de la Serbie. Si l'on se place dans le cadre du droit des gens tel qu'on l'entend traditionnellement, il s'agit là d'ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat souverain, c'est à dire d'une violation du principe de non-intervention. Si en revanche on choisit l'optique des prémisses d'une politique des droits de l'homme, cette intervention est une mission de pacification, certes armée, mais autorisée par la communauté des peuples (par consentement tacite, même sans mandat de l'ONU). Selon cette interprétation occidentale, la guerre du Kosovo pourrait bien constituer une avancée majeure dans la transition d'un droit des gens classique, compris comme un droit des Etats, vers un droit cosmopolite d'une société des citoyens du monde.

L'origine de cette évolution remonte à la fondation des Nations-unies. Après avoir stagné pendant la guerre froide, elle a été accélérée notamment par la guerre du Golfe. De fait, depuis 1945, toutes les interventions humanitaires se sont faites au nom de l'ONU et avec l'accord formel du gouvernement concerné (à condition qu'on ait pu trouver un pouvoir étatique réel). Pendant la guerre du Golfe, le Conseil de sécurité s'est de fait ingéré dans les affaires intérieures d'un Etat souverain, lorsqu'il a créé des zones d'exclusion aérienne et des "zones de protection" pour les Kurdes au nord de l'Irak. Mais il ne s'est pas fondé explicitement sur la nécessite de protéger contre son propre gouvernement une minorité persécutée.

Dans la résolution 688 d'avril 1991, les Nations-unies invo-quaient leur droit d'intervention en cas de "menace contre la Sécurité internationale". Aujourd'hui, il en va autrement. L'OTAN agit sans mandat du Conseil de sécurité, mais légitime son intervention au nom de l'urgence de l'aide à apporter à une minorité ethnique (et religieuse) persécutée. Dans les mois qui ont précédé le début des frappes aériennes sur le Kosovo, quelques trois cent mille personnes avaient déjà connu le meurtre, la terreur et la déportation. Et depuis, les images bouleversantes des longues files de Kosovars chassés vers la Macédoine, le Monténégro et l'Albanie démontrent à l'évidence que la purification ethnique avait été préparée de longue date. Que les réfugiés soient à nouveau retenus et pris en otage n'arrange rien. Bien que Milosevic ait pris prétexte des attaques aériennes de l'OTAN pour mener ses sinistres agissements à leur terme, les scènes qui nous parviennent des camps de réfugiés interdisent de confondre les causes et les effets. Car en fin de compte le but des négociations était bien de stopper un "ethnonationalisme" meurtrier. Savoir si la convention de 1948 sur le génocide s'applique aux événements du Kosovo est un point controversé. Mais il s'agit bien de faits que le droit des gens a homologués comme "crimes contre l'humanité" à partir des principes adoptés aux procès de Nuremberg et de Tokyo après la Seconde Guerre mondiale. Depuis peu, le Conseil de Sécurité considère que ces faits peuvent aussi constituer des "menaces contre la paix", justifiant sous certaines conditions des mesures coercitives. Mais dans le cas présent, faute de mandat du Conseil, seul le devoir d'assistance erga omnes, qu'impose le droit des gens, autorise les puissances de l'OTAN à intervenir.

Quoi qu'il en soit, la revendication des Kosovars en faveur d'une coexistence à égalité de droits avec les Serbes et leur sentiment de révolte contre l'injustice de la déportation brutale ont assuré à l'intervention militaire une adhésion massive bien que nuancée de l'opinion publique occidentale. Karl Lamers, porte-parole de la CDU pour les affaires étrangères, a bien exprimé l'ambivalence attachée d'emblée à cette adhésion: "Nous pouvons avoir la conscience tranquille. C'est notre raison qui nous le dit, mais notre cœur a du mal à l'entendre. Nous sommes dans le doute et l'inquiétude…"

Les raisons d'inquiétude ne manquent pas. Au fil des semaines, on a vu croître les doutes d'une part sur une stratégie de négociation qui ne laissait pas d'autre alternative que de bombarder, et d'autre part sur la pertinence des frappes. Alors qu'une partie de plus en plus importante de la population yougoslave -et même de l'opposition -adhère à la ligne dure et fière de Milosevic, on voit se profiler toujours plus clairement les conséquences menaçantes de la guerre. Les Etats limitrophes, Macédoine et Albanie, et le Monténégro sont pour des raisons diverses menacés de déstabilisation, et, en Russie, puissance nucléaire, le gouvernement subit la pression d'une population largement solidaire du "peuple frère".

