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La question turque - Intégration européenne ou Europe géopolitique ?
Par: Prof. Dr. Peter GLOTZ* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Peter GLOTZ*
* Professeur à l'université de St. Gallen - Secrétaire général du SPD de 1980 à 1987
© 2004


Il faut porter au crédit de l'actuel gouvernement allemand que ce n'est pas lui qui a inventé l'idée de l'adhésion de la Turquie comme membre à part entière de l'UE. C'est dès 1963, avec l'accord d'association entre la Communauté Economique Européenne (CEE) et la Turquie qu'a été ouverte la perspective d'une adhésion de celle-ci. Cette perspective a été renouvelée à plusieurs reprises dans le contexte de la guerre froide - en effet, la Turquie était et demeure un membre important de l'OTAN dont elle couvre le flanc sud. En 1999, à Helsinki, on lui a accordé le statut de candidat. Une union douanière avait été conclue auparavant. La décision que doivent à présent prendre les chefs de gouvernement sur l'ouverture de négociations d'adhésion est le résultat d'un long processus auquel ont participé des gouvernements allemands de gauche comme de droite!




En Allemagne, la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne (dans le jargon des technocrates: faut-il entamer des négociations d'adhésion avec la Turquie en décembre 2004 ?) se trouve prise en étau entre le populisme des conservateurs et celui des Verts. Certains membres de la CDU et de la CSU penchent pour un refus de la candidature turque fondé sur une incompatibilité culturelle : selon eux, l'Europe chrétienne ne serait pas en mesure de digérer un Etat musulman de cette importance. D'aucuns parmi eux, peu versés dans la diplomatie, affirment franchement que la Turquie ne fait pas partie de l'Europe. À cela répond le cosmopolitisme instinctif des Verts : spontanément, ils posent la diversité culturelle et son exigence de tolérance comme la seule option moralement correcte. Face à ce débat animé entre occidentalisme à tous crins et angélisme multiculturel, les sociaux-démocrates, conscients du scepticisme de leur électorat populaire - dont les enfants font l'expérience de la pluralité ethnique dans les écoles des grandes villes - en sont réduits à adopter une position de repli et mettent en garde contre une utilisation de ce thème dans la campagne des élections européennes. Pourquoi ? Parce qu'il est impossible de faire valoir des arguments rationnels dans les débats électoraux ? Et pourtant, l'exemple des élections parlementaires de 1972 dominées par les affrontements passionnés à propos de l'Ostpolitik de Willy Brandt ne nous enseigne-t-il pas le contraire?

Il faut porter au crédit de l'actuel gouvernement allemand que ce n'est pas lui qui a inventé l'idée de l'adhésion de la Turquie comme membre à part entière de l'UE. C'est dès 1963, avec l'accord d'association entre la Communauté Economique Européenne (CEE) et la Turquie qu'a été ouverte la perspective d'une adhésion de celle-ci. Cette perspective a été renouvelée à plusieurs reprises dans le contexte de la guerre froide - en effet, la Turquie était et demeure un membre important de l'OTAN dont elle couvre le flanc sud. En 1987, la Turquie a présenté une demande d'adhésion. En 1999, à Helsinki, on lui a accordé le statut de candidat. Une union douanière avait été conclue auparavant. La décision que doivent à présent prendre les chefs de gouvernement sur l'ouverture de négociations d'adhésion est le résultat d'un long processus. Les gouvernements allemands de gauche comme de droite y ont participé. Le gouvernement Kohl a eu seize ans pour faire valoir les arguments actuels de la base de la CDU/CSU. Kohl n'en a jamais rien fait.

C'est pourquoi le gouvernement Schröder / Fischer se trouve actuellement pris dans un épineux dilemme. Aucun gouvernement turc n'a œuvré pour l'adhésion à l'UE de façon aussi conséquente que le gouvernement islamiste d'Erdogan. Toute une série de lois et de dispositions contraires aux droits de l'homme et inacceptables pour les Européens ont été abolies ou modifiées. Ankara a fait preuve d'une plus grande souplesse dans la question kurde. Il n'est pas impensable que soit trouvée une solution au conflit de Chypre en 2004. Un rejet du seul grand Etat musulman susceptible de s'ouvrir à l'Occident signifierait une amère défaite pour les tenants de la modernisation et conforterait les traditionalistes, représentés par les structures parallèles du pouvoir militaire. Avons-nous le droit de courir ce risque?

