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Repenser l'identité et la vocation future de l'Europe
Par: Václav HAVEL* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Václav HAVEL*
* Président de la République tchèque (1993 - 2003)
© 2000


C'est d'abord à l'essence de la construction européenne que nous renvoie cette réflexion. D'un point de vue historique, quel fut le rôle joué par la culture, la spiritualité et la civilisation européennes ? Une telle interrogation nous permet de mieux appréhender la manière dont cette construction peut se définir par rapport à elle-même mais aussi par rapport au monde. Depuis la fin du communisme, l'Europe démocratique doit rechercher ce qui l'unit et pourquoi nous devons toujours être solidaires. Définir l'Europe aujourd'hui, c'est aussi faire ressortir l'essentiel de la multitude, extraire les mots inscrits en filigrane dans les "centaines de pages de documents contractuels existants déjà et d'en faire un tout", de rédiger une Constitution intelligible pour tous. Définir l'Europe aujourd'hui, c'est encore proposer une réflexion plus concrète sur une réforme de ses institutions et un bicaméralisme possible. Ces questions sont sans nul doute incontournables et Václav Havel - l'ancien dissident de ce que l'on nommait "l'autre Europe", l'homme de lettres et enfin l'homme politique - de par son histoire et sa culture a certainement une position privilégiée pour nous ramener à quelques idées simples, essentielles et profondes gouvernant au rapprochement des européens eux-mêmes et de leur pays. Mais il nous engage aussi à faire face dès maintenant à ces questions déterminantes qui relèvent de notre "responsabilité supérieure" car, pour lui, "nous nous trouvons à une des plus importantes croisées des chemins de l'histoire européenne."




Lorsqu'il y a dix ans le Rideau de fer s'est effondré, entraînant dans sa chute le communisme, peu d'entre nous se doutaient alors de l'importance des enjeux qui allaient en naître et des défis que devrait relever l'humanité.

Mais revenons sur quelques-unes de ces questions.

Lorsque notre continent était divisé en deux et que sa plus grande partie se trouvait encore sous la domination soviétique, la vocation de l'Europe occidentale était assez claire :

- défendre les valeurs démocratiques, grâce à une meilleure coopération entre les Etats, notamment dans la sphère économique, en éliminant tout conflit les opposant, mais également en unissant leurs forces pour le bien de tous ;
- démontrer clairement la supériorité de son système économique fondé sur la liberté de l'homme et sur l'esprit d'entreprise, grâce à ses résultats économiques et sociaux.

Ces objectifs communs des pays d'Europe occidentale les ont conduits à un rapprochement de plus en plus étroit aboutissant à une intégration économique et politique. La proximité d'un empire totalitaire donnait un sens à leurs efforts d'intégration, en les stimulant à maints égards. En faisant planer une ombre menaçante sur l'Europe occidentale, l'empire soviétique donnait une raison à ces rapprochements. Et c'est cette prise de conscience qui allait être le moteur naturel de son unification.

En d'autres termes, face au péril communiste, l'Europe démocratique savait fort bien ce qui l'unissait et pourquoi il fallait rester solidaire.

Or, la menace a disparu avec la fin de la guerre froide et le monde est devenu différent, nettement plus compliqué. Tout laisse à croire que l'Europe unie sera amenée, sous la pression de la nouvelle conjoncture, à s'interroger, tôt ou tard, sur son existence, ses possibilités, ses perspectives et ses enjeux. Ce qui signifie repenser son identité et sa vocation future. Penser l'Europe comme un espace économique unifié pour mieux faire face à la concurrence américaine ou asiatique est dépassé de nos jours. Cet argument n'est plus suffisant.

Oui, il est vrai que la construction européenne a connu une avancée considérable dans les années quatre-vingt-dix juste après la chute du communisme. Les Communautés européennes se sont transformées en une Union européenne qui s'élargit significativement et qui commence même à vivre un système de monnaie unique. Ce sont certainement des résultats remarquables ! Et pourtant je n'arrive pas à me débarrasser de la sensation que ces avancées ne sont que le résultat d'un processus d'une autre époque, dans un autre contexte, et que ce projet se laisse porter sans véritable impulsion nouvelle, sans réelle connaissance de ses tenants et de ses aboutissants. On dirait que l'Europe en formation n'a pas suffisamment pris en compte le contexte foncièrement nouveau dans lequel elle évolue aujourd'hui pour tenter de repenser, ou plutôt de s'interroger sur son essence. Ainsi peut-on penser ici ou là - et je crains que cette impression ne se généralise - que la construction européenne n'est que l'affaire de montages technico-administratifs ou bureaucratiques et n'est plus compréhensible que par un nombre de plus en plus restreint d'initiés. Par conséquent, le fait d'adhérer ou de se tenir à l'écart de l'Europe ne serait motivé que par les répercussions économiques concrètes qui affectent un groupe de citoyens producteurs, contribuables ou consommateurs.

