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Les langues en évolution - Dossier : les langues européennes
Par: Alain REY* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Alain REY*
* Directeur de la rédaction du dictionnaire Le Robert
© 2001


Le linguiste Alain Rey, personnalité emblématique des dictionnaires français Le Robert, est particulièrement bien placé pour évoquer différentes facettes de l'évolution contemporaine de la langue française; cette évolution se traduit notamment par l'influence d'autres langues tel que l'anglo-américain, l'allemand, l'italien…, par le mouvement interne de simplification dont la langue française est l'objet, par son usage quotidien dans les banlieues, la campagne…. Plus particulièrement, ces différents usages révèlent que la réalité sociale est constituée de plusieurs français. L'école, dont l'objectif est "un seul français", est directement confrontée à cette réalité. Ce phénomène concernant la langue ne se limite pas à la France. Enfin, Alain Rey revient sur sa méthode de travail en tant que lexicographe; il considère les dictionnaires dont il a la responsabilité non comme des conservatoires mais "comme des observatoires du langage contemporain". Il n'en oublie pas pour autant que son travail est aussi une "manière de retrouver le temps perdu à travers les mots".


Forum Franco-Allemand : Quelles relations entretiennent les langues française, allemande et anglaise ? quelles ont été et quelles sont encore les grandes influences qu’elles exercent les unes sur les autres?

Alain Rey : L'Europe est constituée de plusieurs familles de langues. Les deux principales sont, d'une part, la famille des langues germaniques et, d'autre part, celle des langues romanes ; les langues appartenant à cette dernière sont largement dominantes dans la partie occidentale de l'Europe. On trouve encore ponctuellement des traces de langues anciennes — celte par exemple — et des traces de langues encore plus anciennes avec le basque par exemple qui est toujours une langue vivante. Dans la partie orientale de l'Europe, il y a également la famille des langues slaves. Néanmoins, la grande majorité des langues européennes est, soit d’origine germanique, soit d’origine latine. Mais cette distinction n'a pas empêché l'interaction de langues d’origines très différentes ; par exemple, le vocabulaire de l’anglais est formé à plus de 50 % de mots d’origine latine et plus particulièrement d’origine française.

Les relations entre les différentes langues de communautés voisines et qui entretiennent des échanges constants — politiques, économiques ou, à certaines périodes tendues, militaires —, sont extrêmement fortes. En effet, elles exercent des influences réciproques de manière très visible à travers des emprunts de vocabulaire très fréquents ; elles exercent des influences réciproques de manière moins visible à travers l’expression des notions et des concepts. Les influences peuvent être très profondes lorsque par exemple l’une d’entre elles agit sur la syntaxe, la grammaire, etc… d'autres langues.

Sur le plan du vocabulaire, on peut dire qu’il existe un parallélisme assez surprenant entre la langue française et la langue anglaise. Ce sont des langues hybrides constituées à l’origine de nombreux dialectes qui se sont réunis en une langue unique parallèlement au développement du pouvoir central et de la puissance économique : le rôle de Londres pour l’anglais et celui de Paris pour le français sont tout à fait comparables. Ces langues sont "centralisées" depuis la fin du Moyen Age, avec la fin de la féodalité.

La langue allemande est dans une situation assez différente ; en effet, l'Allemagne a conservé une très grande pratique des dialectes en raison notamment de la réalisation tardive de son unité (fin du XIXe siècle), de l'identité très marquée des différentes régions qui la composent et de la structure fédérale qu'elle a adoptée plus tard. Le fédéralisme correspond bien à cette diversité des dialectes et se différencie du principe qui est à la base du centralisme anglais ou du centralisme français, qui est encore plus marqué. Par ailleurs, la fixation d’une langue commune dans les pays germaniques de langue allemande est largement fonction de la Renaissance et plus précisément de l’action exercée par la pensée religieuse, notamment avec Luther. Il est évident qu’en Angleterre l’Anglicanisme et la rupture officielle avec Rome n’ont pas eu les mêmes effets, ni sociologiques, ni culturels, ni linguistiques qu’en Allemagne. En Allemagne, le rôle de Luther et la traduction de la bible, au cours de la même période, ont permis de fixer un type d’allemand qui a ensuite été considéré comme l'allemand littéraire, un peu à la manière dont cela s’était passé pour l’italien avec Dante deux siècles auparavant.

