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"J'aurais commencé par la culture"
Par: Prof. Dr. Hans-Martin GAUGER* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Hans-Martin GAUGER*
* Titulaire de la Chaire de Linguistique Romane de l'Université de Fribourg - Membre de l'Académie de la langue et de la littérature allemandes
© 1999


Le Professeur Gauger se remémore les années de son enfance, au moment où des soldats Français arrivèrent dans sa petite ville de Haute-Souabe. A partir de ce souvenir emprunt d'une certaine émotion, il réfléchit sur la signification du sentiment de "libération" intense qu'il ressentit, alors que l'on parlait souvent à l'époque "d'effondrement". Il aborde également les délicates questions de l'étendue de la responsabilité allemande et de la perception que la France a d'elle-même au cours la dernière guerre. Il démontre enfin comment la France a placé la culture à l'origine de ses relations avec l'Allemagne et de la construction européenne.


C'était le 22 avril 1945, j'avais neuf ans et vivais avec ma mère et mes quatre frères et sœurs (nous étions sans nouvelles de notre père depuis des mois) dans une petite ville en Haute-Souabe (cette région se situe entre la partie haute du Danube et le lac de Constance). Les sirènes hurlèrent plus longuement que d'habitude, en ce début d'après-midi du 22 avril. "Ce n'est pas une alerte aérienne, c'est une alerte de chars", balbutia notre bonne (de fait elle était ce qu'on appelait "Pflichtjahrmädchen", une jeune fille faisant son année sociale obligatoire) qui rentra vite chez elle. J'avais très peur. Ma mère me semblait beaucoup trop calme, presque insouciante. "Peut-être seront-ils repoussés", dis-je. Je me rappelle parfaitement que j'ai dit "repoussés". J'ai dû entendre le mot à la radio, sur un poste à galène. "Non", dit ma mère, étrangement sûre d'elle, "ils ne seront pas repoussés". Plus tard, en fin d'après-midi, assis dans la cave, enveloppés dans des couvertures de laine, nous entendîmes, venant de la rue, le bruit inquiétant et incessant des chenilles, qui roulaient en cliquetant, interrompu par des tirs sporadiques. Lorsque deux heures plus tard, le tapage eut cessé, ma mère dit: "Je vais monter pour voir un peu" - "Mais si tu tombes sur un soldat ...", dis-je, "tu ne sais pas l'américain". Elle se retourna pour répondre: "Les Américains parle l'anglais". Je ne le savais donc pas encore. Quel garçon d'aujourd'hui, du même âge, l'ignorerait?

Ce n'était pourtant pas les Américains qui venaient et que nous attendions, mais des Français. Pour une partie il s'agissait de Français bien particuliers, c'est-à-dire des Tunisiens; ils avaient des visages basanés, taillés à la serpe et portaient des bonnets de feutre rouge placés en biais sur la tête. Ce furent les premiers étrangers que je vis. Puis, nous fûmes subitement entourés par la langue française. Je lisais "Rhin et Danube", je le prononçais tel que c'était écrit et partout sur les murs des maisons et sur les panneaux d'affichage on lisait la proclamation à bordure tricolore, qui me semblait gaie, adressée aux troupes victorieuses et signée par le "Général de Gaulle". Pourtant, le nom d'un autre général que j'ai appris un peu plus tard me plut bien davantage : le Général de Lattre de Tassigny. En revanche, beaucoup de ces Français s'appelaient Schneiter, Widmer, Pflückiger, Fischer, Koenig, et parlaient tous bien l'allemand. Mais le gouverneur de la ville, un joueur de tennis remarquable, portait un nom du Sud de la France, Coup de Fréjac (il vit toujours), et un véritable capitaine, poli et correct, s'installa bientôt dans notre maison. Tout cela me semblait -et c'est là où je veux en venir- singulièrement joyeux. Contre toute attente, les soldats avaient dû être gentils avec nous, particulièrement avec les enfants. Cela était encore plus juste en ce qui concerne les tunisiens qui s'appelaient "Les Spahis" - un mot qui continue encore à me fasciner aujourd'hui. Bien entendu, ce n'était pas tout à fait comme Stendhal l'a décrit dans une évocation brève au début de la "Chartreuse de Parme", lorsque les Français entrent à Milan sous le commandement du jeune Bonaparte, mais ça y ressemblait quand même. Et lorsque le 8 mai les cloches sonnèrent longuement, certainement plus d'une heure, je ressentis un grand soulagement, la dissipation de la peur, un apaisement: une libération. Je peux seulement dire que je n'ai plus jamais éprouvé un sentiment d'une pareille intensité, c'est-à-dire de soulagement et de libération. La chute du mur, la possibilité soudaine de sortir librement - événement, soit dit en passant, pour lequel des milliers de jeunes Français se rendirent à Berlin, simplement pour y assister - s'en est un peu approché.