Et surtout, les doutes se multiplient quant aux moyens utilisés. Loin d'être de simples contingences de la guerre, chacun des "dégâts collatéraux", chaque train projeté dans l'abîme après la destruction malencontreuse d'un pont, chaque tracteur transportant des Albanais en fuite, chaque quartier serbe, chaque cible civile atteinte par erreur par les bombes est une souffrance qui entache "notre" intervention.

La question des moyens est épineuse. L'OTAN n'aurait-elle pas dû annoncer une demi-heure plus tôt la destruction de la radio d'État? Même les destructions préméditées - une usine de tabac en feu, une usine de gaz détruite, les immeubles, les rues, les ponts détruits par les bombes, la dévastation d'une infrastructure économique déjà endommagée par l'embargo des Nations-Unies - font grandir l'inquiétude. Toute mort d'enfant met nos nerfs à vif. Bien que l'enchaînement des causes et des effets soit clair, la trame des responsabilités se brouille. Dans la souffrance de la déportation se mêlent inextricablement les conséquences de la politique sans scrupules d'un chef d'État terroriste et les répercussions des attaques militaires qui, au lieu de mettre fin à ses activités sanglantes, lui fournissent un prétexte supplémentaire.

Et l'on commence à douter des objectifs politiques devenus flous. Certes, les cinq conditions posées à Milosevic procèdent des mêmes principes irréprochables que l'accord de Dayton visant à construire une Bosnie pluriethnique et libérale. Les Albanais du Kosovo n'auraient pas droit à la sécession, pour peu que leur revendication d'autonomie soit satisfaite dans les frontières de la Serbie. Le nationalisme des partisans d'une Grande-Albanie, qu'une sécession conforterait, ne vaut pas mieux que celui des partisans d'une Grande Serbie -que l'intervention est censée tenir en respect. Or, chaque jour, les stigmates de la purification ethnique rendent plus inéluctable la révision des buts initiaux qui étaient de faire coexister des groupes de population à parité de droits. Mais un découpage du Kosovo reviendrait à une sécession, que nul ne peut souhaiter. Et l'instauration d'un protectorat exigerait une autre stratégie - une guerre au sol et, pour des décennies, la présence de forces de maintien de la paix. Si ces conséquences imprévues se concrétisaient, la question de la légitimité de toute l'entreprise se poserait, rétrospectivement, dans de tout autres termes.

Le gouvernement allemand laisse transparaître une certaine nervosité, accumule les parallèles historiques douteux, comme si Fischer et Scharping cherchaient par leur martèlement rhétorique à couvrir une autre voix en eux-mêmes. Redouteraient-ils que l'échec politique de l'intervention militaire ne jette un jour nouveau sur l'intervention, voire ne retarde pour des décennies une "juridisation" complète des relations entre Etats? Que resterait-il alors de l'"opération de police" généreusement lancée par l'OTAN pour la communauté des peuples, sinon une guerre ordinaire, et même une sale guerre aggravant la catastrophe dans les Balkans? Et ne serait-ce pas ajouter de l'eau au moulin d'un Carl Schmitt qui a toujours dit "Qui parle d'humanité cherche à tromper" et qui a résumé son antihumanisme dans la célèbre formule "humanité, bestialité". Et si, en fin de compte, c'était le pacifisme juridique lui-même qui était l'erreur? C'est ce doute lancinant qui est la principale source d'inquiétude.

