REVUE: PESC-DEFENSE
Accueil
Europe
Pesc-Défense
Droit
Economie
Culture

La Russie, entre Europe et Asie
Par: Hélène CARRERE d’ENCAUSSE* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
H. CARRERE D'ENCAUSSE*
* Secrétaire perpétuel de l'Académie française - Spécialiste de la Russie
© 2004


Quel est le destin de la Russie ? La définition de ses choix sur la scène internationale dépendra dans une large mesure de la manière dont elle se définira elle-même. Depuis l’éclatement de l’empire soviétique, ce pays avance sur la voie de la démocratisation. Ce choix politique qui détermine son avenir est aussi, dans une certaine mesure, le choix de l’Occident et plus particulièrement de l’Europe, son voisin. Mais les Etats européens ont-ils fait le choix de la Russie ? Les frontières de l’Union européenne et de l’OTAN se rapprochent toujours plus près des frontières russes. L’Europe ne devrait-elle pas tisser des liens plus profonds et plus étroits avec la Russie tant sa culture et son histoire sont depuis toujours très étroitement associées à la sienne ? “Il y a très probablement un défaut d’imagination concernant le modèle de relations qu’il convient de développer aujourd’hui avec ce pays”. La manière dont les pays occidentaux et plus particulièrement l’Europe, définiront leurs relations avec la Russie conditionnera pour beaucoup certains choix fondamentaux de ce grand pays : ancrage en Europe, repli sur lui-même ou basculement vers l’Asie ? De ce destin de la Russie dépend également la manière dont elle réagira aux futurs élargissements de l’UE et de l’Alliance, coopération ou confrontation.
Nous remercions vivement Madame Hélène Carrère d’Encausse d’avoir répondu aux questions du Forum Franco-Allemand. Cette éminente spécialiste de la Russie nous propose un regard permettant d’appréhender les perspectives aujourd’hui offertes à ce pays à travers une analyse de la société Russe, de la politique étrangère de la Russie sans jamais perdre de vue l’histoire “qui constitue toujours l’une des clés de sa compréhension”.





LA RUSSIE, L'ETAT ET LA DEMOCRATIE

Forum Franco-Allemand : Comment la Russie fait-elle l'apprentissage de l'Etat ? La Russie écartelée entre Etat-nation et réalité multiethnique vous semble-t-elle sur la voie d'une démocratisation?

Hélène Carrère d'Encausse : Même si la Russie n'est pas une démocratie parfaite, il s'agit néanmoins d'une démocratie. Il ne faut pas oublier que la transition démocratique n'a commencé qu'en 1992 ; or, douze années ne constituent qu'un délai extrêmement court au regard du temps qui fut nécessaire pour instaurer la démocratie dans d'autres Etats sans tradition démocratique. De plus, cette transition s'effectue après 75 ans d'un système totalitaire.

Il y a dans le cas de la Russie - qui ne peut être comparée à d'autres pays ex-communistes - deux pesanteurs très importantes. Premièrement l'absence totale de tradition démocratique ; soixante-quinze ans de totalitarisme correspondent à trois générations, ce qui empêchait de fait toute connaissance d'un autre système. La mémoire ne pouvait alors être d'aucune aide pour les Russes, même si des mesures de démocratisation avaient été adoptées sous l'ancien régime entre 1905 et 1917. Mais cela n'avait pas constitué une expérience suffisamment significative pour servir de socle à l'actuelle construction démocratique de la Russie. Deuxièmement, la Russie a dû faire face à un obstacle très important en 1992 : l'absence d'Etat communiste. Le système communiste reposait sur un parti qui proclamait qu'il était un Etat. Mais en réalité, le parti qui fonctionnait au moyen de ses propres structures s’était déguisé en Etat. Par ailleurs, même si un Etat avait existé sous l'ancien régime, celui-ci était d'une faiblesse extrême. D'ailleurs, la déficience de l'administration constitua l'une des raisons de l'effondrement du régime impérial. Ainsi, la tradition étatique faisait très fortement défaut en Russie. En 1992 les relais étatiques étaient inexistants : il n'y avait pas d'administration - il y avait un parti qui s'est effondré -, il n'y avait pas de tradition administrative, seulement une tradition partisane. L'Etat restait donc encore à inventer. L'absence d'expérience tant démocratique qu'étatique créait donc a priori des conditions particulièrement défavorables à l'émergence de la démocratie en Russie.

Les responsables politiques russes ont alors décidé en premier lieu de doter leur pays d'institutions, en prenant notamment conseil auprès de juristes ressortissants d'Etats qui disposaient d'institutions démocratiques qu'ils respectaient : principalement des français et des américains dont les apports en référence aux systèmes de Droit auxquels ils appartenaient constituèrent les grandes sources du constitutionnalisme russe. Ainsi, le système institutionnel russe est le produit d'un habile mélange des traditions française et américaine en la matière, même s'il n'est pas tout à fait équilibré et mériterait sans doute d'être corrigé sur certains points.

