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Dix ans après la chute du Mur…
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Joachim GAUCK*
* Délégué fédéral chargé des archives de la Stasi (Service de la sécurité intérieure) de l'ex-RDA
© 2000


La première étape fut la libération. Le désir d'unité ne fut pas immédiatement une priorité, et précisément les militants pour les droits civils et politiques s'en sont rendus compte sur le tard. Ce furent l'intuition et l'impatience du peuple qui ont transformé "Nous sommes le peuple" en "Nous sommes un peuple". La première phrase nous avait rendu notre dignité. La seconde ne se contentait pas de faire revivre le désir d'unité longtemps enfoui de la Nation allemande, elle nous donnait accès à la réalité, elle contenait la sagesse de l'étape suivante : l'espoir des masses n'était pas dans une démocratie qu'il fallait inventer, mais dans la démocratie rhénane qui existait déjà dans la réalité.




Joachim Gauck est Délégué fédéral chargé des archives de la Stasi (Service de la sécurité intérieure) de l'ex-RDA depuis le 3 octobre 1990. Fils de commandant, il naquit le 24 janvier 1940 à Rostock. Après le baccalauréat, il suivit des études de théologie. A partir de 1982, il dirigea le travail du Kirchentag (Association protestante fondée en 1948) dans la région du Mecklenbourg. Cette fonction lui permit de prendre des positions toujours plus offensives et critiques sur les questions des droits de l'Homme, de la paix et de l'environnement, qui lui valurent d'être surveillé et d'être l'objet de mesures disciplinaires de la part du Ministère de la Sécurité intérieure de l'Allemagne de l'Est (MfS). Il fut l'un des fondateurs en 1989 du "Nouveau Forum" (mouvement pro-démocratique apparu avant la disparition de la RDA) dans sa ville natale. En mars 1990, il entra à la Chambre du Peuple comme député du Mouvement des citoyens, et fut élu président de la commission spéciale chargée du contrôle de la dissolution du Ministère de la Sécurité intérieure.
Il fut réélu à une forte majorité le 21 septembre 1995, et son mandat fut renouvelé le 3 octobre 1995. En 1991, il reçut, avec 5 autres citoyens de l'ex-RDA, la médaille Theodor-Heuss. En octobre 1995, il fut décoré avec d'autres Allemands de l'Est de la Croix du Mérite de l'Etat fédéral en récompense de ses mérites dans le cadre de la révolution pacifique de 1989. Le 20 janvier 1999, il obtint le titre de Docteur honoris causa de la Faculté de Théologie de l'Université de Rostock.


Dix ans après la chute du Mur, nous remercions les hommes politiques qui ont pris part aux événements. Je voudrais exprimer ma gratitude toute particulière à Helmut Kohl, George Bush et Michail Gorbatchev. Mais mes remerciements sont avant tout destinés à d'autres protagonistes de ces événements, précisément à ceux qui ont mis les dirigeants de la RDA sous une telle pression que leurs murs se sont effondrés: il s'agit de ces nombreux anonymes venant de Plauen, Potsdam, Guben, Görlitz, Arnstadt, Erfurt, Halle, Magdebourg, Leipzig, Dresde, Schwerin, Neubrandenburg, Greifswald, Bautzen ainsi que de Berlin. Je ne peux ni ne veux parler au nom de tous ceux qui furent actifs il y a dix ans - leur nombre et leur diversité sont trop considérables - , mais, en tant que l'un d'entre eux, puisque j'ai participé aux événements de 1989 à Rostock, je voudrais avoir une pensée solennelle et reconnaissante envers eux tous. Sans eux, notre pays n'aurait pas pu changer ni s'ouvrir sur le monde.

Le désir d'être libre et de vivre dans un Etat de droit a peu à peu vaincu la peur de ces hommes et de ces femmes. Lors de la visite de Gorbatchev, au début du mois d'octobre, on pouvait encore entendre à Berlin et ailleurs les cris de "Gorbi, à l'aide!": c'étaient les appels de ceux qui pensaient que l'aide ne pouvait venir que d'en haut. Mais, très vite, ces mêmes personnes commencèrent souvent à crier "Nous sommes le Peuple!". C'étaient déjà des citoyens qui parlaient ainsi, ou du moins ceux qui voulaient le devenir. On ne peut décrire l'état d'esprit de quelqu'un qui, pendant toute sa vie, a rêvé de liberté, et qui, pour la première fois, descend dans les rues de sa propre ville, avec ses propres compatriotes et leurs angoisses: je suis là, je retrouve ma dignité, je vaux quelque chose, je ne suis plus prisonnier de cette peur qui m'accompagnait sans cesse; je me tiens debout. Il y a dans les Saintes Ecritures une histoire extraordinaire: un paralytique est amené à Jésus; celui-ci regarde le malade dans les yeux et lui dit en son âme: "Lève-toi, emporte ton lit et marche".