C'est là un argument de poids. Pourtant, si l'on soupèse tous les aspects du pour et du contre, il s'avère insuffisant pour justifier une adhésion à part entière de la Turquie.

Une telle décision signifierait un abandon définitif de l'approfondissement de l'intégration européenne auquel ont travaillé tous les gouvernements allemands d'Adenauer à Kohl, et ce dans leur intérêt bien compris. S'il voulait renoncer à cette orientation, et par là à la finalité de la construction européenne, le gouvernement Schröder / Fischer ne pourrait se contenter d'invoquer le flou entretenu pour des raisons pragmatiques par les différents gouvernements Kohl. Il lui faudrait expliquer pourquoi, de l'idée d'intégration européenne fondée sur une identité commune, il passe à une conception "stratégique" de l'Europe, une Europe de l'OTAN, une combinaison inédite de zone de libre-échange et de pont géopolitique. Jusqu'ici, l'Allemagne avait pour credo qu'étant (jusqu'alors) le plus grand Etat européen, elle devait s'ancrer dans une structure européenne strictement définie. Pourquoi ce principe ne serait-il brusquement plus valable ? Quoi qu'il en soit, Gerhard Schröder, dont le parti a derrière lui une longue tradition intégrationniste remontant à 1925 (le Programme de Heidelberg !) aura du mal à basculer de la conception d'une union de type carolingien à celle d'un simple système d'alliances géopolitiques à géométrie variable organisé autour de l'Allemagne, une structure qui évoque fâcheusement la "Mitteleuropa" de Friedrich Naumann.

Il existe trois arguments irréfutables qui plaident contre une adhésion à part entière de la Turquie dans l'Union européenne.

Tout d'abord, l'adhésion d'un pays à la fois si grand, économiquement si faible et politiquement si divisé contredirait l'un des critères de Copenhague posant que "l'élan de l'intégration européenne doit être maintenu". L'entrée de la Turquie exclurait de facto l'approfondissement de l'UE déjà fortement compromis par son élargissement à vingt-cinq pays membres, même si la Turquie s'engageait à respecter les acquis communautaires, y compris le projet de constitution élaboré par la Convention européenne. Si on donnait suite à sa demande d'adhésion, la Turquie deviendrait au début de la deuxième décennie du XXIe siècle le plus grand Etat de l'UE et aurait un poids qui lui permettrait de s'opposer aux acquis communautaires en menant une politique de la chaise vide inspirée de celle de de Gaulle dans les années soixante. Et si on admettait la Turquie, on finirait tôt ou tard par être obligé d'accepter l'Ukraine. Néanmoins, l'UE ne disposerait pas pour autant du potentiel nécessaire pour élever au niveau de vie des pays fondateurs de l'UE des Etats limitrophes de cette importance. En revanche, de voir leurs espoirs de développement économique déçus susciterait chez ces pays une tendance croissante à l'indiscipline. Il en résulterait une "dilution de la grande Europe" (Hans Ulrich Wehler). Nul doute que cela ne corresponde aux souhaits d'une grande puissance comme les Etats-Unis, qui se débarrasseraient ainsi du concurrent européen, ainsi qu'à ceux des Allemands nostalgiques de la Mitteleuropa, un groupe qui gagne du terrain et considère l'orientation pro-occidentale de la politique allemande depuis Adenauer comme une erreur, voire une forme de séparatisme rhénan. Cette orientation signifierait une rupture fondamentale avec la politique étrangère de l'Allemagne de l'après-guerre, une rupture qu'un chancelier social-démocrate ne peut consommer à la légère. C'est alors que le terme de "République de Berlin" prendrait tout son sens.

