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Dossier / Débat - Martin Walser : De la banalité du bien
Par: Martin WALSER* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Martin WALSER*
* Ecrivain allemand
© 1999


Le 12 octobre 1998, dans l'Eglise Saint-Paul de Francfort, le Prix de la Paix a été décerné au célèbre écrivain Martin Walser par les libraires allemands. Aussitôt après le discours prononcé par l'écrivain ("Expériences faites lors de la rédaction d'une allocution du dimanche"), un grand débat public s'est ouvert visant à savoir si ses déclarations concernant le passé de l'Allemagne auraient donné lieu à des malentendus.
Ce dossier contient le passage du discours de M. Walser qui fut à l'origine du débat et des articles qui en donne une appréciation critique.



...Enfin se présente une possibilité de donner à ce discours une tournure critique. J'espère que l'autocritique peut aussi relever de la critique. Pourquoi ne suis-je pas atteint par le même sentiment d'indignation qui a incité le penseur à écrire le début de phrase suivante : "Quand la population complaisante avec les extrémistes installe des buvettes devant des foyers de réfugiés en feu..." Imaginez-vous donc un peu : la population sympathise avec ceux qui incendient les foyers de réfugiés et dresse des buvettes devant ces mêmes foyers en feu pour en tirer profit par-dessus le marché. Je dois avouer que je ne pourrais imaginer une chose pareille, si je ne la lisais pas dans un hebdomadaire faisant intellectuellement autorité et si la signature ne portait pas le nom d'une personne honorable. Cet hebdomadaire, qui se situe à mille nobles lieues du Bildzeitung, ajoute un élément supplémentaire pour remédier aux défaillances de ma puissance imaginative en matière morale et politique : les paroles du penseur y sont soulignées en caractères gras et encadrées afin que l'on prenne connaissance de ce qui est le plus important de savoir même si l'on ne lit pas l'essai dans son intégralité. Ainsi, on peut y lire les paroles du penseur dans un caractère d'imprimerie spécial : "les buvettes devant des foyers de réfugiés incendiés et une politique symbolique pour esprits engourdis".