La guerre du Kosovo touche à une question politique et philosophique fondamentale et controversée. Le grand apport de l'État démocratique à la civilisation, c'est d'avoir juridiquement jugulé la violence politique en se fondant sur la souveraineté de sujets reconnus dans le cadre du droit des gens; mais cette indépendance des Etats nationaux n'a plus cours dans un ordre cosmopolite. L'universalisme des Lumières va-t-il trébucher sur la violence politique opiniâtre d'une communauté particulière décidée à s'affirmer envers et contre tout? C'est le doute issu du réalisme qui hante la politique des droits de l'homme.

Par ailleurs, l'école réaliste tient compte, elle aussi, des transformations structurelles qui affectent le système d'Etats indépendants créé par la Paix de Westphalie en 1648: l'interdépendance d'une société mondialisée de plus en plus complexe, l'échelle de grandeur des problèmes qui obligent les Etats à coopérer, l'autorité croissante et la multiplication autant des institutions supranationales que des régimes et des procédures, et ce pas seulement dans le domaine de la sécurité collective, le poids croissant de l'économie, la disparition progressive des frontières classiques entre politique intérieure et politique étrangère. Mais derrière cette doctrine attachée, avec plus ou moins de restrictions, au principe de non-intervention, on trouve une idée pessimiste de l'homme et une notion singulièrement opaque "du" politique. Dans la jungle internationale, les Etats nations indépendants doivent pouvoir garder les coudées franches et agir en fonction de leurs intérêts propres car, du point de vue des membres d'une collectivité, la sécurité et la survie sont des valeurs non négociables, et du point de vue de l'observateur, c'est encore le besoin d'affirmation des différents acteurs qui régule le mieux les relations entre eux.

Dans cette optique, ceux qui défendent une politique d'intervention au nom des droits de l'homme se trompent de catégorie. Ils sous-estiment la tendance en quelque sorte "naturelle" à l'affirmation de soi. Ils entendent imposer une échelle normative à un potentiel de violence rebelle aux normes. En stylisant à sa manière l'"essence du politique", Carl Schmitt n'avait fait qu'aiguiser encore cette argumentation. Selon lui, c'est en tentant de "moraliser" une raison d'État en elle-même neutre que la politique des droits de l'homme en vient elle-même à dépraver la lutte naturelle des nations et en fait un "combat contre le mal" sans issue.

Il y a de sérieuses objections à ce raisonnement. Ce n'est pas comme si, dans l'actuelle période post-nationale, on cherchait à brider des Etats nations au mieux de leur forme en imposant les règles de la communauté des peuples. Ce sont plutôt l'usure de l'autorité de l'État, les guerres civiles et les conflits ethniques au sein d'Etats en décomposition ou cimentés par des régimes autoritaires, qui provoquent les interventions -non seulement en Somalie et au Rwanda, mais aussi en Bosnie et, aujourd'hui, au Kosovo. Et l'on ne peut pas non plus incriminer l'idéologie. Le cas présent prouve bien qu'il est erroné de penser que les justifications universalistes recouvrent toujours des intérêts particuliers inavoués. Dans le cas de l'intervention en Yougoslavie, les éléments mis au jour par une herméneutique du soupçon sont plutôt maigres. Fanfaronner en politique extérieure peut sans doute donner une chance à des politiques à qui l'économie mondialisée laisse peu de marge de manœuvre en politique intérieure. Mais ni les mobiles prêtés aux Etats-Unis (élargir leurs zones d'influence), ni celui que l'on attribue à l'OTAN (redistribuer les rôles de l'Alliance), ni même le mobile supposé de la "forteresse Europe" (prévenir de nouvelles vagues d'immigration) ne sauraient expliquer le choix d'une intervention aussi lourde de conséquences, aussi risquée et aussi coûteuse.

