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Dossier / Débat - Du discours politique de l'écrivain
Par: Prof. Dr. Dieter BORCHMEYER* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Dieter BORCHMEYER*
* Professeur de littérature allemande à l'Université de Heidelberg
© 1999


Le Professeur Dieter Borchmeyer est l'un des acteurs du débat qui a eu lieu autour du discours de Martin Walser lors de la remise du prix des libraires allemands. Il revient sur les critiques qui ont été formulées à son égard et fait une analyse très détaillée de la forme des propos tenus par l'écrivain, le poète Walser qui recourt à un langage littéraire et refuse de parler le "langage d'emprunt" du monde de l'information.
Pour le Professeur Borchmeyer, les racines du malentendu résident justement dans la mauvaise perception de la forme de ce discours. Pour reprendre les propos de l'auteur de cet article, le sujet et le ton de Walser sont une sorte d'adaptation libre de Kleist : "de la formation progressive du discours pendant le discours". Comme il l'écrit, "voilà un écrivain qui, en tâtonnant, essaie de se sonder lui-même… il ne parle pas seulement, … il se laisse aussi parler lui-même". C'est pour lui, cette forme de "monologue intérieur" qui n'a pas été comprise. Par ailleurs, il revient sur le fait que Walser parle de l'instrumentalisation de la Shoah mais qu'il ajoute : "je n'ai jamais cru possible de quitter le banc des accusés".



Lorsque des écrivains allemands se mêlent de politique, cela génère presque toujours des frictions. Les responsables politiques leur contestent régulièrement cette compétence : ce fut le cas de Günter Grass. Les écrivains allemands sont encore plus violemment pris à partie lorsqu'ils se défendent de l'obligation de toujours penser et écrire en termes politiques. Ainsi, ce sont souvent les responsables intellectuels qui leur reprochent de céder au penchant néfaste de l'intimisme allemand : c'est le cas de Martin Walser. Cependant, cette tendance - Walser en a certainement conscience - s'inscrit dans une longue tradition d'exemples analogues. Depuis la Révolution française, l'écrivain allemand - ayant lui aussi gagné en autonomie face aux institutions qui lui passaient jusqu'alors des commandes et le gardaient sous leur dépendance - doit se poser la question suivante : comment se situer par rapport à la politique ? Question épineuse puisqu'en même temps que la Révolution - pendant "la décennie de prédilection" de Walser de 1790 à 1800 - le principe de l'autonomie esthétique s'est imposé dans la philosophie de l'art qui interdit à la poésie en tant que telle de poursuivre des fins précises, et avant tout des fins politiques. Le débat qui a commencé dans les derniers temps de l'époque des Lumières continue à opposer les auteurs, entre ceux qui croient devoir consacrer leur art à l'actualité politique et ceux qui sont convaincus de ne pas avoir le droit de le faire afin de rester fidèles à l'autonomie de l'art...

Walser a intitulé son discours "Expériences faites lors de la rédaction d'une allocution du dimanche". Son sujet et son ton sont bien définis, sorte d'adaptation libre de Kleist : "De la formation progressive du discours pendant le discours". Voilà un écrivain qui, en tâtonnant, essaie de se sonder lui-même. Pour reprendre l'expression de Thomas Mann, il ne parle pas mais il laisse parler - il se laisse parler aussi lui-même. C'est précisément ce point qui n'a pas été compris par ceux qui n'ont pas l'habitude du discours littéraire et qui ont crû que Walser déclarait d'un ton apodictique ce qui n'est en fait qu'une idée spontanée qui naît ou pourrait naître en lui et qu'il évoque à la manière de la description d'un monologue intérieur.

Incertitudes

Bien qu'Auschwitz reste pour Walser "l'ignominie éternelle" des Allemands, déjouant par son "atrocité" toute comparaison historique, il se surprend en train de détourner le regard lorsqu'il est confronté à l'évocation incessante de ce passé atroce dans les médias, et de penser que "quelque chose en (lui) se rebelle contre cette perpétuelle présentation de notre ignominie". Il résume ainsi les questions qu'il se pose : "Je voudrais comprendre pourquoi, dans la dernière décennie de ce siècle, le passé a été présenté comme jamais encore il ne l'a été auparavant". Il observe ce qu'il ressent, procède à des expériences sur lui-même : "Lorsque je constate qu'il y a en moi quelque chose qui s'en indigne, j'essaie de saisir les raisons en vertu desquelles on nous reproche notre ignominie et je suis presque content lorsque je crois pouvoir découvrir que souvent la raison n'en est plus la commémoration ou le non-droit à l'oubli mais plutôt l'instrumentalisation de notre ignominie à des fins actuelles".