En second lieu, il est illusoire de croire qu'un Etat aussi profondément divisé pourra adopter dans un délai raisonnable les normes occidentales de la culture européenne et des droits de l'homme. On le voit bien dans le fait que la Turquie ne se montre pas disposée à se confronter avec son passé, en particulier avec le génocide arménien de 1915. Un Etat comme l'Allemagne, qui a élevé au rang de délit le "mensonge d'Auschwitz", ne peut passer outre à cette politique en matière d'histoire nationale. On le voit aussi dans ses relations avec une minorité nationale comme les Kurdes, dont le droit à l'autodétermination culturelle est encore largement bafoué malgré un assouplissement des lois sur l'usage de la langue kurde. Si les Etats-Unis ne s'y étaient pas opposés, la Turquie de 2003 aurait envahi le Nord de l'Irak pour empêcher la formation d'une région kurde autonome qui aurait exercé une irrésistible attraction sur les populations kurdes de Turquie. Est-ce là la politique vis-à-vis des minorités que défendent l'UE et l'Allemagne ? Et surtout il y a le fait que la Turquie n'accepte toujours pas la conception européenne des droits de l'homme. Un pays dont la police pratique la torture de manière systématique n'a pas sa place dans l'UE.

Le troisième argument, l'argument économique, est le plus faible, car il sera le premier à être infirmé avec les années. Mais en attendant, la Turquie ne produit qu'un cinquième du PIB moyen de l'Europe des Quinze, qui doit déjà amener à son niveau les dix nouveaux membres, lesquels sont, il est vrai, de plus petits pays. 35 % de la population turque travaillent dans des structures économiques en partie archaïques. Le taux d'inflation actuel est de 40%, les subventions européennes nécessaires se chiffreraient en milliards. À cela viendrait s'ajouter, après une période de transition, une immigration vers l'Ouest de l'Europe qui pourrait concerner 10 à 18 millions de personnes. Il est impossible d'imaginer que l'UE puisse résoudre de tels problèmes sans décevoir les espoirs placés dans sa capacité à être un moteur de croissance. Les Allemands n'ont qu'à se souvenir des effets négatifs qu'ont eu sur la croissance les transferts financiers vers l'Allemagne de l'Est, et à se représenter que même l'ex-RDA était plus avancée que la Turquie en matière de formation, de logistique, de culture industrielle etc. Ils n'envisageront pas alors d'entamer avec la Turquie des négociations d'adhésion qui ne pourraient aboutir qu'à la fin de la décennie à des résultats concrets.

Le débat actuel prend des formes grotesques. Lorsque le Premier ministre turc Erdogan fait remarquer que l'UE n'est pas "un club chrétien", il faudrait lui répondre qu'avant tout elle n'est pas un "club". On pourrait ajouter quelques arguments concernant le droit romain, la Réforme, les Lumières et les villes libres. Mais cela ne touche pas au cœur du problème. L'histoire des idées, la religion, l'identité culturelle ou une tradition démocratique vivante ne sont que des aspects secondaires du problème. L'enjeu est une question éminemment politique: l'Europe doit-elle se doter d'une capacité d'action politique ou devenir le terrain de jeu des grands groupes industriels issus de la première puissance mondiale ou d'Asie, et n'être qu'un marché et un gigantesque complexe industriel?

On pourrait soupçonner le gouvernement allemand de cacher sous ses prises de position une simple tactique de communication. Il sait de toute façon qu'il est hautement improbable que se constitue dans l'UE élargie une majorité qualifiée pour l'adhésion de la Turquie. On n'aboutira qu'à un "partenariat privilégié", que la Convention européenne avait inscrit dans son projet de Constitution avant que ce terme ne soit repris et diffusé par Wolfgang Schäuble et Angela Merkel. Ne serait-il pas alors dans l'intérêt de l'Allemagne de se poser en avocat de la Turquie et de laisser à d'autres le rôle de faire obstruction ? Un tel machiavélisme constituerait pourtant un jeu dangereux tant vis-à-vis du partenaire turc que de sa propre population, car il ne s'avérerait pas payant à long terme. Espérons donc que l'attitude actuelle du gouvernement allemand dans la question turque reflète un réel désarroi, qui après consultation de ses partenaires et de la population allemande devrait céder la place à l'ancienne politique européenne éprouvée et fiable, une politique qui a été et doit demeurer la marque distinctive de l'Allemagne.

Traduction Forum (PE)


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