Mais ce qui plaide surtout contre le "réalisme", ce sont les traces sanglantes que les sujets du droit des gens ont laissées dans l'histoire du XXe siècle, car elles ont poussé ad absurdum la présomption d'innocence que préconisent les formes classiques du droit des gens. La création des Nations-Unies, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, les sanctions prévues en cas de guerres d'agression et de crimes contre l'humanité - avec, à la clé, une restriction au moins relative du principe de non-intervention - ont été des réponses justes et nécessaires aux défis moraux du siècle, au déchaînement totalitaire de la politique et à l'Holocauste.

Le rejet d'une approche "morale" de la politique repose, en fin de compte, sur une équivoque conceptuelle. Car l'instauration d'un ordre cosmopolite signifierait que des atteintes aux droits de l'homme ne seraient pas directement jugées et combattues au nom de la morale mais instruites comme autant d'actes criminels au sein d'un ordre juridique dont l'autorité aurait puissance d'État. On ne peut mettre en forme juridique la totalité des relations internationales sans définir les procédures de résolution des conflits. En cas d'atteintes aux droits de l'homme, ces procédures institutionnalisées permettront d'éviter à la fois l'abrogation des différenciations juridiques par la morale et la qualification d'"ennemi" sur la base de critères moraux.

Il est possible de parvenir à ce nouvel ordre sans en passer par le monopole de la violence qui serait celui d'un Etat et d'un gouvernement universels. Mais cela suppose au moins un Conseil de Sécurité doté de pouvoirs effectifs et un Tribunal Pénal International dont la juridiction ait un caractère obligatoire ; et il faudra compléter l'Assemblée Générale, où siègent les gouvernements, par un "deuxième degré" représentant les citoyens du monde. Mais dans la mesure où cette réforme des Nations-Unies n'est pas à l'ordre du jour, insister sur la différence entre "juridisation" et moralisation reste une position certes adéquate mais à double tranchant. En effet, tant qu'à un niveau global, les droits de l'homme sont peu institutionnalisés, la frontière entre droit et morale peut rester confuse, comme c'est le cas maintenant. Le Conseil de Sécurité étant bloqué, l'OTAN ne peut invoquer que la validité morale du droit des gens -uniquement des normes, sans instances effectives, internationalement reconnues, qui garantiraient l'application du droit.

L'insuffisante institutionnalisation de ce droit cosmopolite se manifeste notamment dans l'écart entre légitimité et efficacité des interventions visant à maintenir ou à rétablir la paix. L'ONU avait déclaré Srebrenica zone protégée, mais les troupes légitimement stationnées dans le port n'ont pas pu empêcher le massacre atroce qui a eu lieu après l'avancée des Serbes. Inversement, l'OTAN ne peut s'opposer de façon effective au gouvernement yougoslave que parce qu'elle agit sans la légitimité que lui a refusée le Conseil de Sécurité.

La politique des droits de l'homme vise à réduire cet écart entre les deux cas de figure opposés. Mais souvent, elle en est réduite à se référer par avance à un futur ordre cosmopolite, celui-là même qu'elle veut promulguer, à cause du manque d'institutionnalisation de ce droit cosmopolite. Dans une situation aussi paradoxale, comment mener une politique devant garantir pour tous - au besoin militairement - le respect des droits de l'homme? La question se pose également même s'il est impossible d'intervenir partout, en faveur des Kurdes, des Tchétchènes ou des Tibétains, mais au moins pouvons-nous intervenir à nos portes, dans les Balkans déchirés. Une différence de conception intéressante de la politique des droits de l'homme apparaît entre les Américains et les Européens. Pour les Etats-Unis, imposer partout les droits de l'homme relève d'une mission nationale assumée en tant que puissance mondiale, dans le cadre d'une politique de puissance. La plupart des gouvernements de l'Union européenne y voient plutôt le projet d'une "juridisation" systématique des relations internationales, modifiant dès aujourd'hui les paramètres de la politique de puissance.