Le grand progrès réalisé par l'Europe ces dernières années ne signifie pourtant pas qu'il ne faille pas se préoccuper davantage de son essence. J'irai jusqu'à prétendre le contraire : plus le processus est avancé, plus impérieuse devient cette préoccupation.

Bien que diversifiée et divisée, l'Europe a toujours formé et forme encore une seule entité politique. L'histoire politique de cette entité est donc avant tout celle de maintes tentatives de structuration intérieure. Nous savons combien d'empires a connu l'Europe et combien il est difficile de comprendre les alliances qui s'y sont forgées, que ce soit à l'intérieur même de ces empires ou entre eux. Tantôt éclairé, tantôt violent, cet ordre européen en mutation permanente s'appuyait toujours sur le principe du pouvoir. Soit que les plus forts, victorieux par les armes, imposaient aux vaincus leurs conditions, soit qu'ils se ménageaient dans des alliances prenant rarement en compte les aspirations des plus faibles, à moins que ces derniers n'y opposent une résistance conséquente.

Après l'éclatement du Rideau de fer - conséquence ultime d'une construction violente de l'ordre européen -, l'Europe a une chance qu'elle ne s'est jamais vue accorder au cours de son histoire, la chance d'instaurer enfin un ordre véritablement équitable qui ne soit pas fondé sur la violence mais sur la justice, reflétant ainsi la volonté de toutes les nations, de toutes les communautés et de tous les individus vivant en Europe.

Telle est la première constatation élémentaire, voire banale, que nous pouvons faire au sujet de l'Europe qui s'unit. Et pourtant, peu nombreux sont les citoyens qui en sont conscients ! Et, malheureusement, si peu d'hommes politiques !

Nous nous trouvons à l'une des plus importantes croisées des chemins de l'histoire européenne. Le chemin que nous allons emprunter décidera peut-être du destin de nombreuses générations futures. Il me semble qu'il faut en être conscient à chaque prise de décision politique. Cette conscience doit pénétrer systématiquement la vie publique. Pour l'heure, nous n'avons pas le droit de subordonner un intérêt particulier - électoral, politique, économique ou raison d'Etat - à l'intérêt fondamental des futures générations européennes. La pérennité des changements en Europe dépendra, dans une grande mesure, de son ouverture intérieure. A savoir, à quel point cette ouverture permettra aux uns de faire valoir leur différence sans restreindre la liberté des autres.

En outre, l'Europe ne pourra profiter de cette chance qui lui est offerte que si elle reste accessible à tous. Rien ne saurait retarder l'admission de tout nouveau candidat une fois qu'il remplit toutes les conditions requises, c'est-à-dire le respect de diverses normes communes. Si l'on applique une politique de deux poids, deux mesures, c'est-à-dire une politique de méfiance à l'égard des démocraties nouvelles, de crainte qu'elles ne mangent une trop grande part du gâteau, ou par peur de la nouveauté, l'Europe se divisera à nouveau. Cette nouvelle division suscitera des inquiétudes beaucoup plus sérieuses que le caractère nouveau des démocraties postcommunistes. Par ailleurs, les occidentaux à qui cela échappe devraient se rappeler deux choses : premièrement, la coresponsabilité historique de l'Occident vis-à-vis d'une moitié de l'Europe qui lui a été arrachée pendant si longtemps ; deuxièmement, l'espoir immense d'une paix et d'une sécurité durables ainsi que l'importance des économies matérielles, qui en découlent, valent bien une éventuelle privation, qui ne serait d'ailleurs que temporaire.

Une Union européenne digne de ce nom doit refuser de se voir progressivement marginaliser ou de s'exposer à de nouveaux malheurs européens. Elle doit, au contraire, saisir l'unique opportunité raisonnable qui se présente à elle : devenir une association européenne véritable, donc paneuropéenne.

C'est une voie qui, je crois, mérite d'être empruntée. Je crois aussi que les citoyens et les hommes politiques européens actuels devraient comprendre qu'il y a des difficultés quotidiennes ou probables que nous devons endurer dans l'intérêt de l'avenir. Qui n'a pas saisi la dimension intemporelle de la construction européenne ne comprend pas l'élément majeur de l'européanisme spirituel.

