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La Constitution européenne et le cadre de la politique économique, monétaire et financière
Par: Elmar BROK - Martin SELMAYR* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Elmar BROK*
Martin SELMAYR*
L'Europe doit-elle maintenir le cap libéral qu'avaient voulu les pères de la CEE en instaurant le marché intérieur et ses libertés fondamentales englobant tous les facteurs économiques ? Ou faudrait-il plutôt introduire au niveau européen de nouvelles formes d'interventionnisme économique, qui pourraient éventuellement aboutir à la création d'un "gouvernement économique européen" ? C’est précisément sur les arbitrages effectués par la Convention dans ces domaines que reviennent E. Brok et M. Selmayr, deux artisans de la Constitution européenne.

* E. BROK : Député au Parlement européen - Président de la Commission des affaires étrangères du PE - Président du groupe du PPE à la Convention
* M. SELMAYR : Directeur du Centre de droit européen de l'Université de Passau - Conseiller juridique du groupe du PPE pendant les travaux de la Convention
© 2004



Elaborer une Constitution pour l'Europe signifie nécessairement être confronté, outre aux questions centrales touchant aux institutions et à la répartition des compétences, au problème de l'organisation économique européenne. Quel doit être le cadre constitutionnel à l'intérieur duquel la politique économique, monétaire et financière européenne sera définie et mise en œuvre ? L'Europe doit-elle maintenir dans le cadre du modèle social européen le cap libéral qu'avaient voulu les pères de la CEE en instaurant le marché intérieur et ses libertés fondamentales englobant tous les facteurs économiques ? Ou faudrait-il plutôt introduire au niveau européen de nouvelles formes d'interventionnisme économique, qui pourraient éventuellement aboutir à la création d'un "gouvernement économique européen"?


Les partis politiques et le débat sur la définition d'un cadre économique à la Convention

La Convention européenne a confié la réflexion sur ces questions à deux groupes de travail : d'abord au groupe de travail "Gouvernance économique", présidé par le social-démocrate allemand Klaus Hänsch, puis, seulement dans la deuxième phase de la Convention, au groupe de travail "Europe sociale" présidé par le socialiste grec Giorgos Katiforis. Ces deux groupes de travail sont parvenus à des résultats radicalement différents. Alors que le groupe présidé par Hänsch prônait le maintien du statu quo pour le cadre économique défini dans les traités de Maastricht et d'Amsterdam(3), le groupe présidé par Katiforis a élaboré un catalogue très détaillé de nouveaux objectifs de politique sociale à inscrire dans la Constitution européenne. La définition du cadre économique adéquat est ainsi devenu un sujet de discussion important dans les sessions plénières de la Convention. Il est alors clairement apparu que la Convention travaillait selon des méthodes quasi parlementaires, et que par conséquent les familles politiques jouaient un rôle déterminant dans la Convention. Ce fut en particulier le cas pour le Parti Populaire Européen, qui avait rédigé une contribution intitulée "Eléments essentiels aux yeux du PPE concernant la gouvernance économique"(4) lors d'assises tenues en mai 2003 ; dans ce texte il réaffirmait les principes de l'indépendance de la Banque centrale européenne, de la stabilité des prix comme objectif principal ainsi que les règles du pacte de stabilité et de croissance. Au contraire, dans les dernières semaines des travaux de la Convention, certains "conventionnels" socialistes se sont prononcés en faveur de la prise en compte d'objectifs de politique de croissance et d'emploi même en matière de politique monétaire(5).


L'économie sociale de marché comme principe constitutionnel

Malgré ces divergences sur les questions de gouvernance économique, la Convention est parvenue au bout de ses seize mois de travaux à adopter lors des séances des 13 juin et 10 juillet 2003 un Projet de Constitution européenne. Si on analyse les règles prévues par le projet de constitution en matière de politique économique, monétaire et financière, on constate que le cadre économique défini par les traités de Maastricht et d'Amsterdam sont pour l'essentiel maintenu et certaines de ses dispositions renforcées.