Les révolutionnaires de l'automne 1989 savent bien ce que signifie ce texte transposé dans le mode politique. Encouragés par ce souffle de liberté, ils purent occuper au début du mois de décembre les citadelles de la police secrète et contester le pouvoir du Parti tout-puissant - le rêve d'une vie se réalisa, et de la manière la plus inattendue. Sans aucun doute, nous avons pour cela profité de l'expérience des Polonais, qui, dix ans auparavant, s'étaient dressés contre le régime, prenant des risques bien plus considérables, et avaient remporté la victoire.

Nous avons tous noté que les Allemands n'ont pas célébré ces journées le cœur léger. Certains, précisément parmi ceux qui s'étaient engagés à l'époque, sont aujourd'hui, de temps en temps, en proie aux regrets et à la mélancolie, car ils ont aussi perdu quelque chose: l'atmosphère de renouveau émanant de la période si agitée, si pleine de vie de l'automne brûlant de 1989. Le laboratoire de la politique qui apparut alors avait quelque chose de si vivant et touchant: des comités de base dans les villes. Le droit, la constitution, l'éducation, la culture, le droit électoral, l'administration, la justice: il fallait tout réinventer, y compris l'économie pour certains, qui cherchaient ce que l'on a appelé "la troisième voie". Partout on voyait la même chose: l'activité des inactifs et l'engagement de ceux qui, longtemps, avaient été réduits au silence. Les gens de l'Ouest, avaient alors beau plaisanter en disant: "Mais les amis, la roue a déjà été inventée"; ils avaient beau trouver "touchant" ce qui se produisait chez nous - c'était merveilleux pour ceux qui y participaient, et même de nombreux camarades de la SED avaient rejoint le mouvement: c'était le rêve de toute une vie qui devenait réalité!

Cependant, si nous cessons un instant de considérer avec nostalgie la perte de cet état d'esprit, nous nous rendons compte de deux choses. La première relève de l'éphémère: en politique non plus, les beaux printemps ne durent jamais longtemps. La seconde en revanche est durable: il ne fallait pas chercher la nouveauté dans ce qui fut inventé à l'époque par les mouvements et les comités de base, mais dans les ambitions et dans l'attitude de ceux qui, en général pour la première fois de leur vie, devinrent actifs sur le plan politique. Lorsque nous proclamions à l'époque "Nous sommes le Peuple", nous renouions avec la tradition de ces insurgés qui, autrefois en France, exigèrent la Liberté, l'Egalité et la Fraternité, et qui, dans la Constitution des Etats-Unis, osèrent s'élever au rang de souverain grâce à la phrase "We, the people…". Nous n'étions plus l'objet de la politique, mais commencions à la faire nous-mêmes. En croyant à notre nouveau rôle et en l'acceptant, nous nous mandations pour l'assumer. Certains ont appris ainsi à devenir maires, d'autres députés et quelques-uns même ministres. Ces premiers militants furent volontiers qualifiés d'amateurs par les observateurs venant de l'Ouest, notamment de Bavière, et de l'Est, notamment de Berlin. Ceux qui furent de la partie à l'époque le savent: ce fut un beau spectacle d'amateurs.

Si seulement les amateurs avaient pu continuer à occuper la scène politique et si seulement de simples citoyens pouvaient le faire plus souvent de nos jours!

