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Emmanuel Kant de Königsberg à Königsberg (1804-2004)
Par: Pierre-François BURGER* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Pierre-François BURGER*
* Ingénieur au CNRS, spécialisé en Histoire, langues et littérature de l’âge classique
© 2004


Kant (1824-1804) a publié, à 57 ans son ouvrage le plus connu : La Critique de la raison pure (1781). Ce faisant, il pensait, en bon Aufklärer, donner une base solide au projet philosophique du siècle des Lumières : enfin, devenue adulte, l'humanité, grâce à son système de philosophie critique, distinguant entre ce qui est objet de connaissance de ce qui ne saurait jamais l'être (c'est le sens du mot critique), allait faire un usage réglé de sa raison. Les philosophes cesseront de croire pouvoir faire de ce qui n'est pas objet d'expérience (Dieu, l'âme, le monde) un objet de connaissance rationnelle. Mettre un terme aux égarements des métaphysiciens, fonder une morale rationnelle sur le devoir et la loi morale, proposer une doctrine du jugement esthétique d'une grande rigueur tels sont les acquis bien connus du sage de Königsberg. Sa pensée politique et ses réflexions sur le devenir historique d'une humanité, à peine cultivée, peu civilisée et pas du tout moralisée ne sont pas en reste. Porteuse d'un projet d'une paix perpétuelle réaliste fondée sur la substitution des rapports de forces par des rapports de droits : l'Europe d'aujourd'hui doit beaucoup à ce penseur qui, sans jamais verser dans un optimisme béat, ouvrait une perspective aux nations en posant le problème fondamental que l'humanité lasse des guerres incessantes et des fausses paix devra résoudre et, si elle y parvient n'y parviendra qu'en dernier : " parvenir à réaliser une société civile administrant universellement le droit " (Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique).


Il y a deux cents ans, le 12 février 1804, mourait à Königsberg Emmanuel Kant, dont les Lumières ne partagent la gloire de philosophe qu'avec celle de Rousseau. Les autorités de la ville lui firent des obsèques grandioses : seize jours pour que chacun défile devant le cercueil, que vingt-quatre étudiants portèrent au "Caveau des philosophes", au Nord de la cathédrale. Goethe, son cadet d'un quart de siècle, pouvait voir dans Francfort les cortèges de l'élection et du couronnement de l’"Empereur allemand", mais à Königsberg on couronnait les rois prussiens, d'abord "rois en Prusse", puis "de Prusse" à partir de 1777, trois couronnements durant la longue vie du philosophe. Par la langue au moins, l'inventeur de la philosophie critique, la philosophie de la raison prenant finie connaissance d'elle-même et des limites de son pouvoir, est certes inséré dans le monde allemand. Mais c'est au titre d'une monarchie dont le destin est loin de se confondre avec celui des autres pays germaniques, surtout à cette date et surtout à Königsberg. La dynastie régnante habite Berlin mais le voyage vers la capitale - Kant ne le fit jamais - fait traverser des territoires non-prussiens. La Pologne est toute proche. C'est à Königsberg que l'on avait imprimé en 1653 la première grammaire du lituanien, la Grammatica Litvanica de Daniel Klein, et aussi en 1735 la première traduction intégrale de la Bible dans la même langue. Le souvenir de l'âge de la Suède grande puissance (stormakttiden) en Baltique au dix-septième siècle n'est pas si lointain. La Diète hanséatique ne s'est plus réunie depuis 1669 mais entre Cologne et Riga, Visby et Lemgo, les liens d'échange et de commerce tissés depuis le Moyen Âge gardent encore une grande part de leur ancienne vigueur. Le monde russe pour sa part fait irruption dans la vie de Kant en 1758, quand des troupes russes occupent sa ville. Il prête serment d'allégeance à la tsarine Élisabeth, et il enseigne aux officiers, parmi lesquels le colonel et futur généralissime Souvorov, la castramétation et la pyrotechnie. Si bien qu'il devient un des premiers membres honoris causa de l'Académie de Saint-Pétersbourg, et qu'il sera traduit en russe avant de l'être en français et en anglais.

Les dynasties européennes rivales, qui ne disparaîtront de la scène européenne qu'en 1918, recourent sans cesse aux armes. Pour leur futur malheur, les pays d'Europe sont en train de prendre les uns après les autres le chemin qu'avaient pris avant eux l'Espagne, la France et la Grande-Bretagne : celui de la montée des définitions nationales, des commencements à petit bruit du futur "principe des nationalités".

Si l'on considère non pas son système philosophique mais sa condition d'homme en son temps ("La publication de l'avenir est suspendue"), on doit se rappeler que c'est là l'horizon concret dans lequel Kant essayait de penser les conditions d'une possible paix entre les hommes. Son quotidien était au plus haut point celui d'un penseur "en Prusse", et non quoi qu'on ait pu en dire celui d'un penseur "prussien".