Il y aurait davantage de comparaisons à faire entre l’allemand et l’italien qu’entre l’allemand d’une part et l’anglais ou le français d’autre part — ou même l’espagnol qui a lui aussi été "centralisé" très tôt —. La situation de chaque langue est donc fonction de la définition d’une langue de communication unique qui est elle-même dépendante de la structure du pouvoir politique ; néanmoins, je crois qu'elle dépend également d'une certaine idée de la langue comme moyen d’expression esthétique. En effet, l'existence d'une langue unique de communication dans un milieu qui, au départ, est toujours un milieu dialectal — dans l’histoire de l’Europe en tout cas — dépend d’une part, d’une certaine conception du discours littéraire et, d’autre part, d'une certaine conception de l’exercice du pouvoir par le langage ; lorsque ces deux facteurs sont réunis, on obtient une langue nouvelle. Par exemple, pour l’italien la présence exclusive du facteur littéraire n’a pas suffi ; il a fallu l’évolution politique du 19e siècle pour que s'y ajoute le sentiment d’unité politique qui a abouti au triomphe progressif de l’italien sur les dialectes.

Pour la langue anglaise et la langue française, ce phénomène s'est accompli vers la fin du Moyen Age, et pour l’allemand avec la Renaissance, grâce au sentiment d’indépendance culturelle lié à la Réforme mais aussi grâce à l'émergence des premières idées envisageant une union politique : celles-ci devront néanmoins attendre le XIXe siècle pour se réaliser.

Les conditions historiques sont donc fondamentales ; néanmoins, ce facteur n’empêche pas les rapports entre les langues. Lorsque l'on considère le point de vue français au XVIIIe siècle, il est évident que la langue anglaise est considérée comme l’égale de la langue française, peut-être pas par les linguistes ou par les puristes, mais en tout cas par ceux qui influencent la pensée de la France. Voltaire a introduit un nombre important d’anglicismes dans la langue française, en même temps qu’il a introduit par exemple la pensée de Newton. En effet, l’Angleterre devenait à cette époque une sorte de leader européen de la pensée scientifique et de la pensée politique ; ainsi, lorsque la Révolution de 1789 éclate, une grande partie des concepts et des mots avec lesquels les Conventionnels s'expriment, sont empruntés à l’anglais, même s'ils affectent très souvent une apparence française. Certaines idées politiques qui ont d’ailleurs été théorisées par des français — et notamment par Montesquieu — deviennent exprimables sur le plan de la pratique politique du parlementarisme grâce aux pratiques qui avaient déjà cours à cette époque en Angleterre.

Forum : Perçoit-on encore aujourd’hui une influence de l’allemand sur le français et réciproquement? Dans quelles proportions?

A. Rey : J’ai l’impression que c’est une influence équilibrée en ce qu’elle n’est pas plus forte dans un sens que dans l’autre. Néanmoins, elle ne semble pas fondamentale sur l’ensemble du lexique. En effet, les influences statistiquement les plus importantes se produisent de l’anglo-américain vers les autres langues. En fait, toutes les langues européennes, y compris l’anglo-britannique, sont influencées par la manière dont l'anglais est parlé et écrit aux Etats-Unis.

Forum : Plus précisément, quelle incidence peut avoir la langue anglaise (et anglo-américaine !) sur le français aujourd’hui? Faut-il craindre "la mort du français" an-noncée par Claude Duneton dans un livre récent?