Par ailleurs, l'instauration d'un système d'élections, qui a jusqu'alors plutôt bien fonctionné, a répondu à la volonté démocratique de la société russe, même s'il n'est pas exempt de toute imperfection. Entre 1993 et 1996, j'ai eu plusieurs fois l'opportunité d'occuper la fonction d'observateur lors d'élections en Russie et j'ai pu constater le très vif intérêt - empreint de curiosité - de la population face à ces scrutins, dans un pays qui ignorait jusqu'alors ce qu'étaient des élections libres. Même dans les endroits les plus reculés de la Russie, j'ai été très surprise de constater à quel point les gens étaient préoccupés par l'idée d'apprendre la manière de procéder en de telles occasions. Les responsables russes comptaient beaucoup sur une sorte de pédagogie électorale : c'est à vous de décider ! Le résultat est assez inespéré car on ne devient pas électeur par un coup de baguette magique.

En ce qui concerne les imperfections, je rappellerais qu'elles existent également en France où le Conseil constitutionnel recueille l'ensemble des plaintes sur les dysfonctionnements électoraux : ils ne constituent donc pas une particularité russe. Il est surtout important de souligner qu'en l'espace de douze ans, on a assisté à un véritable apprentissage des citoyens russes à la vie démocratique, et que les progrès ont été très importants. Même les dernières élections législative et présidentielle n'ont pas été caractérisées par la fraude ; en revanche, elles ont mis en lumière l'absence d'élites de rechange, ce qui constitue un sérieux problème pour la Russie : des élites libérales y font essentiellement défaut. Cette situation n'est pas le produit de la malveillance de Eltsine ou de Poutine mais plutôt de la faiblesse de la tradition libérale dont les quelques représentants peinent à s'intégrer dans la vie politique ; elle est également le produit de la réticence de la nouvelle génération - oh ! combien remarquable de politologues, chercheurs… (celle qui a 30-35 ans aujourd'hui) - à s'investir dans des carrières politiques, préférant exercer leurs compétences dans le cadre d'autres fonctions, au sein d'instituts, d'organes de presse… La plupart d'entre eux préfèrent analyser, commenter, observer. La relève politique représente donc un véritable problème pour la Russie.

La Russie dispose donc d'institutions démocratiques, même si celles-ci doivent encore être affinées. La société fait progressivement l'apprentissage de la démocratie, même si les 72% des voix obtenus par le Président Poutine lors des dernières élections présidentielles ont pu choquer certains commentateurs français qui ne s'étaient pourtant pas indignés face aux 82% des voix obtenus par le Président français lors des dernières élections présidentielles et des 90% des voix obtenus par le nouveau Président géorgien lors de son élection (avec 80% au Parlement). Dès lors, pourquoi deux poids et deux mesures ? Les Russes devraient-ils être plus parfaits que les autres ? Des instituts de sondage très sérieux avaient prévu le résultat des dernières élections russes et clairement expliqué les raisons de cette aspiration populaire à la stabilité présidentielle ; elle repose principalement sur le sentiment d'humiliation des Russes en 1992 face à un pays qui a perdu son empire et qu'ils estiment ne pas être assez respecté dans le monde. D'une certaine manière, ce vote exprime leur satisfaction d'un Président qui a rendu un minimum de visibilité à leur pays.

Mais pour revenir au problème très important de l'Etat en Russie, on observe que ce dernier n'est pas encore véritablement construit. On ne bâtit pas un Etat facilement ! L'administration est encore très faible. Il y a bien quelques institutions chargées de former des responsables administratifs - régulièrement promenés dans les mairies, les conseils généraux français… -, mais tout cela est insuffisant. Il n'y a pas encore d'Ecole d'Administration et les Russes recourent souvent à des formations extérieures. Mais ce n'est pas seulement un problème d'école d'administration : tout manque en Russie. Par exemple, il n'existe pas encore d'école chargée de former les futurs cadres de l'administration fiscale. En effet, s'il existe déjà un système fiscal, ses administrateurs font encore défaut. Indépendamment de ces carences, la particulière lenteur de la constitution de l'Etat s'ajoute malheureusement à son insuffisance ; ces particularités expliquent en grande partie l'ancienne tradition de corruption présente partout, qui est à la fois orientale et soviétique. Ces problèmes prennent leurs racines dans la réalité historique. Faire face à ces maux constitue précisément l'une des tâches principales qui incombe à Vladimir Poutine ; s'il n'arrive pas à donner à l'Etat une forme moderne dénuée de corruption on pourra alors conclure qu'il a échoué sur le volet principal de son mandat.

Forum : La violence inter-éthnique et l'exacerbation du nationalisme en Russie ne risquent-elles pas de menacer la cohésion d'une société russe atomisée et dont la démographie décline?