Je ne peux contester de tels propos ; le penseur est une trop grande pointure pour que je le fasse. Mais - et c'est là, de toute évidence, ma faiblesse morale et politique - je ne peux néanmoins les approuver. Ma réaction face à des phrases aussi douloureuses ne peut être que triviale : pourvu que ce qui est dit là de manière aussi brutale ne soit pas vrai. Et pour dire le fond de ma pensée: je ne peux tout simplement pas croire ces phrases qui font mal et que je ne peux ni approuver ni contester. Croire ce qui est dit là, dépasse pour ainsi dire tout ce que je peux imaginer en matières morale et politique. J'ai une intuition que je ne peux démontrer : ceux qui avancent de tels propos veulent nous faire du mal parce qu'ils pensent que nous l'avons mérité. Ils veulent aussi probablement se faire du mal à eux-mêmes. Mais à nous aussi. A nous tous. Avec cette seule réserve : à tous les Allemands. Car cela est bien clair : dans le dernier quart du vingtième siècle, dans aucune autre langue on ne pourrait parler ainsi d'un peuple, d'une population, d'une société. On ne peut parler ainsi que des Allemands. Tout au plus des Autrichiens, autant que je sache. Chacun connaît le poids de notre passé et le caractère indéfectible de notre ignominie ; il ne se passe pas un jour sans qu'elle ne nous soit reprochée. Se pourrait-il que les intellectuels qui nous font grief de notre ignominie, et du fait même qu'ils nous en font grief, s'abandonnent, l'espace d'une seconde, à l'illusion qu'ils s'en seraient un peu disculpés, parce qu'ils ont, une fois de plus, travaillé au cruel service de la mémoire et qu'ils seraient même, pour un instant, plus proches des victimes que des bourreaux ? Atténuation momentanée de l'impitoyable opposition victime-bourreau. Je n'ai jamais cru possible de quitter le banc des accusés. Parfois, lorsque je ne peux plus regarder nulle part sans me sentir incriminé, il faut que je me dise, pour me rasséréner, qu'une routine de l'incrimination s'est aussi installée dans les médias. J'ai bien dû vingt fois éviter de regarder les séquences de films les plus horribles sur les camps de concentration. Aucun homme sérieux ne nie Auschwitz, aucun homme en possession de ses facultés mentales ne songe à donner une interprétation subtile de l'horreur d'Auschwitz. Mais lorsque tous les jours les médias me reprochent ce passé, je constate que quelque chose en moi se rebelle contre cette perpétuelle présentation de notre ignominie. Plutôt que d'être reconnaissant pour la présentation incessante de notre ignominie, je me mets à détourner le regard. Je voudrais comprendre pourquoi, dans la dernière décennie de ce siècle, le passé a été présenté comme jamais encore il ne l'a été auparavant. Lorsque je constate qu'il y a en moi quelque chose qui s'en indigne, j'essaie de saisir les raisons en vertu desquelles on nous reproche notre ignominie et je suis presque content lorsque je crois pouvoir découvrir que souvent la raison n'en est plus la commémoration le non-droit à l'oubli, mais plutôt l'instrumentalisation de notre ignominie à des fins actuelles. Il s'agit toujours de bonnes et nobles fins. Mais c'est néanmoins une instrumentalisation. Lorsque quelqu'un trouve inappropriée la manière dont nous avons voulu surmonter les conséquences de la division de l'Allemagne, il dit qu'un nouvel Auschwitz redevient ainsi possible. La séparation de l'Allemagne en deux fut déjà, en son temps, justifiée par des intellectuels de renom par une référence à Auschwitz. Ou encore : après m'être documenté, j'ai décrit le sort d'une famille juive depuis Landsberg sur la Warta jusqu'à Berlin comme une tentative d'échapper pendant cinquante ans, grâce au baptême, au mariage et au travail, au sort des Juifs d'Europe orientale et de devenir allemande, d'être complètement assimilée. J'ai dit que celui qui voit en tout un chemin aboutissant nécessairement à Auschwitz fait des relations judéo-germaniques une catastrophe fatidique. L'intellectuel qui a pris la responsabilité de ces propos a appelé cela une banalisation d'Auschwitz. Je dirai pour ma défense qu'il ne peut avoir étudié, comme je l'ai fait, toute l'évolution de cette famille. Des membres de cette famille, encore vivants aujourd'hui, ont même accrédité ma description. Mais c'est la banalisation d'Auschwitz. De là à parler de ce qu'on appelle le mensonge d'Auschwitz, il n'y a qu'un pas. Un intellectuel très "smart" arbore un air grave à la télévision, qui fait l'effet d'une langue étrangère sur ce visage, lorsqu'il présente au grand public comme une grave défaillance de la part de l'auteur le fait qu'Auschwitz n'apparaisse pas dans son livre. N'aurait-il jamais encore entendu parler du principe narratif de base, celui de la mise en perspective. Et quand bien même il en aurait entendu parler, l'air du temps passe avant l'esthétique.

Avant de subir le blâme d'avoir manqué de conscience morale, je voudrais demander à mon tour pourquoi, par exemple, la guillotine n'apparaît pas dans Wilhelm Meister de Goethe, œuvre qui ne commence pourtant à paraître qu'en 1795. Un souvenir me revient instantanément lorsque je me vois ainsi réprimandé sur le plan moral et politique. En 1977, non loin d'ici, à Bergen-Enkheim, il m'a fallu prononcer un discours et j'ai saisi cette occasion pour faire l'aveu suivant : "Je trouve insupportable que l'histoire de l'Allemagne, aussi grave soit-elle, s'achève en un produit catastrophique". Puis : "Nous ne devrions reconnaître ni la RFA, ni la RDA, ai-je dit en tremblant face à mon audace. Nous devons laisser béante la plaie qui a pour nom Allemagne". Cela me revient parce que je tremble à nouveau aujourd'hui devant mon audace lorsque je dis : Auschwitz ne se prête pas à devenir une menace continuellement ressassée, un procédé d'incrimination pouvant être mis en œuvre à tout moment, un gourdin moralisateur ou même seulement un exercice imposé. Le résultat d'une telle ritualisation ressemble, d'un point de vue qualitatif, à une incantation. Mais quels soupçons n'éveille-t-on pas lorsque l'on dit que les Allemands sont maintenant un peuple normal, une société ordinaire? ...

Traduction Forum

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