A. Rey : L’anglo-américain a une incidence très importante sur la langue française. L'une des force de l'anglo-américain est qu'il ne se contente pas de nommer les choses mais il les fait exister ; c’est cela le vrai problème : lorsque des progrès se produisent dans l’imagerie médicale, la plupart des matériels sont d’origine américaine et ils ont dans un premier temps un nom anglais ; dans ce cas de figure qui est relativement courant, soit il faut traduire, soit il faut emprunter, soit il faut créer un mot nouveau — pratique encore minoritaire —. Les différents procédés sont employés mais beaucoup de spécialistes considèrent que le taux d’emprunt est beaucoup trop important. On observe cette réalité dans les domaines du multimédia et d'Internet où la langue dominante est l'anglo-américain ; néanmoins, il faut quand même constater que d'autres langues telles que le français, l’espagnol, l’allemand, l’italien et dans une certaine mesure, l’arabe, y sont de plus en plus présentes. D'ailleurs, l'importance de ces autres langues grandit proportionnellement à l'augmentation du trafic et du nombre d'internautes. Cet exemple révèle donc, s'il est nécessaire, que le thème de la mort du français est tout à fait fantasmatique.

Je crois que l'argument consistant à dire que le français ne vivra pas tel qu’il est maintenant est juste. Mais dire qu’il risque de mourir me paraît totalement erroné. Cela signifie-t-il que si le français n’est pas la première langue du monde, il va mourir? Je pense que cette idée est sous-jacente à ce raisonnement ; or, il s'agit là d'un raisonnement de nature nationaliste. La France a eu l’habitude avec Rivarol au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle de considérer sa langue comme la première langue du monde, ce qui a précisément cessé d’être vrai à cette époque. Elle l’a peut-être été au XVIIe siècle après l’espagnol qui l’avait été au XVIe siècle ; après, l’Angleterre puis les Etats-Unis ont pris cette place. Mais que signifie l'expression "première langue du monde" ? bien que le critère numérique ne soit pas négligeable, ce n'est certainement pas la langue la plus parlée puisque le chinois est beaucoup plus parlé que toute autre langue dans le monde ; en revanche, qu'il s'agisse de la langue la plus influente dans le monde me paraît plus juste puisque l’anglais l’est effectivement. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu'en étant la langue la plus répandue dans le monde entier, l’anglais subit aussi des transformations internes très importantes à tel point que l’on peut se demander si dans deux cents ans l’anglais tel qu'il est pratiqué en Indes ou en Australie sera encore similaire à l'anglo-américain et si l'anglo-américain sera encore compatible avec l’anglais britannique. L’allemand n'est pas confronté à ce problème car il est parlé avec une certaine homogénéité. C’est peut-être une limitation mais c’est aussi une garantie. Le français est confronté à une situation intermédiaire.

Forum : Néanmoins, le français semble faire partie des langues qui résistent mieux aux anglicismes par rapport à d’autres langues comme l’italien ou l’allemand. Par exemple les termes computer, software, walk man… ont été transposés en français par ordinateur, logiciel, baladeur…

A. Rey : En effet, il existe quelques cas tout à fait significatifs de résistance du français avec des créations propres. Néanmoins, je pense que cette perméabilité, sans doute un peu moins grande par rapport à d'autres langues, reste encore très excessive. D'ailleurs, on est obligé de citer à peu près toujours les mêmes exemples de francisations car il y en a peu. Il est vrai que, sur le plan des emprunts de lexique, le français demeure fortement influencé par l’anglo-américain.

Il existe différents moyens d'éviter l'anglicisme en adaptant par exemple les mots sous forme de traductions à consonance tout à fait française. Quand on utilise le mot "site" en français, on n’a pas besoin de faire référence au mot anglais "site" ; le mot est bien choisi. De même, lorsqu'on utilise le mot "portail", on ne pense nullement au mot "portal". Ainsi, on peut considérer que ce type d'adaptation permet d'éviter l'intégration d'un nombre trop important d'anglicismes purs dans la langue française. Mais ce type d'adaptation est possible car la langue anglaise et notamment la langue didactique, techno-scientifique anglo-américaine, est formée en grande partie de mots d’origine latino-grecque que nous partageons donc avec elle ; ainsi, nous pouvons emprunter sans qu’il y ait véritablement anglicisme.