Dans un monde d'Etats que les Nations-unies ne parviennent à réglementer que partiellement, les droits de l'homme offrent une valeur morale permettant aux Etats-Unis, superpuissance garante de l'ordre, d'orienter leur politique. Bien entendu il y a toujours eu des contre-courants isolationnistes aux Etats-Unis, et comme les autres nations ce pays poursuit en premier lieu ses propres intérêts qui ne sont pas toujours en accord avec les objectifs normatifs déclarés. La guerre du Vietnam l'a bien montré, de même que le montrent encore les problèmes qui agitent leur propre "arrière-cour". Mais ce "nouvel hybride d'abnégation humanitaire et de logique impériale", selon l'expression d'Ulrich Beck, a une longue tradition aux Etats-Unis. Parmi les raisons qui ont poussé Woodrow Wilson à entrer dans la Première Guerre mondiale, puis Franklin Roosevelt dans la Seconde, il y avait justement l'attachement à des idéaux ancrés dans la tradition du pragmatisme. C'est ainsi que l'Allemagne a pu être libérée lorsqu'elle fut vaincue en 1945. Dans cette optique très américaine, et par là même nationale, d'une politique de puissance qui s'en rapporte à des normes, il doit paraître plausible, aujourd'hui, de continuer à se battre contre la Yougoslavie, sans se laisser détourner par rien et, si nécessaire, en engageant des troupes au sol. En tout cas, c'est cohérent. Mais que dirions nous, si un jour une alliance militaire - en Asie, par exemple - menait, les armes à la main, une politique des droits de l'homme se fondant sur une toute autre interprétation que la sienne du droit des gens et de la Charte des Nations-Unies?

Les choses prennent une autre tournure lorsque les droits de l'homme entrent en jeu, non seulement quand ils orientent moralement l'action politique, mais aussi quand ils doivent devenir des droits effectivement applicables. Car les droits de l'homme, au-delà de leur contenu strictement moral, reposent sur des droits subjectifs qui par définition sont destinés à trouver leur valeur positive dans un ordre juridique contraignant. Ce n'est que lorsque les droits de l'homme, au sein d'un ordre juridique universel et démocratique, auront trouvé leur point d'ancrage de la même manière que les droits fondamentaux dans nos constitutions nationales que, à l'échelle du globe, nous pourrons partir du principe que les destinataires de ces droits peuvent en même temps se considérer comme leurs auteurs. Les institutions de l'ONU avancent dans la voie de la réconciliation entre l'application d'un droit contraignant et le processus de formation démocratique de ce droit. Partout où ce ne sera pas le cas, les normes, aussi morales soient-elles, demeureront des contraintes imposées de force. Bien entendu, au Kosovo, les Etats qui sont intervenus essaient d'imposer les aspirations des victimes de violations des droits de l'homme exercées par leur propre gouvernement. Mais les Serbes qu'on a vu danser dans les rues de Belgrade au début des bombardements ne sont pas, comme l'observe Slavoj Zizek, "des Américains déguisés attendant qu'on les délivre du fléau du nationalisme". Un ordre politique garantissant des droits égaux à tous les citoyens leur est imposé à la pointe de l'épée. Il en sera ainsi, même d'un point de vue normatif, tant que les Nations-Unies n'auront pas pris des mesures coercitives militaires à l'encontre de la Yougoslavie, un de ses Etats membres.

En s'octroyant le droit d'intervenir, même dix-neuf Etats, sans conteste démocratiques, demeurent un parti. Ils exercent une compétence en matière d'interprétation et de décision qui, si l'on agissait dans les formes, serait du ressort d'institutions indépendantes ; en ce sens, ils agissent de manière paternaliste. A cela il y a de bonnes raisons morales. Cependant, qui agit en pleine conscience du caractère inévitable d'un paternalisme provisoire sait aussi que la violence qu'il exerce n'a pas encore la qualité d'une contrainte juridique légitimée dans le cadre d'une société démocratique de citoyens du monde. Des normes morales qui en appellent à la conscience ne sauraient être imposées comme des normes juridiques établies.

