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Dossier / Débat - Le meilleur de ce que nous pouvons être
Par: Prof. Marcel REICH-RANICKI* Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Marcel REICH-RANICKI*
* Critique littéraire
©1999


La principale question posée par le Professeur Marcel Reich-Ranicki face au discours prononcé par l'écrivain Martin Walser dans l'église Saint-Paul de Francfort est : "qu'elle peut, devrait ou doit, être notre attitude aujourd'hui" face au crime commis par les Allemands, à la responsabilité et la honte allemandes. Comme il le rappelle : " ma vie entière est concernée par cette question allemande qui est au centre de mon existence morale, politique, voire psychique et, même (…) de ma vie professionnelle aussi". Et il continue : "Ce que j'ai vécu de plus atroce fut le fait des Allemands. Ce que j'ai vécu de plus beau, je le dois aux Allemands (…). Ainsi, je n'arrive ni à suivre ce débat en observateur distant et froid (…) ni à le soumettre à une critique sévère". Le Professeur Reich-Ranicki estime que "ce n'est ni sur le plan politique, ni sur le plan moral, ni en tant qu'intellectuel ou encore en tant qu'observateur [que Walser] a échoué, mais en tant qu'orateur et en tant qu'écrivain". Même s'il juge que le débat déclenché par ce discours est d'une grande utilité, il regrette que les explications imprécises et les formulations vagues de Walser aient pu susciter des malentendus.


Martin Walser a-t-il tenu un discours révoltant dans l'église Saint-Paul ?... Un débat s'est engagé qui devient de jour en jour plus opaque. "Heureux celui qui peut encore espérer émerger de cet océan d'erreurs!" se plaint notre vieil ami, le loquace et éloquent promeneur de Faust. Qui donc a cette chance ? Cela peut paraître prétentieux et pourtant je ne cesse d'espérer, ce qui ne m'est pas facile, car je suis partie prenante dans cette affaire, et cela pour plusieurs raisons.

D'abord, tout le monde connaît l'enjeu : il s'agit du crime du siècle commis par les Allemands, de la responsabilité et de la honte allemandes. En des termes plus brefs : il s'agit de l'Allemagne d'hier et de celle d'aujourd'hui, de ce qui s'est produit hier et de savoir quelle peut, devrait ou doit, être notre attitude aujourd'hui. Voilà tout.

Ma vie entière est concernée par cette question allemande qui est au centre de mon existence morale, politique, voire psychique et, même si cela peut paraître très terre-à-terre, de ma vie professionnelle aussi. Ce que j'ai vécu de plus atroce fut le fait des Allemands. Ce que j'ai vécu de plus beau, je le dois aux Allemands et même à un Allemand antisémite et barbare, Richard Wagner. Je suis donc inextricablement lié à eux, je suis impliqué et peut-être responsable comme eux, bien que personne ne m'en accuse, ni ne me le reproche.

Ainsi, je n'arrive ni à suivre ce débat en observateur distant et froid ... ni à le soumettre à une critique sévère. C'est peut-être la raison pour laquelle je regarde d'un œil indulgent les protagonistes descendus dans l'arène...

Et pourtant le reproche adressé à Walser, à savoir que son discours de l'église Saint-Paul était irresponsable, n'est pas sans fondement. Ce n'est ni sur le plan politique, ni sur le plan moral, ni en tant qu'intellectuel ou encore en tant qu'observateur qu'il a échoué, mais en tant qu'orateur et en tant qu'écrivain. Je ne trouve aucune idée véritablement révoltante dans son discours. Cependant, les explications imprécises et les formulations vagues y fourmillent et peuvent susciter des malentendus ; certaines d'entre-elles, c'était à prévoir, sont inévitables.

Il reconnaît qu'il commence à détourner le regard lorsqu'il est confronté au passé allemand sans cesse rappelé dans les médias. Mais il n'est pas vrai qu'il recommande de détourner le regard. Pourtant, de telles confessions sont autant d'arguments pour les conversations de café du commerce. Il proteste contre "l'instrumentalisation de notre ignominie à des fins actuelles". Mais qui instrumentalise ? Et pour atteindre quels objectifs ? Walser ne donne pas de réponse. Il parle de la "menace continuellement ressassée" d'Auschwitz qui constituerait "un procédé d'incrimination pouvant être mis en œuvre à tout moment". Qui a empêché Walser de citer des cas concrets ? Qui visait-il : Grass ou Habermas, Handke ou Ignatz Bubis ?

Walser parle également de "soldats de l'opinion" contraignant l'écrivain, sous peine d'immoralité, à être au service de l'opinion. Où sont ces soldats : au sein de la rédaction de "Die Zeit", "Der Spiegel" ou dans le "Frankfurter Allgemeine Zeitung" ? Je n'arrive pas à les distinguer. Il s'interroge sur le soupçon que l'on éveille en affirmant que les Allemands sont devenus un peuple normal, une société ordinaire. Mais on n'éveille absolument aucun soupçon.

Soit dit entre hommes : il est beaucoup plus dangereux d'affirmer qu'aucune femme n'a jamais composé un opéra ou une symphonie réussis que de discourir sur la normalité évoquée par Walser sous la forme d'une interrogation craintive. Pour finir, on peut soutenir ou, au contraire, refuser le Mémorial de Berlin, mais on devrait éviter à ce propos tout manque de tact susceptible de blesser et de susciter, à son tour, (nécessairement) des malentendus.

Je ne crois pas que ces nombreux propos ambigus et équivoques du discours de Walser s'y trouvent délibérément, comme on a pu le prétendre à plusieurs reprises. Mais il n'a rien fait pour les éviter. Ainsi, il a été à l'origine d'un désagrément pour nous et pour lui-même. Et pourtant, je lui suis reconnaissant : quoi qu'on puisse dire contre son allocution, elle a déclenché un débat d'une grande utilité pour tout le monde et nous n'allons pas l'oublier de sitôt.

Traduction Forum


Bibliographie

- Ma vie, Grasset, 2001
- Mein Leben, Deutsche Verlags-Anstalt GmbH , 2000
- "Der Fall Heine" - Stuttgart, 1997
- "Stuttgart Ungeheuer oben. Über Bertold Brecht" Berlin, 1996
- "Vladimir Nabokov" - Zürich, 1995
- "Martin Walser" - Zürich - 1994

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