H. C. d'E. : Cette question soulève deux problèmes : le problème démographique et le problème des relations inter-éthniques. Concernant tout d'abord le problème démographique, on constate qu'il ne date pas de 1992 mais remonte à l'ère soviétique et plus précisément au début des années 1970. C'est à cette période qu'a commencé le déclin démographique, même si le taux de natalité élevé des républiques musulmanes le dissimulait. Il existait alors déjà un déséquilibre important entre une démographie plutôt satisfaisante de la périphérie musulmane et une démographie catastrophique des Russes ; à cette époque, le problème était considéré en terme d'équilibre des nationalités. Mais depuis la chute de l'Union soviétique, ce problème a changé de nature ; en effet, les différences démographiques sont désormais un peu moins importantes, même s'il y a encore près de vingt millions de musulmans en Russie. Mais il est essentiel de souligner que la population russe décroît de près d'un million de citoyens chaque année ; elle s'est déjà réduite de dix millions d'individus depuis la fin du régime soviétique, situation qui conduit à la terrible projection d'une Russie à moins de 100 millions d'habitants à la moitié du vingt-et-unième siècle. Le pire ne constitue jamais une certitude mais il est bien réel que la natalité est extraordinairement faible et que l'état sanitaire de la population russe est déplorable. Dans les années 80 - sous le régime soviétique -, on s'était déjà aperçu qu'une recrue sur deux n'était pas apte au service militaire en raison d'un état de santé déficient ; bien évidemment, il n'était pas question de maladies bénignes mais de défauts d'ordre biologique. Ces problèmes, qui apparaissent aujourd'hui au grand jour, avaient été tus par le régime soviétique ; or, ils sont aujourd'hui comme une angoisse sourde au cœur de la population russe. Une économie qui se porte mal permet raisonnablement d'espérer un rétablissement. Mais lorsqu'une société est biologiquement malade c'est beaucoup plus grave. Une société qui se dit qu'elle meurt n'a aucune raison d'être optimiste.

En ce qui concerne ensuite le problème des relations inter-éthnique, on observe que la Russie a atteint pour la première fois depuis près de deux siècles un niveau d'homogénéité auquel elle n'était jamais parvenue auparavant. Sous le régime soviétique, les Russes ne représentaient que la moitié de la population alors qu'aujourd'hui ils représentent plus de quatre-vingt pourcent de la population de la Russie. Cette situation totalement nouvelle pourrait encore être confortée dans les décennies à venir. En effet, le Président Poutine a lancé une réflexion sur l'élaboration d'une loi en faveur du rapatriement des Russes de la diaspora établis dans les Républiques voisines, ce qui concerne quand même 20 millions d'individus. Une telle mesure contribuerait à renforcer encore davantage le poids des Russes. Face à une population en diminution, l'idée est de puiser dans un "réservoir" potentiel situé à l'étranger. Néanmoins, une telle initiative ne serait pas sans poser un certain nombre de problèmes avec les Etats voisins - les ex-Républiques soviétiques qui ont accédé à l'indépendance -, qui ont besoin des populations russes établies sur leur territoire car elles appartiennent le plus souvent aux structures d'encadrement, et cela même si elles sont le plus souvent traitées comme des citoyens de seconde catégorie. On ne les apprécie guère mais on ne veut pas qu'ils partent.

Actuellement, la Russie assure un certain équilibre entre les différentes communautés qui la composent à travers un système fédéral qui a incontestablement progressé. Cela avait commencé avec la fameuse formule de Boris Eltsine: prenez autant de souveraineté et d'indépendance que vous pouvez. Même si on assiste progressivement à un retour en arrière sur la question de la souveraineté, il existe néanmoins des statuts divers appliqués aux différentes parties de la population en Russie. Si l'on revient sur l'histoire russe - ce qui constitue toujours l'une des clés de la compréhension de cet Etat - on constate que des statuts aussi divers existaient déjà sous le régime impérial. D'une certaine façon, la Russie retrouve un peu du caractère diversifié et de la souplesse de l'Empire, même si en principe tout le monde est soumis à la même loi dans la fédération. Par exemple l'un des blocs qui se distingue au sein de la population est celui des musulmans de la Volga, qui n'est pas extrémiste, même s'il affirme ouvertement son appartenance à l'islam ; ainsi, de très nombreuses mosquées sont édifiées chaque année a Kazan et la reconstruction de la grande mosquée de la ville, qui avait été détruite intentionnellement par Ivan le Terrible lors de la conquête, constitue un symbole tout à fait significatif du redressement de cette partie de la population. Un certain degré d'autonomie légale a été accordé au pays Tatare, ce qui équivaut à une forme de compromis entre le pouvoir central et une entité suffisamment forte et structurée. Ce type de compromis a quand même pour effet d'atténuer le "souverainisme" - si on peut le qualifier ainsi - de certains groupes comme les Tatares, les Bashkirs…. On peut donc estimer que le compromis fonctionne à peu près.

En revanche, la situation est beaucoup plus difficile dans le Caucase musulman. Ainsi, la Tchétchénie apparaît souvent à la une de l'actualité ; c'est un problème très compliqué qui est le produit de deux siècles d'oppositions. Tous les efforts maladroits de la Russie ont participé à plonger cette région dans la violence la plus absurde, pour finalement la livrer aux mains d'une armée en état de décomposition morale et qui se comporte sur place d'une façon intolérable ; la Tchétchénie est devenue une sorte de zone de non droit. Mais en dehors de la Tchétchénie, on constate que le Daguestan est également gagné par des troubles de même nature. L'une des sources des problèmes du Caucase provient certainement dans une large mesure de la structure sociale des sociétés qui y vivent et de leur rapport à l'Etat ; autant dans les pays Tatare et Bashkir il existe des traditions étatiques bien établies, autant dans le Caucase ce sont des traditions claniques échappant à la rigueur étatique qui prédominent. Cela se vérifiait déjà sous l'ancien régime. Cette grande différence constitue l'une des principales difficultés à surmonter si l'on souhaite retrouver une certaine stabilité dans le Caucase.