Le véritable anglicisme est souvent mal vécu parce qu'il constitue un corps étranger dans la langue qui le reçoit. Néanmoins, une langue peut très bien survivre avec un taux très élevé d’emprunt étranger, le meilleur exemple étant l’anglais ; cette langue était purement anglo-saxonne avant la bataille d'Hastings et a ensuite été envahie par des mots anglo-normands qui étaient en réalité du français teinté de dialecte normand. Ensuite, un flot de latinismes soit directs, soit empruntés au français est venu imprégner cette langue. Ainsi, le dictionnaire anglais contient un nombre important de mots exactement identiques (graphiquement) aux mots français correspondants. Il y a donc une caractéristique interne de la langue anglaise qui permet de limiter les effets apparents de l’emprunt à l’anglais par le français. C’est une chose un peu différente lorsqu'il s’agit d’emprunts de l’allemand à l’anglais — et plus particulièrement à l'anglo-américain — car, on assiste alors à une sorte de romanisation de l’allemand. En effet, l’allemand est une langue germanique assez pure alors que l’anglais, anciennement anglo-saxon, est une langue germanique, qui a été très fortement modifiée dès les origines ; l'anglais est en quelque sorte l’enfant perdu de la famille des langues germaniques par rapport au suédois ou au néerlandais. L’anglais est très éloigné du milieu culturel des langues germaniques telles que l’allemand ou les dialectes alémaniques. La parenté des langues entre elles est donc une chose importante ; en effet, ce facteur influe sur la manière dont sont effectués les transferts de mots que sont les anglicismes. Il ne faut pas parler des anglicismes dans l’abstrait. L'équilibre interne des langues n'est pas menacé de manière identique lorsqu'il s'agit du français, de l'allemand, de l'italien…

Forum : Quels sont les principaux facteurs qui ont fait évoluer la langue française dans les 5 dernières décennies?

A. Rey : Des facteurs internes s'inscrivent dans la continuité des évolutions que le français a subi au cours de son histoire ; en général, ce mouvement tend vers une simplification progressive avec, par exemple, une simplification de certaines formes syntaxiques, une modification de la conjugaison de certains verbes qui provoque l'abandon de temps dont l'emploi était trop compliqué, le choix systématique du premier groupe pour les nouveaux verbes.

Je crois que le français n'est pas une langue beaucoup plus difficile que l’anglais ou l’allemand, mais que ses difficultés se situent dans des domaines différents. L’anglais, qui est très simple sur le plan syntaxique et sur le plan de la conjugaison des verbes est extrêmement difficile sur le plan des idiomes, de la façon de parler et de la phonétique qui est très spécifique et pose de nombreux problèmes à tous les apprenants. En France, l'allemand est réputé être une langue difficile essentiellement pour des raisons de construction syntaxique, alors qu'en réalité l’allemand est très clair au niveau de la compréhension, notamment par rapport à l’anglais. Donc, la dichotomie langue facile, langue difficile, ne veut strictement rien dire. En revanche, on peut dire que certaines langues sont d'un usage plus facile que d'autres, ce qui est différent. Ainsi, l’anglais a eu la sagesse ou peut-être la ruse de pouvoir se présenter sous une forme extrêmement simplifiée. Il est probable que l’allemand et le français n’ont pas été capables d'accomplir un effort identique ; en France, la religion de la belle langue qui oblige à une accumulation de difficultés nous a peut-être conduits à une telle situation ?

Une réforme de l’orthographe est impensable en France alors que les anglo-américains acceptent des modifications ayant pour finalité la simplification des termes anglais ; de même, l'Allemagne a fait une réforme allant dans le sens d’une simplification. Il existe en France une sorte de conflit entre le désir de conserver des valeurs esthétiques qui appartiennent en partie au passé et le désir d’exporter sa manière de pensée.

Forum : Selon vous, existe-t-il un seul ou plusieurs français? La langue française doit-elle faire l’objet d’une réglementation et même d’une "normalisation"?