Et j'en arrive au cœur de cette réflexion. A savoir la question de l'identité ou de l'essence européenne.

Qu'est-ce qui définit l'Europe ?

Il est nécessaire de voir pour l'avenir quels rôles jouent la culture, la spiritualité et la civilisation européennes. L'Europe est un espace où se marient admirablement, en un seul courant historique, différentes sources, notamment de l'Antiquité, du judaïsme et de la chrétienté. Comparé aux autres civilisations extra-européennes, ce courant se distingue par nombre de traits particuliers, dont le plus caractéristique est une nouvelle ou plutôt une conception différente du temps. Comme si la tradition européenne voulait concevoir le temps, d'abord sous forme d'histoire du Salut, puis sous celle de l'idée du progrès ; notamment comme une possibilité de mouvement, une invitation à progresser, à partir de l'ancien vers le nouveau, du pire vers le meilleur. Projeté dans le temps européen, l'homme est sûr de mieux comprendre le monde, dans toute sa dimension. Il se sent obligé, en fonction de son savoir, de l'améliorer sans cesse, de diffuser sa connaissance et ses procédés pour une vie meilleure. Mouvement, évolution, progrès, changement, tels sont ses éléments. Il conçoit son savoir comme universel. Or, ressentant une responsabilité universelle, il se croit en droit de répandre ses idées et son progrès sur toute la planète. Comme si la condition première d'une expansion était scellée dans la nature même de la culture européenne ou de la relation de l'Europe avec le monde. C'est en fin de compte compréhensible. L'évolution tend vers la suprématie de la technique et celle-ci appelle son utilisation. Instrument de conquête ou instrument de défense, la question devient accessoire. Le concept du mouvement se transforme en mouvement physique à travers l'espace. L'esprit européen recèle alors une ambiguïté fatale : d'une part, un essor fantastique du savoir rationnel et, par conséquent, le respect croissant de l'être humain et de ses droits ; d'autre part, un expansionnisme viscéral. Le sentiment de responsabilité du monde, typiquement européen, revêt ainsi (paradoxalement, mais c'est logique) le visage d'un prétentieux détenteur de vérité, incapable de saisir le monde des autres, ne serait-ce que de façon élémentaire.

Aujourd'hui, toute la planète est peuplée par une seule civilisation technicienne. Or, ses racines culturelles ou idéologiques trouvent leur source en Europe. Tous ses miracles, toutes ses effrayantes contradictions peuvent être expliquées comme le résultat ou la conséquence des fondations morales originelles de l'Europe. Et si les autres traditions culturelles haussent le ton et réclament de plus en plus leur prise en compte, ce n'est qu'une réaction naturelle à la grande œuvre égalisatrice qui, partie de notre continent, a assujetti le monde entier.

Il s'ensuit pour moi la constatation suivante : si encore récemment l'Europe se contentait de se définir, face au communisme, comme un espace de liberté, de protection des droits de l'homme et de garantie de l'épanouissement de la civilisation, aujourd'hui il est clair qu'il ne s'agissait que d'un prétexte, ne pouvant masquer l'essentiel, le principal point de référence et la véritable substance de l'Europe, c'est-à-dire la civilisation planétaire contemporaine dans son ensemble. L'Europe a assisté à la naissance de cette civilisation, elle en a été le moteur pendant de longs siècles jusqu'à ce que cette civilisation ne prenne le dessus pour se développer de façon chaotique.

Je ne pense pas que l'Europe en formation puisse chercher et retrouver son essence autrement qu'en repensant sa conduite c'est-à-dire en reprenant les rênes de cette civilisation dont elle a précipité la chute pendant des siècles.

Il est facile de dire en quoi doit consister cette nouvelle conduite. Mais il est extrêmement difficile de la suivre réellement. Je l'évoquerai néanmoins.

Avec son lourd passé, chargé de gloire et de misère, il me semble que l'Europe devrait être la première à exposer au monde actuel comment faire face à tous les dangers, toutes les menaces et les horreurs qu'il doit affronter. Qui d'autre que le berceau de la civilisation est mieux placé pour lui montrer comment renverser son évolution ambiguë ? Un tel défi ne serait-il pas un accomplissement authentique de ce sentiment de responsabilité universelle en Europe ? Si l'Europe doit rechercher une vocation, une mission historique, une idée-force guidant sa construction, elle pourrait difficilement le faire ailleurs, à mon avis, que dans le domaine auquel je fais référence.