Forum : Ne pensez-vous pas qu'à l'opposé des Etats européens, qui traitent la question islamique sur le plan de l'intégration, la Russie - dans le cadre de son processus de (re)-construction identitaire - s'engage sur la voie d'une dissociation par rapport à un destin commun islamo-chrétien, faisant ainsi pour sienne la théorie d'Huntington sur le choc des civilisations ? L'islam a-t-elle encore une place dans le processus de reconstruction identitaire de la Russie?

H. C. d'E. : La Russie a très bien su traiter le problème de l'Islam dans le passé, même si l'on peut observer que le pouvoir soviétique l'avait pratiquement ignoré ; néanmoins, soixante-quinze ans d'éducation soviétique ont permis d'éviter l'expansion de l'extrémisme musulman. Le Caucase est un cas particulier. Comme nous l'évoquions précédemment, c'est un islam de confréries ; ce n'est pas un islam traditionnel. Actuellement, la situation est propice à l'expression la plus radicale de l'extrémisme, qui est à la limite du terrorisme. Les spécialistes de ces questions considèrent aujourd'hui que le Caucase constitue l'un des foyers du terrorisme international. Une chaîne du terrorisme islamique est constituée de l'Afghanistan, du Caucase et du Maroc. Le terrorisme n'est donc pas seulement le produit d'un problème d'intégration en Russie.

Aujourd'hui comme hier, la Russie n'a pas eu de véritable problème d'intégration. Tous les individus constituant la population russe sont des sujets de la fédération, qui par ailleurs exprime sa volonté de respecter les traditions des groupes qui la composent. Ainsi, la Russie respecte le particularisme musulman ; les responsables politiques savent bien que les musulmans russes ne sont pas venus d'ailleurs et qu'ils sont sur leur terre : ils ne sont pas des immigrés qui ont adopté les lois du pays d'accueil. C'est la Russie qui s'est étendue jusqu'à eux et non eux qui sont allés vers la Russie. C'est une situation tout à fait particulière que l'Europe ne connaît pas, à l'exclusion du cas particulier de l'Albanie. En Russie, la question est moins celle de l'intégration que celle des moyens permettant de vivre ensemble sur un sol qui est celui des uns et des autres. La Russie ne se dit pas qu'il faut intégrer : ces populations sont chez elles et l'on doit respecter leurs traditions. C'est ainsi qu'aujourd'hui le pouvoir russe n'essaye pas de freiner la reconstruction des mosquées dans tout le Tatarstan, c'est-à-dire la marque de l'Islam, car il considère que cela fait partie d'un passé aboli mais qui a néanmoins sa place dans la Russie contemporaine.


LA RUSSIE ET L'EUROPE

Forum : Dans l'ouvrage que vous avez consacré à Catherine II, vous avez démontré la manière dont la tsarine avait installé durablement la Russie en Europe. Comment pensez-vous que l'on puisse qualifier la place de cet Etat aujourd'hui par rapport à l'Europe ? Par ailleurs, ne peut-on concevoir aujourd'hui que l'Europe va davantage vers la Russie que la Russie ne va vers l'Europe?

H. C. d'E. : La Russie a toujours tendu à affirmer son identité européenne. On en perçoit les premiers signes dès le XIIe siècle. Ultérieurement, Catherine II a en effet considéré la Russie comme un pays européen. Aujourd'hui la question se présente de façon très différente car l'appartenance à l'Europe renvoi inévitablement à l'intégration dans l'Union européenne. D'ailleurs, il est un fait que le processus d'élargissement de l'Union rapproche progressivement les frontières de l'Europe intégrée de celles de la Russie!

Depuis une douzaine d'années, on peut observer une certaine évolution de la position russe face à l'Europe et plus globalement, au monde occidental. A partir de 1992, la politique étrangère de la Russie a traversé une période dont la principale orientation était occidentale ; les Russes se reconnaissaient alors comme des occidentaux, des européens, amis et partenaires des Etats-Unis dans une période où, paradoxalement, pratiquement personne ne s'intéressait véritablement à eux. Ils se considéraient donc européens. Mais depuis quelques années déjà, cette perception a évolué car la Russie se trouve davantage sur la défensive, principalement parce que les frontières de l'OTAN arrivent à ses abords à l'instar de celles de l'Union. Ainsi, on peut raisonnablement penser que la question de l'intégration de l'Ukraine dans ces ensembles va se poser, notamment à l'instigation de la Pologne. Une telle évolution aurait une très forte portée symbolique car ces organisations ont historiquement été constituées pour se défendre contre le bloc soviétique, présentant une sorte de contre-modèle économique, politique et de fraternité face à l'URSS dont la Russie était la composante principale. Cela accentuerait incontestablement la distance entre la Russie et le reste du monde occidental.