A. Rey : Premièrement, je crois qu’il faut parler du français d’Europe parce qu’il ne faut pas faire de différence fondamentale entre les variétés du français en France hexagonale, en Belgique et en Suisse, les problèmes étant à peu près les mêmes.

Deuxièmement, on peut très certainement affirmer qu'il n'existe qu'un français si l'on considère que le terme désigne le système abstrait d’une langue, mais qu'il existe plusieurs français si l’on conçoit ce mot dans le sens "usage de la langue" ; en effet, les usages très différents d'une langue et leurs conflits posent précisément les problèmes du réglage interne de la langue.

En français, il y a d’une part une langue spontanée essentiellement orale — même si elle peut avoir des versions écrites — qui est assez créative et fonctionne par des systèmes d’emprunts (le rap par exemple). Ces usages sont assez originaux ; ils contiennent moins d'anglicismes que de "maghrébinismes". Ils fonctionnent aussi avec des traitements ludiques du langage sous forme de verlan par exemple ; même si ce dernier est en recul aujourd'hui, il a été très important à une époque, non pas parce qu’il était employé par les locuteurs des banlieues mais parce que, par l’intermédiaire des jeunes générations et donc des cours d’écoles en général, il a eu une influence sur le français spontané de tous les Français. Le phénomène est passé des banlieues aux enfants, et des enfants aux parents.

La langue pratiquée dans les campagnes françaises constitue également d’autres usages du français. Par ailleurs, le français d’Occitanie n’a pas la même phonétique que le français du Nord, la phonétique du français d’Alsace garde des traits germaniques et le français de Bretagne garde des traits spécifiques — sur le plan de la grammaire, de la syntaxe — empruntés au breton. Il y a également les clivages sociaux dont les conséquences sont évidentes au niveau de l’usage de la langue.

Enfin, au-dessus de ces différents usages de la langue française, il y a la définition du français transmise par l’école. C’est cette dernière qui souffre puisqu’elle est directement confrontée à l’usage de la langue qui est fait à l’extérieur de l’école. Même si l’école a des difficultés à résoudre ce problème, ce n’est pas une raison pour vilipender les efforts qu’elle accomplit. A cet égard, on retrouve les mêmes critiques en France, en Allemagne ou en Angleterre : on n’apprend plus "la belle langue" aux enfants qui ne savent plus parler, qui ne savent plus écrire etc… Même si ce constat est partiellement vrai et qu’il existe bien une déperdition du savoir, cela se traduit aussi par un enrichissement de la langue. Néanmoins, le véritable problème est que cet enrichissement se situe essentiellement du côté spontané de l’usage de la langue alors que l’on assiste à un appauvrissement du côté de ce qui est appris et de la transmission des connaissances, notamment parce qu’il n’y a plus d’homogénéité entre les deux types de discours. C’est un problème qui va se poser aux Français dans les années à venir et qui se pose aussi très vivement à l’anglais, en tous les cas à l’anglais britannique ; il suffit de regarder les films anglais pour s’apercevoir qu’en sachant bien le King’s english — qui est la version enseignée à l’école — cela ne suffit pas pour comprendre les dialogues d’un film dont l’action se déroule dans un milieu populaire de Manchester ou dans l’East End.

En résumé, l’objectif (celui de l’école) est : un seul français ; néanmoins, la réalité sociale est constituée de plusieurs français. Il faut donc tenir compte de ces deux facteurs et ne pas nier l’existence de l’un ou de l’autre.

Forum : La "normalisation" de la langue française vous paraît donc comme l’un des facteurs essentiel de sa survie...

A. Rey : Je crois que la normalisation du français — notamment celle qui est effectuée par l’école - est nécessaire parce qu’on ne peut pas transmettre une langue qui n’est pas régie par des règles uniques ; sans normalisation, on reviendrait à l’état dialectal du Moyen-âge. L’absence de normalisation nous permettrait certainement de parler de mort du français. Néanmoins, je pense que les modalités de cette normalisation — qui est assez forte — pourraient être revue.