Ce que Walser pense plus d'une fois pouvoir découvrir, ce qu'il relie à son expérience à travers toute sorte de formules linguistiques de relativisation et d'incertitude, c'est ce que certains, uniquement habitués au langage de l'information "monoscopique"(1), ont perçu comme des paroles proclamées avec une profonde conviction. Ainsi ont-ils cru déceler derrière la formule faisant mention de "l'instrumentalisation de notre ignominie à des fins actuelles" une intention éminemment provocatrice alors qu'elle constituait clairement une mise en perspective. La phrase, si souvent citée hors contexte, selon laquelle "Auschwitz ne se prête pas à devenir une menace continuellement ressassée, un procédé d'incrimination pouvant être mis en œuvre à tout moment, un gourdin moralisateur ou même seulement un exercice imposé" est focalisée sur l'orateur et mise en perspective avec : "... parce que je tremble aujourd'hui à nouveau devant mon audace lorsque je dis..." (phrase précédant la première citation).

Lors de son discours de Francfort, la critique a notamment reproché à Walser l'emploi de termes flous et un manque de clarté qui aurait permis d'entrevoir clairement où il voulait en venir. Pourtant, c'est justement cette attente d'univocité que le discours littéraire de Walser cherche à contrecarrer. Celui qui invite un poète à faire un discours ne peut s'attendre à ce qu'il parle comme un dentiste ou comme un homme politique qui doit procéder, pour reprendre le mot de Thomas Mann, d'une manière "monoscopique" et non "stéréoscopique" comme l'écrivain.

Sinon, il doit s'attendre à subir un sort identique à celui du président du Bundestag Jenninger il y a quelques années. La forme littéraire du discours indirect libre qu'il avait employée lors de son allocution avait tout de suite été interprétée de façon erronée comme l'opinion personnelle de l'orateur, ce qui avait entraîné la chute de l'homme politique. Heureusement, l'écrivain ne peut pas être renversé. Sinon, Walser qui a eu recours au monologue intérieur, aurait été pris au piège tout comme Jenninger avec le discours indirect libre.

Walser n'a pas voulu parler le "langage d'emprunt" de l'information, mais le langage littéraire qui possède sa propre logique, sa propre limpidité et qui est le sien. Ce langage peut paraître imprécis à tous ceux qui ne comprennent pas qu'il ne constitue pas un moyen au service de l'information mais qu'il se suffit à lui-même. "Rien ne libère autant que le langage de la littérature", dit Walser. Il est le seul qui ne se commande pas, avec lequel on ne peut "rien vendre". En tout cas, il ne peut pas être utilisé comme un moyen d'expression "quand j'estime déjà savoir". Walser ne prétend point savoir d'avance dans son discours du discours - cette approche à tâtons de lui-même - comme le prouvent les formules d'incertitude et de relativisations qui accompagnent tout ce qu'il dit.

Walser ne nie en rien, mais affirme au contraire avec vigueur qu'en tant qu'écrivain allemand et au même titre que les autres, il doit porter "le poids de notre passé" qui a pour nom Auschwitz. "Je n'ai jamais cru possible de quitter le banc des accusés". Mais parfois, quand ce poids devient trop lourd, "il faut que je me dise, pour me rasséréner, qu'une routine de l'incrimination s'est aussi installée dans les médias". "Il faut que je me dise", "s'est installée" : on ne peut pas décrire de façon plus retenue et avec plus de distance par rapport à soi-même ce qui se passe dans ce moi qui s'autorise à parler. Walser ne cesse de revêtir ses "expériences" d'une forme interrogative et d'employer le conditionnel. Il se demande : "Se pourrait-il que les intellectuels qui nous font grief de notre ignominie, et du fait même qu'ils nous en font grief, s'abandonnent, l'espace d'une seconde, à l'illusion qu'ils s'en seraient un peu disculpés, parce qu'ils ont, une fois de plus, travaillé au cruel service de la mémoire et qu'ils seraient même, pour un instant, plus proches des victimes que des bourreaux".

Grâce à Walser, qui est loin d'"affirmer" et ne fait qu'évoquer avec toutes sortes de réserves et de précautions grammaticales, nous pouvons voir dans les recoins de l'âme du partisan de l'éthique de la conviction qui s'abandonne, en pointant du doigt la responsabilité des autres, à l'illusion de se libérer de la culpabilité, à l'illusion d'être "meilleur" ; il préfère adopter l'éthique de la responsabilité et accepte sa place sur le banc des accusés. Comme on le sait, c'est Max Weber qui a effectué la distinction entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité dans son discours sur "Le savant et le politique" prononcé à Munich au cours de l'hiver révolutionnaire 1918/19. Alors que le partisan de l'éthique de la responsabilité part du principe "que l'on doit assumer les conséquences (prévisibles) d'une action" en les considérant comme partie intégrante de sa propre action, le partisan de l'éthique de la conviction, selon Max Weber, ne se sent "responsable" que de la persistance de l'éclat de "la flamme de la pure conviction".