1. La nouvelle Constitution européenne ne crée pas de gouvernement économique européen omnipotent, au contraire : le projet de constitution souligne sans équivoque que le principe d'attribution s'applique à tous les domaines politiques. Comme auparavant, l'Union ne peut donc intervenir en matière de politique économique que dans les seuls domaines, en nombre limité, pour lesquels la Constitution lui attribue explicitement des compétences de politique économique. L'Union dispose de compétences réelles (exclusives) en matière de politique de la concurrence et, par le biais de la Banque centrale européenne, pour la politique monétaire des États membres ayant adopté l'euro (article 12 paragraphe 1). En outre, l'Union partage avec les États membres la compétence pour le marché intérieur européen (article 13 paragraphe 2 1er alinéa). Enfin, l'Union peut prendre des mesures de coordination des politiques économiques et des politiques de l'emploi, mais son pouvoir se limite comme auparavant à l'adoption de "grandes orientations" et de "lignes directrices", donc à des recommandations non contraignantes (article 14 paragraphes 1 et 3). L'Union ne peut donc pas plus qu'auparavant mener de politique économique générale. La politique économique demeure par principe de la compétence des États membres, qui doivent cependant se tenir aux règles du cadre juridique de l'Union, en particulier à l'obligation juridique d'éviter les déficits publics excessifs.

2. Les ressources financières de l'Union européenne restent également limitées. Ce sont toujours les États membres qui ont le dernier mot sur la limite des ressources de l'Union. Cette limite est fixée dans une loi européenne adoptée par décision à l'unanimité du Conseil des Ministres après consultation du Parlement européen ; son entrée en vigueur est soumise à l'approbation de tous les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives (article 53 paragraphe 3).Une modification de la décision actuellement en vigueur relative aux ressources propres de l'Union, qui en fixe la limite à 1,27 % de la contribution totale du PNB des États membres, restera exceptionnelle dans une Europe à 25 membres ou plus. L'Union demeure donc une Europe aux ressources limitées, qui de plus se voit interdire par la Constitution tout recours à d'autres financements, comme par exemple un refinancement par la Banque centrale européenne ou les Banques centrales nationales (article III-73). Une politique économique européenne d'inspiration keynésienne est donc exclue par la Constitution.

3. Les objectifs politiques fixés à l'Union européenne par la Constitution créent un équilibre en matière de politique économique. D'une part, le catalogue des objectifs entièrement redéfini dans le deuxième paragraphe de l'article 3 souligne que l'Union européenne offre à ses citoyens dans les objectifs à court terme un "espace de liberté, de sécurité et de justice", ainsi qu'un "marché unique où la concurrence est libre et non faussée" ; ce sont là les objectifs politiques et économiques de tout État de droit libéral. Le troisième paragraphe de l'article 3 y adjoint trois objectifs à long terme : 1) le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée ; 2) une économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein emploi (jusqu'alors il était question d'un haut niveau d'emploi) et au progrès social ; 3) enfin un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. L'Allemagne peut tout particulièrement se féliciter que le concept d’"économie sociale de marché" soit dorénavant inscrit dans les principes de gouvernance économique européenne. Toutefois, c'est à la politique et à la jurisprudence qu'il continuera d'incomber de concrétiser sur le plan européen les principes qui ont permis le miracle économique allemand d'après-guerre : l'orientation libérale de base, un cadre opérationnel pour la politique sociale ainsi que le maintien strict de la stabilité intérieure des prix. Ce dernier point revêt une importance particulière, car l'objectif précédemment fixé dans l'article 2 du Traité CE d'une "croissance non inflationniste" n'est pas explicitement repris dans le traité de l'Union européenne, ce qui a été critiqué à juste titre(6), mais doit être considéré comme sous-entendu dans le concept d'économie sociale de marché.