Forum : Vous évoquez une "normalisation" du français par l’école, mais celle-ci est également effectuée par d’autres institutions comme l’Académie française…

A Rey : La réglementation la plus importante à mes yeux est celle de l’école. Les autres normalisations — celles dont on parle le plus, paradoxalement — s’inscrivent généralement dans le sens de la stabilisation ; ainsi, elles font en sorte que les éléments spontanés ne prennent pas le pas sur les éléments traditionnels. Cette démarche va dans le sens de l’homogénéité et d’une esthétique plus grandes de la langue ; c’est tout à fait celle de l’Académie française. Néanmoins, quel est le rôle réel de l’Académie française dans ce domaine ? C’est essentiellement un rôle de contrôle de la langue qui peut être précieux sur le plan symbolique mais qui n’est pas très actif par comparaison à celui de l’école ou des médias.

Forum : Quel regard portez-vous sur la réglementation législative du français?

A. Rey : La réglementation législative de la langue est une spécificité française en Europe. Les Anglais par exemple sont très réticents devant ce genre d’intervention. L’Allemagne a adopté une attitude intermédiaire en réglementant de manière très mesurée.

Je crois que c’est une démarche qui n’est pas inutile ; néanmoins, il ne faut pas se faire trop d’illusions quant à ses effets sur l’usage statistiquement dominant de la langue.

Forum : Qu’en est-il alors du rôle des dictionnaires autres que celui de l’Académie française?

A. Rey : Les dictionnaires jouent leur rôle dans la mesure où ils ont une politique plus ou moins accueillante face aux nouveautés.

Il y a une différence très grande entre les dictionnaires qui se veulent normatifs comme celui de l’Académie, mais dont l’effet social est très réduit et les dictionnaires qui sont axés sur l’idée d’observation de la langue effective. Dans ce domaine, les dictionnaires bilingues ont un rôle très important parce qu’ils ne peuvent pas faire l’économie de la nouveauté ; en effet, ils doivent justement résoudre le problème de la traduction de certains mots nouveaux qui ont pénétré d’autres langues. Ainsi, les dictionnaires bilingues ont tendance, spontanément et de manière raisonnée, à être de plus en plus conformes à l’évolution contemporaine des langues.

Forum : Quelles règles ou critères président à l’intégration ou à la disparition d’un mot dans un dictionnaire de référence comme Le Robert à l’édition duquel vous participez?

A. Rey : L’apparition des mots dans le dictionnaire est réglée par l’observation de l’usage effectif de la langue française ; celle-ci est donc complètement dépendante d’un aspect documentaire. Cet aspect documentaire a beaucoup évolué depuis l’apparition des CD ROM de texte, d’Internet, etc… qui constituent une source majeure et permettent de se rapprocher au plus près de l’évolution effective de la langue. Il y a vingt ans, il fallait attendre qu’un mot passe en littérature, qu’il soit repris, qu’on dépouille des textes…., alors qu’aujourd’hui on peut avoir une réaction presque instantanée soit par le biais des médias, soit par le biais d’Internet qui fait aussi office de média puisqu’il donne directement accès à la presse mais aussi à la radio, à la télévision… A partir de cette base documentaire, des éléments nouveaux peuvent être intégrés dans les dictionnaires avec pour seules contraintes la ligne éditoriale retenue. Néanmoins, il faut évidemment attendre d’imprimer le dictionnaire ; ainsi, seuls des dictionnaires qui se vendent de manière très régulière — que ce soit en très grandes quantités comme le Petit Larousse ou en quantité plus modérée comme les différents Robert — peuvent être mis à jour régulièrement. A l’inverse, les dictionnaires à très faible diffusion comme celui de l’Académie dont les éditions nouvelles sont séparées par 60 ou 80 ans ne peuvent tenir compte de cette évolution ; en fait, c’est compréhensible parce qu’ils n’ont pas le même objet. En effet, une description normative du français qui est nécessairement limitative et axée autour de la conservation de la langue n’est pas du tout la même chose qu’un travail de description conforme à l’évolution contemporaine de la langue.