En ce qui concerne l'Europe, il faut s'interroger sur notre volonté et notre capacité à intégrer la Russie dans l'Union mais aussi sur les intentions de cet Etat dans ce domaine. Or, il semblerait que les Russes commencent à appréhender qu'une intégration à l'U.E. ne constitue pas un objectif réaliste pour des raisons pratiques : un pays de 140 millions d'habitants peut difficilement se plier aux acquis communautaires ; le développement de la Russie ne passe certainement pas par sa soumission aux impératifs communautaires et il lui serait très difficile d'appartenir à un ensemble où le vote des luxembourgeois ou des slovaques est susceptible d'avoir une portée significative. Il y a incontestablement aujourd'hui une évolution de la pensée russe à l'égard de l'intégration européenne. La Russie veut se voir reconnaître une personnalité européenne et souhaiterait disposer d'un certain droit de regard sur les choix européens. Ce ne fut pas le cas pour l'élargissement pour lequel son avis n'a nullement été sollicité. Elle a fait preuve d'une très grande modération parce qu'elle n'avait pas le choix et s'est inclinée car elle ne disposait pas de moyens pour s'y opposer. Tant que l'extension de l'Union concerne la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne… c'est une chose - même si la question a été plus sensible concernant les Etats baltes -, mais lorsqu'il sera question d'Etats comme l'Ukraine, cela risque fort de générer des tensions beaucoup plus vives. La préoccupation actuelle de la Russie est de trouver les bases d'un statut particulier qui lui permettrait d'être davantage qu'un simple partenaire pour l'Europe sans pour autant être soumise aux exigences et aux impératifs européens. C'est précisément l'inclination de la politique du Président Poutine à l'égard de l'Europe.

Il ne faut pas perdre de vue que la Russie est aussi un pays d'Asie et qu'il peut basculer de l'autre côté - ce qui n'est pas souhaitable. Si l'Europe veut éviter une telle perspective et l'émergence de tensions à l'occasion de ses futurs élargissements, elle devra faire preuve d'imagination dans le développement de ses relations avec la Russie afin qu'elles dépassent le stade d'un partenariat aimable.

Forum : Quels sont les défauts majeurs que vous reprocheriez aux responsables politiques européens quant à la perception de la Russie?

H. C. d'E. : Ils ont plusieurs défauts. Néanmoins, les Russes ont eux aussi parfois une perception erronée de l'Europe. Premièrement, beaucoup d'Etats européens n'ont pas toujours conscience de toutes les pesanteurs qui affectent le développement de la Russie. Par ailleurs, ils continuent souvent à appliquer à la Russie des critères issus de l'ère soviétique qui ne correspondent plus à la réalité contemporaine de ce pays, même s'ils demeurent encore fonctionnels pour d'autres Etats anciennement socialistes.

Deuxièmement, beaucoup de responsables politiques européens ne sont pas tout à fait convaincus de la nature européenne de la Russie. La plupart des discours affirment certes que les Russes sont européens. Mais par ailleurs, lorsque le principe d'élargissement est abordé, les perspectives d'intégration de pays aussi différents que la Russie et la Turquie sont placées sur un même plan ; ce type de propos est souvent difficilement perçu par les Russes qui estiment que leur culture et leur histoire sont depuis toujours beaucoup plus étroitement associées à celles de l'Europe - Catherine II se battait déjà pour l'ancrage de son pays en Europe -, même si leur objectif n'est pas a priori d'intégrer l'Union européenne. Il me semble en effet que ces questions n'appartiennent pas à la même catégorie intellectuelle. Les liens qui unissent l'Europe à la Russie ont une vielle histoire. Quand Daniel Cohn-Bendit affirme qu'il faut intégrer la Turquie à l'UE pour que "l'Islam des lumières" s'épanouisse, j'ai quelques difficultés à percevoir ce qu'il désigne par cette expression. Pour ma part, je ne connais pas d'"Islam des lumières".

Forum : Vous évoquez un risque de basculement. Néanmoins, il me semble que vous réfutez le concept d'Eurasie…

H. C. d'E. : L'Eurasie, réalité politique, est un concept qui signifie que la Russie a une double identité politique en raison de la structure même du pays. Mais c'est un concept éculé remontant aux années vingt et qui étrangement réapparaît dans certaines revues marginales. En revanche, ce mot peut éventuellement conserver une signification lorsqu'il concerne la définition d'intérêts internationaux. Si en 1992 la politique russe était principalement orientée vers l'Occident, ce n'est plus tout à fait le cas actuellement. Cette évolution me semble fâcheuse. En 2004, la Russie estime que si les frontières de l'OTAN et de l'Europe rejoignent peu à peu sa propre frontière - s'il y a une sorte de rideau de fer inversé à ses abords -, il lui restera à se définir un espace particulier afin de se démarquer de cet autre espace qui édifie des barrières contre elle. A l'origine, l'OTAN a bien été conçue pour se protéger du bloc au sein de laquelle la Russie était prépondérante. D'ailleurs, pour la plupart des ex-Etats communistes d'Europe centrale et orientale comme la Pologne, l'OTAN constitue bien encore une protection à l'égard de la Russie.

L'espace russe s'étend très loin puisqu'il va jusqu'au Pacifique. La Chine continue et continuera, quoi qu'il arrive, à être de plus en plus écrasante pour la Russie. C'est une réalité qui est à long terme assez effrayante pour la Russie ; la Russie a toujours eu peur de la Chine. Mais à court terme il faut traiter avec cet Etat et ce, notamment parce qu'il existe maintenant cette très longue frontière russo-chinoise de près de cinq mille kilomètres pratiquement impossible à surveiller. C'est d'ailleurs pour cette raison que Vladimir Poutine est allé négocier en Chine des accords relatifs à l'immigration. En effet, la Russie tente d'enrayer le flot de Chinois qui vont s'établir dans les régions peu peuplées de la Russie.
Lorsque l'on interroge les démographes russes les plus sérieux sur la réalité de la présence chinoise en Russie depuis quelques années, il est significatif qu'ils répondent qu'au moins vingt millions de Chinois sont déjà présents sur le territoire national ; un tel chiffre suscite de sérieuses inquiétudes en Russie. Pour ma part, je pense que la vérité se situerait plutôt entre quatre à cinq millions. Mais quand l'imaginaire des gens de science multiplie les chiffres par quatre, cela révèle bien l'importance du problème ! La situation est d'autant plus ambiguë que cette vague d'immigration se fait à couvert et de façon très discrète, ce qui la rend très difficile à mettre en cause. De plus, le déficit de main d'œuvre dans les régions concernées ne facilite pas la résolution du problème.