4. En matière de politique monétaire, le projet de Constitution n'introduit heureusement aucune nouveauté. L'indépendance de la Banque centrale européenne est expressément garantie par le troisième paragraphe de l'article 29, que ce soit dans l'exercice de ses pouvoirs (par exemple le pouvoir de décision en matière de politique financière) ou en ce qui concerne ses finances (par exemple l'utilisation des réserves de devises). En outre, la Constitution européenne reprend expressément la priorité de la stabilité des prix définie dans le Traité de Maastricht comme objectif de la politique monétaire et de changes (article 29 paragraphe 2, 2ème phrase). En revanche, des objectifs de politique sociale ou de politique de l'emploi ne sont pas prévu dans ce domaine ; la politique monétaire demeure avant tout subordonnée à la priorité de la stabilité des prix (article III-69, paragraphe 2). Le cadre institutionnel de la politique monétaire demeure également inchangé. La BCE demeure un organe au statut clairement distinct des autres organes de l'Union : la Commission, le Parlement et le Conseil européen. Contrairement à ceux-ci, la BCE n'est pas tenue de "poursuivre les objectifs de l'Union" étant donné qu'elle n'est pas nommée dans l'article 18 de la Constitution européenne. Certaines ébauches préparatoires du Présidium qui l'avaient envisagé n'ont pas recueilli de consensus à la Convention. Le texte finalement adopté confirme au contraire le statut de la BCE comme organe spécialisé soumis à l'objectif prioritaire du maintien de la stabilité des prix. Les autres dispositions concernant les principes de la politique monétaire européenne, comme l'indépendance des banques centrales nationales, restent en vigueur, car les statuts du SEBC qui réglaient ces questions (cf. par exemple l'article 14 des statuts du SEBC) sont intégrés à la Constitution sous forme de protocole et ont force constitutionnelle au même titre (article IV-6).

5. En matière de politique économique et financière, le texte de la Constitution européenne a conservé le statu quo tout en introduisant une amélioration décisive : la Commission pourra à l'avenir décider elle-même de l'envoi d'un avertissement à un État membre dont la situation budgétaire n'est pas conforme aux règles fixées par la Constitution (article III-71, paragraphe 4). On se souvient qu'au printemps 2001, l'envoi d'un tel avertissement, ô combien justifié, à l'Allemagne avait échoué parce que le Conseil des Ministres avait décidé de ne pas mettre au vote la recommandation de la Commission(7) à ce sujet. La nouvelle procédure prévue par la Constitution européenne renforce au contraire les pouvoirs de la Commission et apporte ainsi une contribution décisive à l'indispensable rétablissement de la culture de stabilité budgétaire. Il faut enfin mentionner le fait que l'union économique et monétaire dans son ensemble demeure placée sous le signe du principe réitéré du traité de Maastricht d'une "économie de marché ouverte où la concurrence est libre" (article III-69 paragraphes 1 et 2), et que ce principe n'a délibérément pas été remplacé par celui d'économie sociale de marché. L'union économique et monétaire demeure donc une enclave de l'orthodoxie libérale au sein de l'organisation économique de l'Union européenne, et ce dans l'intérêt de la stabilité monétaire.

6. Le fait que la méthode ouverte de coordination acquière plus d'importance dans la Constitution européenne a soulevé certaines inquiétudes. C'est valable en particulier pour les domaines de la politique sociale (article III-107 sous-paragraphe 2), de la recherche et du développement, (article III-148 paragraphe 2), de la santé (article III-179 paragraphe 2 sous-paragraphe 2 deuxième phrase) et de l'industrie (article 180 paragraphe 2 deuxième phrase). Mais ce n'est qu'en apparence que la Commission reçoit un pouvoir, assimilable à celui d'un "gouvernement économique", de coordonner les politiques nationales. À y regarder de plus près, il apparaît que les pouvoirs de la Commission se limitent à un rôle d'étude, de recommandation et de préparation, et, selon la formulation consacrée dans tous les articles cités, "notamment par des initiatives en vue d'établir des orientations et des indicateurs, d'organiser l'échange des meilleures pratiques et de préparer les éléments nécessaires à la surveillance et à l'évaluation périodiques". Il n'est donc pas question ici d'introduire une nouvelle méthode de régulation européenne. Il s'agit uniquement de préciser que la Commission peut accomplir la mission qui lui revenait déjà antérieurement de recommandation et d'encouragement, "notamment" en utilisant des méthodes de "comparaison des performances" et d'échange des "meilleures pratiques". Elle ne reçoit pas de nouveau pouvoir d'imposer des règles aux États membres.