J'ai dit "libération". J'ai vécu cela ainsi, dans ce contexte particulier mais néanmoins caractéristique, et c'est ce souvenir que j'en ai gardé. On parlait à l'époque d'un "effondrement". "Après l'effondrement", c'était la tournure usuelle employée dans les biographies qui furent rédigées par la suite. Cette expression correspondait certainement à ce que l'on avait connu. On peut comprendre qu'elle paraisse étrange aux jeunes et aux adolescents d'aujourd'hui car cette partie de l'Histoire leur a été enseignée par leurs parents, voire le plus souvent leurs grands-parents. Je ne voudrais pas évoquer le souvenir de la stupide querelle (des historiens) surgie il y a quelques années en Allemagne bien que, s'agissant du langage, du reflet de la réalité dans le langage, de trouver "le mot juste", cela relève de la compétence d'un observateur de la langue. Objectivement, c'était bel et bien une libération - quoi d'autre sinon? C'était un effondrement "et" une libération: un effondrement libérateur. Il y avait beaucoup de souffrances: chez les réfugiés, les expulsés, les femmes violées. Cette souffrance était pourtant la conséquence du régime qui s'est effondré.

Sans cet effondrement, cette souffrance n'aurait pas eu lieu, et ce n'est certainement pas le 8 mai qui l'a provoquée. Je me rappelle très bien l'irritation des adultes, particulièrement des professeurs, lors du "Discours de l'année de Goethe 1949" de Thomas Mann revenu en Allemagne pour la première fois -discours fortement critiqué ; il y parlait de l'"amertume patriotique" qu'il comprenait parfaitement et dans laquelle il lui semblait entendre murmurer distinctement les mots de "domination étrangère". Puis, il déclarait : "Reconnaissons pourtant que le règne de l'esprit malfaisant qui a soumis l'Allemagne pendant douze ans et qui a déclenché tout cela a été une domination étrangère bien pire". Pour moi, c'est bien là l'enjeu, et ceux que le mot "libération" irrite doivent se demander : voulons-nous reconnaître ce qui est vrai (pour reprendre les termes quelque peu patriarcaux de Thomas Mann), c'est-à-dire reconnaître d'abord que la situation antérieure était pire pour pouvoir ensuite comprendre que celle qui lui a succédé en était la conséquence? En fait, un mot unique ne suffit pas pour traduire la complexité de la situation, surtout lorsqu'il est censé la juger. Déjà à l'époque, il s'agissait pour moi d'une libération, une libération intense. Elle restera pour toujours liée affectivement à la France.

Par la suite, la relation est devenue encore plus étroite. Pendant trois ans, de 1949 (j'avais 14 ans) à 1952 j'ai été en internat dans deux collèges français créés pour les enfants de l'occupant, le Collège Decourdemanche à Tübingen et le Collège Pierre Brossolette à Constance (c'était bien sûr des noms de résistants: s'en rappelle-t-on encore en France?).

Le gouvernement français m'avait attribué une bourse. L'objectif du ministère parisien était de placer dans chaque classe et dans chaque établissement français de la "zone d'occupation française" un élève allemand. Les places étaient loin d'être toutes occupées, les allemands ne s'y intéressant pas beaucoup. C'était en 1949. Cette décision a été mise en oeuvre deux ou trois ans à peine après "l'effondrement" ; la mise en oeuvre est toujours lente au sein des ministères. J'ignore si les Américains ou les Anglais ont pris de telles mesures.