Même si les relations russo-chinoises sont bonnes, les Chinois ont toujours le sentiment d'appartenir à un Etat surpeuplé. Très préoccupés par ces questions, les Russes sont conduits à court terme à jouer une sorte de carte de la pacification avec la Chine et éventuellement - pas uniquement eurasiatique mais - multicontinentale. Le développement de ces relations constitue une mesure de sauvegarde, mais aussi une façon de signifier à l'Europe que, si elle ne la considère pas comme véritablement européenne, elle peut géographiquement lui tourner le dos.

La Russie est également un pays de tradition islamique. Mais, il faut encore une fois souligner la particularité de cette tradition puisque les musulmans, qui peuplent la frontière sud du pays, sont comme nous l'avons observé précédemment, chez eux sur les territoires où ils sont établis ; ils font partie de l'histoire russe depuis le XVIe siècle. La Russie est donc obligée de conduire une véritable politique musulmane. Par exemple, lorsque certains problèmes se posent comme celui du terrorisme, la Russie ne peut pas le traiter d'une façon identique à celle d'un Etat qui subit cela de la part de groupements venus de l'extérieur du pays. Par ailleurs, la question des populations musulmanes dépasse les frontières nationales et doit - à l'instar d'autres sujets - être abordée en coopération avec certains Etats voisins. Ainsi, la Communauté des Etats indépendants (CEI) n'est pas un mythe absolu ; même si elle ne fonctionne pas bien, elle permet néanmoins de traiter de questions communes. Mais face à cette forme de recomposition régionale, il faut toujours prendre en considération le facteur temps ; cela ne fait que douze ans que l'Etat soviétique s'est décomposé. Patiemment, la Russie essaye donc de reconstruire une sorte d'intérêt commun dans certains domaines. Cette démarche est d'autant plus importante pour ses dirigeants qu'ils perçoivent bien l'affirmation croissante de la présence américaine là où ils ne parviennent pas à la mener à bien. La Russie est donc en quelque sorte contrainte de ne pas se concevoir uniquement comme un pays européen et de développer des politiques musulmane et asiatique parce que cette réalité s'impose physiquement à elle.


LA RUSSIE ET LA SECURITE

FFA : Le ralliement de Vladimir Poutine à la guerre internationale contre le terrorisme constitue-t-il selon vous un acte d'opportunité pour légitimer son intervention en Tchétchénie ou marque-t-il la volonté de développer une solidarité durable avec les autres Etats occidentaux fondée en partie sur des enjeux de sécurité communs et la construction d'un partenariat stratégique avec l'Ouest?

H. C. d'E. : La réponse à cette question appelle trois observations préalables. La première concerne l'expression dans la journée même du 11 septembre de la solidarité de la Russie à l'égard des Etats-Unis. Il me semble que la rapidité de cette réaction traduisait la volonté pour la Russie d'incarner un acteur de premier plan sur la scène internationale. Il ne faut pas oublier que, jusqu'au 11 septembre, elle se trouvait en marge de la vie internationale ; la mesure de son inexistence est incarnée par la guerre du Kosovo où son exigence d'une autorisation du Conseil de sécurité pour intervenir militairement avait été ignorée. Or, cette exigence se fondait sur une bonne raison : cette institution constituait la marque du statut international de la Russie. Lors de la guerre du Kosovo, les Etats intervenants ne l'ont nullement écoutée. En revanche, la promptitude avec laquelle elle a manifesté sa solidarité le 11 septembre en se ralliant au groupe des Etats dénonçant le terrorisme, lui a permis de réintégrer le jeu international. A cet égard, Vladimir Poutine a fait preuve d'une visibilité internationale bien supérieure à celle dont il était habituellement crédité. Il a immédiatement compris qu'il y avait un enjeu : la reconnaissance de la place de la Russie dans le monde par le biais des Etats-Unis. A partir de cet instant, quelles que soient les difficultés russo-américaines, la démarche avait eut lieu.

Deuxièmement, l'expression de cette solidarité et le ralliement à la lutte internationale contre le terrorisme permettait de placer la Tchétchénie dans la filière terroriste ; la Russie avait un intérêt particulier à agir ainsi puisque cela lui permettait de mettre un “couvercle” sur l'intervention militaire dans cette région.