La prudente recherche de soi-même

Il est facile de se promener à travers un monument de la taille d'un terrain de foot, érigé à la mémoire des victimes de l'Holocauste, tout en affichant une mine affligée et en faisant preuve de son éthique de la conviction, sans pour autant s'engager le moins du monde. De la morale sans efforts. C'est contre cela que Walser s'insurge. Pour lui, le point d'appui de la morale est la conscience face à laquelle chacun se trouve seul. Rien dans cette polémique ne fut aussi déplacé que la critique radicale de la notion de conscience, notion pourtant fondamentale dans le cadre de l'éthique de la responsabilité. Comme si Walser avait privilégié la "chose privée" au détriment de "la chose publique" : une fois de plus, la malédiction de l'intimisme allemand. Et pourtant, rien ne peut obliger les hommes à agir ou à ne pas agir en dehors de leur propre conscience.

Si l'on nie cela, la personne n'est plus qu'un masque collectif qui ne fait que produire des formules toutes faites forgées par l'éthique de la conviction. Mais dans ce cas, on tourne la page d'Auschwitz pour de bon ; le souvenir toujours indisponible qui ne peut être matérialisé ne ressurgit plus alors dans notre vie et la plus atroce de toutes les atrocités cesse d'être présente.

Le poète Walser, qui n'accepte pas que les "soldats de l'opinion" contestent l'autonomie de l'art de la narration, est en même temps un homme ayant une éthique qui ne tolère pas que les trompettes de l'éthique de la conviction fassent taire les voix de la conscience. La vanité humaine érige un palais des apparences, surtout dans le domaine de la morale. Ces apparences se retrouvent dans les actes publics de bonne conscience qui donnent à ceux qui y participent l'agréable sentiment d'être bons et les assoupissent aux inflexions de la mélodie de la "banalité du bien". Mais le constat impitoyable de Walser est : "une bonne conscience n'en est pas une." Lui-même ne s'en attribue pas une. En effet, à ses propres yeux, il se range parmi les "accusés".

Dans ses "Expériences faites lors de la rédaction d'une allocution du dimanche", Walser scrute de manière désillusionnée et sincère le fond de sa conscience, et s'aventure prudemment aux frontières de l'éthique et de l'esthétique à la recherche de lui-même. Si l'on compare ce discours à la polémique acerbe du "Mémoire" de Heine ou des "Considérations" de Thomas Mann, on s'étonne beaucoup que cet auteur ait pu être rapproché - intellectuellement parlant - des crimes nazis alors qu'il adresse des reproches d'ordre moral davantage à lui-même qu'aux autres et qu'il ne fait que sonder timidement son intériorité ; il pose à nous et à lui-même un certain nombre de questions incitant à la réflexion et censées nous sortir de la rhétorique figée qui caractérise notre manière habituelle de traiter la plus atroce des atrocités.

Le climat intellectuel allemand est-il devenu si peu ouvert que seuls les auteurs usant des stéréotypes politiquement corrects ont le droit d'être entendus ? Du moins, le poète qui, par nature, ne se conforme jamais aux convenances politiques à cause de son langage "stéréoscopique", devrait pouvoir jouir de son droit naturel et de son droit d'homme, à savoir, argumenter en utilisant la technique littéraire des points de vue, mettre en doute notre perspective "monoscopique" et ouvrir notre champ de vision au lieu de le restreindre.

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Note :

(1) Note de la rédaction : Les termes de perspectives stéréoscopique et monoscopique sont des termes utilisés par Thomas Mann dans les "Considérations d'un apolitique" que M. Borchmeyer cite: "En tant que poète, on a le droit de s'essayer à des idées, d'expérimenter des points de vue", donc de prendre une perspective "stéréoscopique"par opposition à l'homme politique qui doit procéder d'une manière monoscopique.

Traduction Forum


Bibliographie

- Goethe. Der Zeitbürger, München 1999
- „Des Grauens Süsse". Annette von Droste-Hülsoff, München 1997
- Weimarer Klassik. Portrait einer Epoche, Weinheim 1994
- Die Götter tanzen Cancan. Richard Wagners Liebesrevolten, Heidelberg 1992

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