Si l'on compare avec nos voisins d'Europe centrale et d'Europe de l'Est, le temps dont nous disposions pour nous livrer à nos expériences et mettre nos forces à l'épreuve fut particulièrement court. Après l'unification, nous nous retrouvâmes à nouveau comme des apprentis. Beaucoup se sentaient étrangers dans leur propre pays. Leur amertume s'explique aussi certainement par un sentiment d'impuissance jusqu'alors inconnu, et par la déception. Ils avaient rêvé du paradis et se réveillèrent en Rhénanie du Nord-Westphalie…

La première étape fut donc la libération. Le désir d'unité ne fut pas immédiatement une priorité, et précisément les militants pour les droits civils et politiques s'en sont rendus compte sur le tard. Ce furent l'intuition et l'impatience du peuple qui ont transformé "Nous sommes le peuple" en "Nous sommes un peuple". La première phrase nous avait rendu notre dignité. La seconde ne se contentait pas de faire revivre le désir d'unité longtemps enfoui de la Nation allemande, elle nous donnait accès à la réalité, elle contenait la sagesse de l'étape suivante: l'espoir des masses n'était pas dans une démocratie qu'il fallait inventer, mais dans la démocratie rhénane qui existait déjà dans la réalité.

La perspective de l'unité nous avait en effet presque entièrement échappé, à nous Allemands, de l'Ouest comme de l'Est. N'avons-nous pas souri avec un franc dédain de Ronald Reagan, lorsque, devant la Porte de Brandebourg, il murmura par-dessus le Mur ces célèbres paroles au chef d'Etat soviétique: "Please, Mr. Gorbatchev…"? Souvenons-nous de ceux qui ne voulurent pas attendre une hypothétique unité et cherchèrent seuls le chemin de la liberté, passant la frontière et se réfugiant à l'étranger. Mais penser à eux, c'est aussi se rappeler ceux qui ont payé de leur vie leur rêve personnel de liberté. Il m'arrive parfois de songer avec honte que même nous, les opposants de l'intérieur, n'avions pas su apprécier la volonté de liberté de ceux qui s'en sont allés: ce furent eux en effet qui, bien avant d'autres, s'octroyèrent le droit de choisir leur destin.

J'ai appris avec reconnaissance qu'on a déjà honoré la mémoire des morts du régime frontalier de RDA. Nous avons aussi en cette heure une pensée pour tous ceux qui n'ont pas vécu ces jours de libération et de joie devant l'unité, et particulièrement parmi eux pour les hommes et les femmes qui ont pris part au soulèvement du 17 juin (1953).

Je tiens tout particulièrement aujourd'hui à rappeler qu'avant l'unité, c'était la liberté qui nous importait. Cette expérience politique était pour nous quelque chose d'autant plus précieux que notre nation a connu de nombreuses formes d'oppression: princière, absolutiste, impériale, dictatoriale.

Tout aussi multiple était l'impuissance politique des individus soumis à ces régimes. Comme la tradition de l'autodétermination et de la révolution pour la liberté est pauvre dans cette nation! Plus qu'à eux-mêmes, c'est à l'ensemble des Allemands que les Allemands de l'Est ont fait un cadeau historique avec leur courte révolution. Désormais, nous appartenons tous à la famille des peuples marqués du signe de la révolution pour la liberté, et nous offrons à nos voisins hollandais, français, polonais et tchèques un nouveau visage, davantage digne de confiance.

Tel est le cadeau des Allemands de l'Est aux Allemands de l'Ouest. A la lumière de 56 années d'impuissance politique face au nazisme et à la domination communiste, le courage de ceux qui ont résisté en 1989 apparaît d'autant plus éclatant. Malgré tous les fardeaux qui nous ont été légués par la dictature, nous pouvons désormais regarder dans les yeux ceux qui viennent de l'Ouest: nous sommes certes moins riches, mais pas abattus et nous sommes encore moins des mendiants.

Les Allemands de l'Ouest nous ont cependant également fait un cadeau -pas forcément d'ordre matériel- à nous autres Allemands de l'Est. Ceux qui étaient soumis pendant le nazisme ainsi que les nostalgiques de la période d'après-guerre sont devenus des démocrates aussi parce que la génération de leurs enfants, celle de 1968, demandait avec insistance qui était coupable, qui était responsable. Une société civile est née. Grâce à l'unité, nous avons aussi pris part à ces expériences. Au cours de son histoire, la nation allemande n'avait jusqu'alors jamais connu quarante années de liberté, de démocratie et de paix.

Les membres de cette nation se sont donc mutuellement offert quelque chose. Puissions-nous, lorsque nous nous retrouverons dans dix ans, en prendre conscience et nous en réjouir davantage.

Traduction Forum


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