Troisièmement, il existe en Russie une école de pensée - au sein des instituts, des centres de recherche, universités… de hautes qualités - qui conçoit les problèmes de sécurité d'une manière très proche de celle des occidentaux. Cette école a toujours estimé que les problèmes de la Russie sont de la même nature que ceux des autres pays ; on évolue vers un monde où les guerres ressemblent de moins en moins à des guerres conventionnelles et où le terrorisme constitue de façon croissante l'instrument de déstabilisation des Etats. La Russie a intégré cette conception ; en dehors de la Tchétchénie, il y a eu des attentats qu'il ne serait pas sérieux d'attribuer au FSB. La Russie se sent extrêmement vulnérable. Elle observe bien que l'islam qui existe à ses frontières - un islam pourtant tempéré par les soixante-quinze ans d'un joug soviétique - constitue un foyer potentiel de déstabilisation par la remontée d'éléments subversifs à travers certaines Républiques comme le Tadjikistan qui est au contact direct de l'Afghanistan. Cela génère nombre d'inquiétudes en Russie. A l'instar des autres Etats, la Russie a bien conscience que le monde est ouvert et que la mondialisation signifie en partie pour elle comme pour les autres pays la mondialisation du danger.

Dans l'ordre chronologique, la première observation met en relief la démarche de la Russie qui lui a permis de réaffirmer sa position internationale. La seconde concerne l'instrumentalisation de cette démarche à des fins politiques. La troisième fait apparaître la prise de conscience des Russes quant à la nécessité d'établir un système de sécurité, notamment en raison du partage de certaines frontières nationales avec le monde musulman. Même si la situation est compliquée en Irak, la Russie tient compte de la domination de l'ordre international par les Etats-Unis. L'importante présence américaine en Irak, dont la taille va probablement encore s'accroître, change la donne de toutes les décisions relatives à cette région. Ainsi, on observe que, depuis l'intervention américaine, le Pakistan et l'Inde ont repris leurs pourparlers, la Libye a décidé d'annuler ses programmes d'ADM… La Russie tient compte de façon pragmatique des nouveaux paramètres de la situation internationale. C'est pour elle un moyen de s'incorporer dans un système qui fait théoriquement baisser les périls et créé en même temps un nouveau système de solidarité collective.


Carte de la Russie


Forum : Néanmoins, face à la grande violence de l'intervention en Tchétchénie, on peut difficilement concevoir qu'elle constitue une réponse appropriée à la complexité de la situation…

H. C. d'E. : Les Russes ne savent pas quelle est la réponse à la situation en Tchétchénie. Ils ne la maîtrisent pas. Il y a deux siècles qu'ils ne parviennent pas à coexister avec les Tchétchènes. Si le conflit n'avait pas deux siècles on penserait certainement la situation autrement. Staline avait appliqué une méthode radicale et terrible en déportant une grande partie de cette population, la moitié périssant alors en route. Les Russes ont bien conscience que la réponse à la question tchétchène n'est pas militaire et pourtant ils recourent principalement à leur armée pour faire face aux troubles. Or, on constate que l'emploi de la force ne sert à rien et que leur armée est inadaptée face à ce type d'intervention ; cette inadaptation de l'armée russe aux besoins du pays s'ajoute à l'état moral déplorable dans laquelle elle est : elle n'est pas respectée par la société et elle coûte cher, notamment en raison de sa professionnalisation. Le résultat apparaît alors au grand jour en Tchétchénie : l'armée russe se comporte comme une bande de malfaiteurs mais le pouvoir ne la bride pas parce qu'il ne sait qu'en faire et se méfie a priori des effets de toute nouvelle contrainte qui lui serait imposée.

FFA : L'alliance ad hoc de la Russie avec la France et l'Allemagne lors de la dernière crise iraquienne vous semble-t-elle être le produit d'une situation internationale ponctuelle ou traduit-elle selon vous un mouvement plus profond de la politique étrangère et du positionnement de cet Etat dans le monde?

H. c. d'E. : Au moment de la mobilisation contre l'intervention éventuelle en Irak, le ralliement de Vladimir Poutine au couple franco-allemand correspondait au jeu d'une carte destinée à peser sur les Etats-Unis, afin de montrer que la Russie était un acteur à part entière de la vie internationale. Cette alliance était certainement circonstancielle. Cette attitude fut extrêmement efficace puisque les Etats-Unis ont entendu le message, au moins dans un premier temps ; par ailleurs, ils ont estimé qu'il fallait compter avec la Russie.

Mais il me semble que depuis peu la conception russe des relations internationales a évolué sensiblement. Jusqu'à une période récente, seuls les Etats-Unis pouvaient constituer un interlocuteur pour la Russie dans l'esprit Vladimir Poutine. Les autres Etats ou groupes d'Etats ne comptaient pas beaucoup, notamment l'Europe qui a fait preuve de son incapacité sur le plan international avant l'intervention en Irak. Or, il apparaît que l'enlisement d'après-guerre en Irak et les incertitudes de la politique américaine ont conduit les dirigeants russes à ne plus concevoir la France, l'Allemagne et les Etats-Unis comme de simples pions mais comme autant de moyens d'exercer alternativement plusieurs politiques en fonction des circonstances. Néanmoins, j'évoque la possibilité d'une telle évolution avec prudence car elle demande encore à être confirmée ; on ne se situe qu'au début de cette inflexion de la politique russe. Ainsi, il est encore possible que la Russie estime par exemple avoir fait trop de sacrifices aux Etats-Unis qui n'ont pas, en contrepartie, "joué le jeu" ; en effet, si la Russie a bien fermé les yeux sur leur installation dans le Caucase, sur leur installation dans les champs pétrolifères de la Caspienne…, cela n'a pas empêché l'élargissement de l'OTAN!