Forum : On peut donc dire qu’il y a une accélération du phénomène d’intégration ou de sortie dans les dictionnaires à parution régulière?

A. Rey : Pour les sorties, les politiques peuvent être très différentes. Je sais que le dictionnaire Larousse n’hésite pas à enlever un mot archaïque ou un mot ancien pour faire de la place aux nouveautés.

Dans le dictionnaire Le Robert, nous avons une attitude un peu différente : nous ne supprimons des mots archaïques que lorsqu’il s’agit d’un archaïsme technique ou scientifique, c’est-à-dire lorsque le mot n’est véritablement plus employé en science et est remplacé par une autre notion ou un autre concept. En revanche, tous les mots caractérisant un état de la société à une époque donnée, nous les conservons quitte à abréger le traitement, afin de pouvoir continuer à lire Balzac ou les écrivains du début du XXe siècle ; par exemple, un mot comme "zazou" qui est complètement sorti d’usage sauf par allusion au passé, est intéressant parce qu’il caractérise une certaine époque de l’histoire sociale française ; pour cette raison, il mérite donc d’être conservé. De même, nous essayons de conserver tout un vocabulaire spécifique, par exemple à l’époque de l’occupation de la France par l’Allemagne entre 1941 et 1944 qui a été transmis par Marcel Aymé ou d’autres écrivains importants. D’ailleurs, il y a eu des remarques d’écrivains très intéressantes sur cette manière de retrouver le temps perdu à travers les mots. Je me souviens d’un passage de Blanche ou l’oubli où Aragon montre combien le mot " gazogène ", qui renvoie au mode de propulsion des voitures pendant cette période où l’essence manquait, fonctionne comme une sorte de déclic mental permettant de recréer l’atmosphère d’une certaine époque. On essaie donc de conserver ces termes comme une marque de l’histoire.

Forum : Le français ne devrait-il pas avoir une place plus importante dans le cadre de l’enseignement scolaire? Quel regard portez-vous sur la dégradation de cet enseignement?

A. Rey : Je crois que c’est en fait davantage la formation des professeurs qui est en cause et aussi le fait qu’ils ont à résoudre des problèmes extra-scolaires, souvent d’origine sociale et qui les dépassent le plus souvent. C’est donc un problème d’organisation sociale. En ce qui concerne la France, les moyens mis à la disposition de l’éducation, qui sont déjà considérables, sont encore très insuffisants pour pouvoir maîtriser des situations scolaires qui sont de plus en plus complexes et de plus en plus difficiles ; le niveau de certains élèves en français — notamment dans les milieux issus de l’immigration — est souvent pratiquement néant. C’est un problème qui se pose très certainement en Allemagne aussi avec l’immigration turque, en Angleterre d’une manière très évidente avec l’immigration de Jamaïque, d’Inde et du Pakistan.

Ces situations posent des problèmes à la fois culturels et linguistiques qui sont recouverts par d’autres problèmes de nature socioculturels. On sous-estime souvent, pour des raisons de contraintes budgétaires, la tâche à accomplir. Quand on parle de dégradation, il faut faire très attention parce qu’il y a un effort considérable de l’Education nationale française et souvent un travail remarquable de la part des professeurs, qui se heurtent parfois à des difficultés cent fois plus grandes que celles qui étaient les leurs quand ils n’avaient à enseigner qu’à une population scolaire beaucoup moins importante et beaucoup plus homogène ; les différences étaient essentiellement régionales et sociales entre milieu urbain et milieu rural. Maintenant la situation est bien plus compliquée.

Donc, il est incontestable qu’il faudrait accorder une place plus importante à l’enseignement du français à l’école, c’est-à-dire de la grammaire, du vocabulaire, de l’orthographe et de l’usage de la langue en tant que telle ; on oublie trop souvent que la qualité de l’enseignement des mathématiques, de la géologie, de l’anatomie, des langues… est aussi lié à la qualité du français. Théoriquement, il devrait même y avoir un volet linguistique pour chaque apprentissage, quel qu’il soit.

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