Je ne demande pourtant pas que l'Europe renie son histoire, ses traditions, ses racines spirituelles, les principes fondateurs de sa civilisation.

Au contraire : l'Europe doit se rappeler la forme qu'elle avait épousée à l'origine de sa tradition culturelle, c'est-à-dire l'idée de la responsabilité du monde. Or, il ne s'agit pas d'imposer sa foi, son opinion à autrui avec prétention. Il s'agit encore moins de l'anthropocentrisme hautain de l'homme à l'égard de la nature ! C'était tout autre chose : l'humble chemin de l'exemple. Le sacrifice du Christ rédempteur n'est-il pas une incarnation du principe selon lequel il convient de commencer par soi-même quand on désire changer le monde ?

Le temps où l'Europe donnait des leçons et régnait sur le monde est définitivement révolu. Et encore plus celui où elle imposait sa culture comme la seule, véritable et meilleure. Je suis au contraire profondément convaincu que le moment est venu pour l'Europe de se repenser, de se domestiquer, de se métamorphoser avec l'humilité qui ornait jadis son blason spirituel. Si elle sert de modèle à d'autres, si elle les influence, tant mieux. Mais nous ne devons pas nous reposer sur nos lauriers, nous avons l'obligation d'agir.

Il n'est vraiment pas indispensable de vénérer des veaux d'or, de courber l'échine à chaque pas devant leurs maîtres, de tout subordonner au diktat de la publicité et des médias, de se laisser piéger par toutes les innovations possibles et imaginables des biens de consommation, innovations qui ont pour seul effet durable le pillage des ressources naturelles et la pollution atmosphérique. Il n'y a aucune raison de voir le sens de toute action humaine dans la croissance continue du produit intérieur brut !

Nous connaissons pertinemment les menaces pesant sur l'humanité si celle-ci ne se reprend pas en main et ne met pas un terme à son immobilisme. Des centaines de livres ont été écrits à ce sujet et il serait d'ailleurs étonnant que des gens aussi curieux que nos contemporains n'en sachent rien et ne prévoient pas parfaitement les alternatives à ces fléaux de civilisation. Le problème aujourd'hui n'est plus notre méconnaissance des risques menaçant le monde et des moyens d'y faire face mais notre incapacité à réagir. Beaucoup trop préoccupés par nos intérêts immédiats, nous sommes quasiment incapables de penser à ce qui se passera demain ou dans cent ans. Bref, nous avons perdu la capacité de voir les choses dans l'optique de l'éternité, de l'histoire de l'être et de sa mémoire.

Qu'est-ce qu'il y a d'authentiquement européen dans cette conduite ? D'européen au sens noble du terme ? Rien. Au contraire, elle est en complète contradiction avec les idées qui ont fondé la civilisation européenne.

Il est vrai que la logique interne fit aboutir le mouvement spirituel européen à la civilisation globale actuelle, technicienne et consumériste, qui court à sa propre destruction. Et paradoxalement, c'est aussi l'Europe qui, pour toutes sortes de raisons, a la possibilité de faire basculer la situation et de se dépasser pour ainsi dire. Enseveli et oublié, le potentiel d'une telle transcendance sommeille dans ses propres fondements spirituels.

La vocation de l'Europe dans le contexte de la civilisation actuelle - et, ainsi, l'idée fondamentale d'unification - ne doit pas résider, comme nous le voyons actuellement, dans quelque chose de nouveau, d'inédit. Elle peut être tirée simplement d'une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d'une nouvelle façon d'interpréter leur signification.

Il y a cinq ans mourut un juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s'appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement conforme à l'esprit des anciennes traditions européennes, en l'occurrence sans doute la tradition juive, c'est au moment où nous regardons le visage de l'Autre que naît le sentiment de responsabilité de ce monde.

J'estime que c'est justement cette tradition spirituelle que l'Europe devrait se rappeler aujourd'hui. Elle découvrira l'existence de l'Autre - tant dans l'espace qui l'entoure qu'aux quatre coins du monde - pour assumer cette responsabilité fondamentale, qui n'arborera plus jamais le visage présomptueux d'un conquérant mais, au contraire, le visage humble de celui qui prend la croix du monde sur son dos.

Si quelqu'un voulait assimiler cette responsabilité à une forme inédite de l'orgueil messianique, alors il ne nous resterait plus qu'à faire appel à notre conscience.

***

Après ces réflexions quelques peu abstraites, j'aimerais, pour conclure, mentionner un acte concret que l'Union européenne pourrait réaliser dans l'esprit de mes développements précédents.