En juin 1948, Emmanuel Mounier, l'éditeur de l'importante revue Esprit, proposa dans son bureau de la rue Jacob la création d'un comité portant un nom dont chaque terme avait de l'importance : "Comité français pour l'échange avec la nouvelle Allemagne". Alfred Grosser, qui rapportait ces faits dans une conférence en 1954, souligna que "la plupart des français" d'après-guerre "ne voulaient plus jamais entendre parler des Allemands". Mais il ajouta ensuite qu'il y avait aussi des français - et ce fut également l'avis du gouvernement au plus tard en 1948 - qui ne croyaient pas à la responsabilité collective des Allemands. A l'image de Mounier lui-même ou de Joseph Rovan, qui fut prisonnier à Dachau, ces hommes étaient pour la plupart issus de la Résistance. Rovan a justement écrit pour cette revue catholique "Esprit", une série d'articles au titre surprenant : "L'Allemagne de nos mérites", signifiant par là que l'on aurait l'Allemagne que l'on mériterait, telle que, bon gré mal gré, on contribuerait à la créer. Pour sa part, Mounier rédigea un essai publié dans le Figaro du 21 août 1948 dont le titre à lui seul résumait cette idée d'une manière plus radicale : "Allemagne - responsabilité France". Dans un autre essai publié en allemand dans la revue Monat en 1949, il écrit : "Le nationalisme allemand n'est pas une fatalité historique ou raciale ; une telle pensée ne serait rien d'autre que le produit d'une doctrine raciste. Si le nationalisme allemand, à deux ou trois occasions, s'est révélé plus violent et plus expansif que celui d'autres peuples, il n'est pas d'une nature fondamentalement différente. Son essence - au sens historique - s'est formée au cours de l'histoire ; elle a évolué au gré de l'histoire et, en tant que composante historique, elle est condamnée à disparaître un jour. L'"éternelle Allemagne" n'existe pas." On souhaiterait continuer la citation. La faiblesse de la traduction l'affadit, mais il s'agit d'une parole compréhensible à tout moment, d'une réflexion claire et nette et d'une bienveillance rationnelle, intelligible indépendamment de cet affaiblissement ; cette manière de s'exprimer était alors indispensable en France à cette époque où la belle sentence, jadis si connue, de Rivarol - "ce qui n'est pas clair n'est pas français" - était encore en vigueur. Cette sentence n'est pas indiscutable, elle risque même d'être fausse ; elle est néanmoins belle : il faudrait l'analyser... On ne peut surestimer le mérite des Français qui se sont engagés dans cette voie juste après 1945. Il est encore plus étonnant qu'à peine trois ans après, au terme de la libération de la France - je pense au moins que pour le cas de la France on considère cette expression appropriée - une telle rationalité bienveillante et de telles idées aient pu être reprises par le gouvernement alors qu'une majorité de Français ne les partageaient certainement pas. C'était aussi courageux ! Cette idée est issue d'hommes et de femmes qui étaient déjà conscients de la responsabilité de la France, c'est-à-dire de la trahison envers la Tchécoslovaquie en 1938 (Grosser le fait remarquer en 1954, surtout par rapport à Emmanuel Mounier). Ils savaient aussi qu'il était faux d'affirmer que dès le début de l'occupation allemande "chaque" français faisait partie de la Résistance.

Cette même année 1954, au cours de laquelle Alfred Grosser fit sa conférence à l'Institut de Ludwigsbourg, Friedrich Sieburg, alors très connu, publia un long avant-propos intitulé "La France sans fin" qui précédait son livre de 1929, "Gott in Frankreich". Le jugement à la fois faussé et aiguisé par l'aigreur et l'outrage ressentis, il parle du "mensonge énorme et tragi-comique" qui "a refondé la vie de la France" au début de l'été 1945 : "Trois fictions se sont enracinées dans les esprits comme des faits inébranlables : la France n'a jamais été battue, la Résistance a libéré le pays de l'occupant, chaque Français a fait partie de la Résistance... On a dû enterrer la vérité, sans qu'elle soit morte. On l'a enfouie au seuil de la conscience où on la laisse se démener et s'agiter comme un spectre". C'est plein de hargne, mais c'est en fait aussi un peu prophétique, car aujourd'hui, des décennies après, on a fait apparaître petit à petit et plus ou moins globalement la vérité cachée. Par ailleurs, le titre en forme d'interrogation de l'édition française du livre de Sieburg est encore plus frappant: "Dieu est-il Français?" (1930, contenant une belle lettre de l'éditeur Bernard Grasset "Lettre sur la France à Friedrich Sieburg").

Aujourd'hui, on a l'habitude de citer Jean Monnet qui, jugeant rétrospectivement son œuvre européenne privilégiant l'économie, aurait répondu "J'aurais commencé par la culture" à la question lui demandant s'il aborderait différemment les choses maintenant (mais apparemment il ne l'a pas dit ; il doit s'agir d'une citation imaginaire). De fait, en France, au sein du gouvernement parisien, on a commencé par la culture. Le baccalauréat que j'ai passé à l'Université de Strasbourg en 1952 (mention bien), est le seul examen qui me rende fier, puisqu'en France le titre de bachelier est le premier grade universitaire (c'est pourquoi on passe l'examen à l'Université). Je suis toujours et personnellement reconnaissant à la France d'hier d'avoir débuté par une politique culturelle, et il m'est plaisant de le répéter à la France d'aujourd'hui.

Traduction Forum


Bibliographie

- "Über Sprache und Stil" - München, 1995.
- "Davids Aufstieg. Erzählung" - München, 1993.
- Der Autor und sein Stil. Zwölf Essays, Stuttgart 1988.
- "In den Rauch geschrieben. Mitteilungen eines, der suchte, das Rauchen zu verlernen" - Frankfurt, 1988.
- "Brauchen wir Sprachkritik ?" - Jonas, 1985.
- "Einführung in die romanische Sprachwissenschaft" - mit W. Oesterreicher und R. Windisch - Darmstadt, 1981.
- "Durchsichtige Wörter" - Winter, Carl, 1971.
- "Wort und Sprache" - Niemeyer, M, 1970.
- "Untersuchungen zur spanischen und französischen Wortbildung" - Winter, Carl.

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