7. La présentation du cadre économique européen est complétée par l'organisation des relations extérieures. Le catalogue des objectifs formulés à l'article 3 paragraphe 3 mentionne ainsi le "commerce libre et équitable". Fondamentalement, la politique économique de l'Union Européenne se veut ouverte et libre-échangiste dans ses rapports avec le monde extérieur, tout en respectant les principes du modèle social européen : l'État de droit, le respect des droits de l'homme et le développement durable. La capacité d'action de l'Union élargie est garantie sur le plan institutionnel par la création de nouvelles procédures de décision en matière de commerce extérieur. Selon la Constitution, l'ensemble de la politique commerciale commune est de la compétence exclusive de l'Union (article 12 paragraphe 1 2ème alinéa), ce qui exclut à l'avenir la possibilité d'accords commerciaux mixtes complexes conclus à la fois par l'Union et les États membres. En outre, selon la Constitution européenne, c'est le Conseil des ministres qui statue en matière de politique commerciale à la majorité qualifiée (article III-217 paragraphe 3 première phrase, et 227 paragraphe 9). Seul un petit nombre d'exceptions liées à la pratique sont prévues. Ainsi, la règle de l'unanimité au Conseil est maintenue pour les accords commerciaux dans le domaine des services culturels et audiovisuels, "lorsque ceux-ci risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union" (article III-217 paragraphe 4 sous-paragraphe 2), une règle qui a été imposée à la dernière minute par la France à la Convention, afin de défendre les quotas d'œuvres audiovisuelles européennes dans les négociations commerciales internationales. Notons cependant qu'il est nécessaire d'apporter la preuve au Conseil des ministres qu'un contrat international est effectivement de nature à porter atteinte à la fois à la diversité culturelle et linguistique, ce qui ne devrait guère être aisé à démontrer.

En conclusion, on peut dire que la Convention est parvenue à des résultats raisonnables dans le domaine de la politique économique, monétaire et financière. Dans l'ensemble, la Constitution européenne établit un cadre économique qui présente les traits de l'économie de marché avec une forte composante sociale ainsi que la nécessaire ouverture à l'extérieur. Il reviendra aux citoyens, aux acteurs de la vie économique et aux responsables politiques d'en tirer les conséquences pour réaliser dans la pratique constitutionnelle la stabilité monétaire, la croissance et un haut niveau d'emploi.

Traduction Forum (PE)

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Notes :

1. À la Convention, E. Brok était président du groupe du Parti Populaire Européen. Il est actuellement l'un des deux représentants du Parlement européen à la conférence intergouvernementale.
2. M. Selmayr était conseiller juridique du groupe du Parti Populaire Européen pendant les travaux de la Convention.
3. CONV 357/02
4. CONV 761/03, 23.5.2003
5. Selon la proposition d'amendement de l'article III-74 de Berès, Duhamel, Fayot, Einem, Paciotti, Kaufmann, Van Lancker, Gabaglio, Briesch, Thorning-Schmidt, Marinho, Carnero-Gonzales, McAvan, Berger, Di Rupo, Andriukaitis, Severin, Martini, De Rossa, Badinter.
6. Prise de position de la BCE du 19.9. 2003 à propos du projet de Constitution européenne, Journal officiel de l'Union européenne n° C 229/7, point 8.
7. À ce sujet voir Selmayr "Ende der Stabilitätskultur?", Europablätter 2002, p. 114 sq.


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