Forum : D'une certaine façon, la France et l'Allemagne représentent pour la Russie une sorte d'alternative dans leurs choix en matière de politique étrangère?

H. C. d'E. : Oui ; néanmoins pas une alternative totale mais un moyen de se différencier des Etats-Unis. Je suis néanmoins prudente car c'est une inflexion qui est encore en train de s'affirmer.

Forum : A quel point l'élargissement de l'U.E. mais surtout celui de l'OTAN vous semblent-ils perçus de façon négative par la Russie ? Comment peut-elle éventuellement se donner les moyens de faire avec…

H. C. d'E. : Jusqu'à présent on avait toujours cru que les Russes réagiraient à l'élargissement de l'OTAN. Je n'étais pas de ceux-là. J’ai toujours eu la conviction que les Russes seraient certainement mécontents mais que cela n'irait pas au-delà, tout simplement parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Je n'imagine pas ce qu'aurait pu faire la Russie pour s'opposer à cette évolution historique… Tempêter?…

Toute la politique étrangère russe a été fondée sur la reconquête d'une position à partir de rien. En dehors de son siège au Conseil de sécurité, la Russie ne dispose d'aucun élément pour faire pression sur qui que ce soit. C'est pour cette raison qu'elle s'accroche au Conseil de sécurité dès que la situation s'y prête.

Le fait que l'élargissement de l'Union européenne soit accompagné et même précédé par celui de l'OTAN constitue le problème principal pour la Russie. On connaît bien les raisons historiques pour lesquelles aujourd'hui l'OTAN passe avant l'Europe pour les pays de l'Est. D'ailleurs, ils ont toujours pensé que l'intégration dans l'OTAN leur ouvrirait les portes de l'Europe et non l'inverse. On comprend alors mieux la priorité qu'ils ont donnée dès le début à l'Alliance. Mais pour la Russie, cette organisation conserve avant tout une dimension essentiellement militaire ; même si les rapports entre la Russie et l'OTAN tendent à se développer il n'empêche qu'elle demeure de l'autre côté de la barrière et ce, d'autant plus lorsque l'OTAN intègre des anciens Etats de l'empire. Ainsi, le Président de la Géorgie ne cache pas qu'il considère que son Etat doit adhérer à l'Europe et à l'OTAN. Une telle perspective complique encore la situation puisque cet Etat se situe pratiquement au contact du Caucase qui est en Russie. On ne pourrait comparer le problème posé par l'intégration de la Géorgie à celui des pays baltes, qui ont également fait partie de l'empire dans sa partie la plus avancée mais d'une façon très particulière. On peut également songer au problème que poserait l'intégration de l'Ukraine, à laquelle la Pologne est très favorable. Il est évident qu'une telle perspective n'est pas acceptable pour la Russie ; à ce stade, les limites de la capacité d'acceptation de la Russie seraient certainement atteintes. En effet, une telle évolution signifierait que la Russie reste véritablement seule et marginalisée par rapport à l'Europe. D'ailleurs, les Etats-Unis restent méfiants sur la question ukrainienne. Mais il ne faut pas oublier qu'il existe aux Etats-Unis une diaspora ukrainienne aussi forte que la diaspora polonaise!

Forum : C'est le sens du vote à la Douma sur de redéploiement des forces armées aux frontières…

H. C. d'E. : Tout à fait.

Forum : Pensez-vous que ce vote puisse avoir des conséquences sérieuses?

H. C. d'E. : Je pense qu'il s'agit de ce que l'on qualifie de diplomatie déclamatoire. C'est parce que Vladimir Poutine, qui est un homme au combien réaliste, a pleinement conscience que son pays ne dispose que de très peu de moyens pour réagir, qu'il se contente de manifester son désagrément par la parole. Jusqu'à présent, il n'a pas pu faire opposition au mouvement qui conduit à restreindre la zone d'influence russe. Il n'empêche que cela demeure une préoccupation permanente et il est fort probable que l'inflexion de la politique étrangère russe en direction de l'Europe peut, dans l'esprit du Président russe, contribuer à multiplier les précautions afin que le processus n'aille pas au-delà de ce qui est acceptable pour son pays.


Bibliographie

- “L'impératrice et l'abbé. Un duel littéraire inédit entre Catherine II et l'Abbé Chappe d'Auteroche”, Fayard, 2003.
- “Catherine II de Russie”, Fayard, 2002.
- “Le pouvoir confisqué”, Flammarion, 2001.
- “La Russie inachevée”, Fayard, 2000.
- “Lénine”, Fayard, 1998.
- “Staline, l'ordre par la terreur”, Flammarion, 1998.
- “Nicolas II, la transition interrompue, Fayard”, 1996.
- “L'URSS de la Révolution à la mort de Staline, 1917-1953”, Seuil, oct. 1993.
- “Victorieuse Russie”, Fayard, 1992.
- “Le grand défi, Flammarion”, 1992.
- “La Gloire des nations ou la fin de l'Empire soviétique”, Fayard, 1990.
- “L'Empire éclatée”, 1998.


© Copyright 2004 LEFORUM.de

Haut de Page


Rechercher :