Nous sommes face à un dilemne, contraints d'agir comme s'il existait déjà un ordre cosmopolite institutionnalisé, alors que c'est précisément ce qu'il s'agit de promouvoir. Cela n'implique pas qu'il faille abandonner les victimes à leurs bourreaux. Le dévoiement terroriste du pouvoir politique transforme une guerre civile de type classique en un crime de masse. S'il n'est pas possible de faire autrement, les voisins démocratiques doivent pouvoir sans délai fournir des secours légitimés par le droit des gens. Mais c'est précisément à cette occasion qu'il faut faire preuve d'une diplomatie toute particulière aussi longtemps que l'ordre cosmopolite mondial ne sera pas fonctionnel. Les institutions et procédures existantes sont les seuls instruments permettant de contrôler le jugement faillible d'un parti entendant agir pour tous.

Parmi les sources de malentendus, on trouve notamment la confrontation de deux types de mentalités politiques historiquement différentes. Entre la guerre menée par l'OTAN dans les airs et celle menée par les Serbes au sol il n'existe pas la différence de 400 ans dont parle Enzensberger. Le cas du nationalisme des partisans de la Grande-Serbie me fait davantage penser à Ernst-Moritz Arndt qu'à Grimmelshausen. Néanmoins, des politologues ont constaté l'existence d'une nouvelle forme de différence entre "premier" et "deuxième" monde. Seules les sociétés pacifiques et riches des pays de l'OCDE peuvent se permettre de mettre leurs intérêts nationaux plus ou moins en conformité avec les exigences requises par les Nations-Unies.

Par ailleurs, le "deuxième monde" (compris dans cette nouvelle acception), a intégré l'héritage politique du nationalisme européen. Des Etats comme la Libye, l'Irak ou la Serbie équilibrent leur situation politique intérieure instable par un exercice autoritaire du pouvoir et une politique identitaire; ils adoptent un comportement expansionniste à l'égard de leurs voisins; ils sont également extrêmement sensibles sur les problèmes frontaliers et incroyablement sourcilleux sur la notion de souveraineté. Ces observations renforcent la tolérance que les Etats ont les uns vis-à-vis des autres. Aujourd'hui, elles justifient la nécessité d'efforts diplomatiques soutenus.

Que les Etats-Unis jouent, sur la partition des droits de l'homme, le rôle d'un garant hégémonique de l'ordre existant, si respectable soit la tradition politique qui les inspire, est une chose. Mais pour nous, la transition précaire qui, par-dessus les tranchées du conflit en cours, mène de la politique de puissance classique à un nouvel ordre cosmopolite, doit être un processus d'apprentissage à maîtriser ensemble. Cette perspective élargie invite à la plus grande prudence. L'OTAN s'est elle-même attribué ces pouvoirs mais cela ne saurait devenir une pratique régulière.

Traduction Forum

Bibliographie (non exhaustive)

Ouvrages publiés en Allemagne
- Wahrheit und Rechtfertigung - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1999
- Die postnationalen Konstellationen - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1998
- Faktizität und Geltung - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1998
- Die neue Unübersichtlichkeit - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1996
- Die Normalität einer Berliner Republik - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1995
- Strukturwandel der Öffentlichkeit - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1990
- Theorie des kommunikativen Handelns - Suhrkamp, Frankfurt/M., 1981

Ouvrages publiés en France
- L'intégration républicaine. Essais de théorie politique - Fayard, 1998
- Droit et démocratie : entre faits et normes - Gallimard, coll. "Nrf-Essais", 1997
- La paix perpétuelle : le bicentenaire d'une idée kantienne - Ed. du Cerf, coll. "Humanités", 1996
- Sociologie et théorie du langage - Armand Colin, coll. "Théories", 1995
- La pensée postmétaphysique : essais philosophiques - Armand Colin, coll. "Théories", 1993
- De l'éthique de la discussion - Ed. du Cerf, coll. "Passages", 1992
- Ecrits politiques : culture, droit, histoire - Ed. du Cerf, coll. "Passages", 1990


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