En comparaison des catastrophes et des crimes des nationalismes européens, c'est en effet un bien petit désastre, mais c'en est un cependant, que d'avoir pu en venir à faire de Kant un philosophe "allemand". Les urgences de propagande de la première guerre mondiale condamnaient à le faire et dès novembre 1914 la Revue d'apologétique publiait un document signé du Recteur et des doyens de l'Institut catholique qui remerciait Pie IX, Léon XIII et Pie X d'avoir si souvent signalé "les erreurs d'origine étrangère", pour ajouter, en faisant une citation inexacte : "Kant n'a-t-il pas posé en principe que chacun doit agir de telle sorte que ses actes (au lieu de "la maxime de ses actes") puissent être érigés en règle universelle, laissant à la conscience individuelle le soin de juger si la condition est remplie ?". Le 29 novembre 1914 dans L'Écho de Paris Paul Bourget précisait l'idée en ajoutant qu'on ne pourrait atteindre la Loi universelle qu'à travers l'aide extérieure et objective d'un Décalogue révélé. En 1917, dans Le Sacrifice, Henri Massis, futur académicien aussi patriote que conservateur, s'emporte et s'exclame : "Quoi, serait-ce devant la lourde organisation allemande que […] l'intelligence française […] devrait s'humilier ? Cet esprit va-t-il abdiquer et céder le pas à la matérielle organisation prussienne […] qui ne sut rien créer dans le domaine de l'esprit, […] qui laissa l'art dans le rapiècement archéologique et la pensée sans expression pour se définir ? Nous qui possédons les hautes disciplines de la philosophie classique, irons-nous demander à Kant ou à Hegel d'organiser notre pensée ?". On pourrait produire d'autres citations, mais pour l'honneur de la pensée justement, un certain Henri Bois (Kant et l'Allemagne), professeur à la Faculté libre de théologie protestante de Montauban, avait répondu par avance : "Je ne comprends pas […] qu'il y ait discussion possible sur Kant, tellement il est évident, […], qu'il n'est en rien responsable de la mentalité allemande contemporaine, qu'il l'a d'avance désavouée et stigmatisée et que c'est chez lui, […], que l'on peut trouver la meilleure réfutation de l'impérialisme teuton". Même au prix d'une langue incertaine ("réfuter un impérialisme" ?), il fallait sans doute en 1916 se vouloir un peu "au-dessus de la mêlée", et quelque courage, pour s'exprimer ainsi.

La Prusse, le monde des princes et celui des nationalismes ont disparu à jamais. La maison de Kant, la maison de jardin du forestier Wobser à Moditten, où Kant aimait passer l'été, n'existent plus. Les événements survenus depuis 1945 peuvent sans doute donner l'impression que c'est la peur de la guerre, plus exactement de la guerre atomique, qui a épargné à l'Europe un troisième conflit, et non la volonté bonne, la volonté de paix, sur laquelle Kant fondait la dogmatique de sa Paix perpétuelle. Mais il demeure qu'une sorte de nœud symbolique est maintenant noué à Königsberg. L'histoire a fait que la ville prussienne par excellence est devenue le seul accroissement territorial de la Russie par rapport à ses frontières de 1937. La statue de Kant se dresse à nouveau devant l'université, et les fonds nécessaires sont venus d'Allemagne. Non pas d'une Allemagne "ordinaire", mais d'une des personnalités les plus fortes et les plus attachantes de l'Allemagne d'après l'anéantissement, Marion Dönhoff (1909-2002). L'ancienne latifundiaire de Prusse orientale(1), opposante au nazisme puis journaliste à la Zeit à Hambourg, et encore essayiste, moraliste et auteur aussi d'un récit sobre et hallucinant de l'apocalypse de janvier et février 1945 en Prusse orientale, avait décidé de faire restaurer le monument à ses frais en 1992. Elle était sans doute la seule personne au monde à pouvoir envisager de prendre avec succès une telle initiative si peu de temps après la disparition de l'Union soviétique et de la République démocratique allemande.

Les Russes, de leur côté ne sont pas en reste. À l'université de Königsberg enseigne Vladimir Gilmanow, très bon connaisseur de la pensée de Kant. Cette même université est le siège de la Société Kant de Russie, que préside Léonard Kalinnikow, elle organise régulièrement des symposiums consacrés au philosophe. Si bien qu'un Russe désireux d'étudier Kant va désormais à Königsberg, c'est ce qu'a fait Vadim Kurpakow qui travaille présentement à la première biographie savante de Kant en russe. Entre Russes et Allemands œuvrant conjointement, l'esprit de la Paix perpétuelle est désormais dans de bonnes et savantes mains.

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Note :

1 - Namen die keiner mehr nennt [Des noms que personne ne dit plus]. Il s'agit des noms de lieux de Prusse orientale, spécialement des noms des cinq ou six villages que comptaient les terres de M. Dönhoff.

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