Si nous ne souhaitons plus que l'Union européenne fasse figure d'une entreprise administrative trop complexe, ni d'enjeu compris seulement par une classe restreinte d'eurospécialistes, si nous la voulons plus proche des citoyens, comme elle-même l'a annoncé à plusieurs reprises, elle devrait, à mes yeux, initier la rédaction de sa Loi fondamentale. J'entends par-là une Constitution, pas forcément très longue, intelligible pour tous, nantie d'un préambule solennel décrivant brièvement le sens et l'idée de l'Union avant de définir ses différentes institutions, leurs relations mutuelles et leurs compétences. Il n'est pas indispensable de venir avec quelque chose de nouveau, il suffit de choisir le nécessaire parmi les centaines de pages de documents contractuels existants déjà et d'en faire un tout. Tout le reste demeurerait valable et évoluerait ou se transformerait d'une manière ou d'une autre, avec le poids des lois ou des normes sans que les enfants d'Europe soient obligés de l'apprendre à l'école. Mais ils devraient connaître la Constitution européenne. Je ne sais pas ce que leurs maîtres peuvent bien leur raconter sur l'Union aujourd'hui, mais je ne pense pas que ce soit le Traité de Paris, de Rome, de Maastricht ou d'Amsterdam. Car, tout au long de l'année, ces pauvres enfants ne feraient rien d'autre que d'étudier leur dossier et comparer les paragraphes amendés d'un traité avec les paragraphes originaux du traité précédent ou, au contraire, avec les paragraphes amendés d'un traité suivant.

Quant aux institutions de l'Union, je crois que dans l'esprit de mes déductions précédentes, tôt ou tard, la conjoncture imposera l'établissement d'un bicaméralisme comme c'est le cas dans les fédérations classiques. A côté du Parlement européen actuel dont la structure reflète la taille des pays membres, il faudrait instaurer un deuxième organe plus petit, sans suffrage direct, dans lequel chaque parlement membre déléguerait, par exemple, deux députés. Dans cette deuxième chambre, le vote des Etats membres de petite taille aurait le même poids que celui des grands. Les lois votées par les deux chambres et celles traitées par la première seraient définies précisément, de préférence dans la Constitution. Il me semble que cette solution éliminerait plus d'un problème en suspens, telle que la question de la représentation nationale au sein de la Commission. Je pense que cette dernière institution foncièrement exécutive, n'a pas à adopter de grille en fonction des nations. Après l'élargissement surtout, il ne serait plus nécessaire que tous les pays membres y soient représentés ; les compétences politiques et techniques des commissaires n'en seraient que plus importantes. Les intérêts et les opinions des différents Etats pourraient et devraient être suffisamment défendus par le Conseil européen et la deuxième chambre du Parlement européen.

Il en ressort que, d'une manière générale, je recommande plus la voie de la parlementarisation et de la fédéralisation progressive que celle des traités internationaux, des institutions et des appareils issus de ces traités. A première vue, cela peut paraître surprenant, mais je suis réellement convaincu que la voie que je vous recommande donne plus d'ouverture à la manifestation des volontés des différentes nations et met davantage en valeur leur identité. L'autre voie conduirait, en effet, à la mise en place et à la prolifération de bureaucraties non élues, échappant par conséquent au contrôle des citoyens des différents pays.

Une déclaration, une charte ou encore une constitution pourraient, à mes yeux, concourir considérablement à ce que chaque Européen prenne conscience du sens de la construction européenne, des sacrifices éventuels qu'il doit consentir, de l'essence même de cette formation politique sans précédent ainsi que de son fonctionnement.

Je n'ai certainement pas à me faire avocat de la Constitution, des lois et des déclarations, des institutions et des compétences, notamment à l'égard d'un pays comme la France qui a mis au monde le rationalisme et les Lumière, pays dans lequel le sang a coulé à plusieurs reprises pour les droits constitutionnels des citoyens. Néanmoins, je continue à croire qu'il y a des choses plus importantes dans notre monde mouvementé.

Le plus important est ailleurs: l'esprit et le fondement moral où prennent naissance les diverses institutions et leurs documents.

En ma qualité de représentant d'un pays qui a connu les atrocités du système totalitaire et qui en souffre encore, je voudrais plaider pour que la construction européenne se choisisse pour clef de voûte le mariage insolite de deux valeurs européennes traditionnelles, à quel point importantes et combien de fois trahies : l'humilité et la responsabilité.


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