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L'Europe, l'euro et la mondialisation
Par: Jean-Paul FITOUSSI Envoyer l'article à un ami | Version imprimable
Jean-Paul FITOUSSI*
* Professeur des Universités à l'IEP de Paris - Président de l'Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE)
© 2000


Le monde est en train de se structurer autour des trois grandes monnaies clés : le dollar, le yen et l'euro. L'intérêt d'un monde multipolaire, dans lequel il existe plusieurs devises, est d'une part que chacune de ces devises peut être mise au service de la croissance et de la stabilité interne de la région qu'elle concerne et, d'autre part, qu'il est plus simple d'avoir des taux de change ordonnés entre peu de monnaies qu'entre une myriade de monnaies comme c'est encore le cas actuellement. Un tel système monétaire permet d'éviter les dysfonctionnements que peuvent générer les marchés financiers au fur et à mesure de l'éclatement de crises spéculatives.




Forum Franco-Allemand: Comment peut-on aujourd'hui caractériser les choix faits en matière de politique monétaire européenne?

Jean-Paul Fitoussi : On ne peut pas dire qu'un choix ait déjà été effectué par les pays de la zone euro. L'objectif reste celui de stabilité des prix fixé dans le traité de Maastricht. Cet objectif prioritaire doit être concilié, aux termes mêmes du traité, avec les objectifs généraux de soutien des fondamentaux économiques, tels que la croissance, l'équilibre extérieur ou l'emploi. Mais, au-delà des objectifs presque coulés une fois pour toutes dans le bronze des traités, on ne peut pas dire que des choix explicites aient été faits par les autorités monétaires européennes.

En revanche, il faut bien comprendre que l'existence même de la monnaie unique autorise un basculement en matière de politique monétaire. J'ai suffisamment contesté au cours des années 1990 les modalités de la transition vers la monnaie unique - une double rigueur budgétaire et monétaire qui a brisé les ressorts de la croissance en bloquant tous les leviers de la demande interne, consommation et investissement - et suffisamment plaidé pour un basculement rapide vers la monnaie unique, pour pouvoir légitimement me réjouir de la situation actuelle. En effet, la monnaie unique ne subit aucune des contraintes qui ont tant pénalisé les monnaies nationales au cours des dernières années. Tout d'abord, l'Union européenne est une zone peu ouverte sur l'extérieur. Son taux d'ouverture est voisin de 10 %, comparable à celui des Etats-Unis, qui atteint 12 %. Chacun des Etats européens a un taux d'ouverture de l'ordre de 30 % et est très dépendant de la conjoncture de ses voisins européens. Par conséquent, l'autonomie de la conjoncture de l'ensemble de l'Union est très supérieure à celle de chacune de ses composantes. Une baisse de l'euro ne doit donc pas faire craindre de tensions inflationnistes par exemple. Deuxièmement, l'euro se trouve dans une situation de changes flottants, ce qui tranche avec la configuration antérieure des monnaies nationales. Il n'y a donc pas non plus de contrainte exogène sur la monnaie unique.

Ainsi, le choix essentiel, c'est celui de la monnaie unique. Pour le reste, elle n'en est encore qu'à ses premiers mois et il faut attendre pour voir comment elle va évoluer.

Forum : Que pensez-vous de la baisse continue de l'euro depuis sa création ? Ne risque-t-elle pas de provoquer des tensions, à l'intérieur de la zone et vis-à-vis des principaux partenaires de la France, notamment à l'égard de l'Allemagne?

J.-P. Fitoussi : La baisse de l'euro n'est nullement inquiétante à ce stade. Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il ne faut pas se tromper d'analyse. Le cours initial de l'euro, 1,16 $, était très certainement surévalué, comme l'ont été les monnaies européennes avant la création de la monnaie unique. Il a été fixé sur la base d'anticipations qui se sont révélées erronées. Celles de la fin de 1998 étaient que la croissance américaine allait s'atténuer, après une période historique de très forte progression non inflationniste. Dans ce contexte, l'anticipation qui a été faite était que le dollar allait se déprécier, et être accompagné à la baisse par une politique monétaire américaine accommodante. Cette anticipation ne s'est pas réalisée. Le taux de croissance américain s'est maintenu à un niveau exceptionnellement élevé - le record historique de la durée de la croissance américaine, établi dans les années 1960, va être battu dans quelques semaines - et les tensions inflationnistes, tout en restant modérées, se sont légèrement accentuées, ce qui a justifié un progressif relèvement des taux, dont le dernier, de 0,25 points, est intervenu le 2 février. Une croissance forte, des anticipations favorables et des taux plus élevés aux Etats-Unis qu'en Europe : très logiquement, le dollar s'est apprécié face à l'euro. Il n'y a donc là pas de mystère, ni d'inquiétude excessive. Tout d'abord, je l'ai déjà dit, le taux d'ouverture de la zone euro est relativement faible, ce qui limite les risques d'inflation importée. En revanche, un effet légèrement favorable se constate sur les exportations européennes. L'inflation reste faible, les anticipations actuelles de la Commission européenne sont un taux de 1,5 % en 2000 et de 1,6 % en 2001. Les anticipations de croissance sont revues à la hausse, avec des perspectives de 3 % en 2000 et 2001. Dès lors, il n'y a pas de risque d'enchaînement vicieux dans la dépréciation actuelle de l'euro.

Au sein de l'Union cette situation ne suscite pour l'instant pas de tensions. Ceci tient en particulier au contexte actuel de l'Allemagne. Même si le taux de croissance allemand s'est légèrement redressé en 1999, la conjoncture reste défavorable dans ce pays et les rigidités structurelles rendent les évolutions très douloureuses. En conséquence, avec une grande sagesse, les responsables allemands sont devenus plus accommodants sur le plan monétaire et conçoivent sans difficulté les avantages d'un euro cohérent avec les fondamentaux économiques et non déterminé par des considérations politiques.

Pour moi, deux enjeux essentiels apparaissent aujourd'hui. L'un est la dimension politique de la construction européenne, l'autre est un risque, aujourd'hui limité mais qui ne doit pas être ignoré, de déstabilisation du nouveau système monétaire international en cours d'émergence.

Forum : Pouvez-vous préciser ces deux points ? Y a-t-il convergence entre la France et l'Allemagne à cet égard?

J.-P. Fitoussi : Sur le premier point. On connaît bien les conditions pour qu'une monnaie devienne une monnaie internationale et une monnaie de réserve dans les échanges internationaux. Elles sont à la fois économiques et politiques.

Pour l'euro, les conditions économiques sont remplies : il faut avoir une certaine puissance économique, une certaine richesse ; il faut également que les marchés financiers soient suffisamment intégrés et liquides.

En revanche, l'Europe ne remplit pas du tout la condition politique : seule la monnaie d'une région conduisant une politique étrangère peut devenir une monnaie internationale, parce qu'alors la monnaie est mise au service de la puissance économique et d'une politique. Or, pour l'instant, on semble relativement éloigné d'une telle perspective qui n'est envisagée ni dans les réflexions sur les institutions, ni même dans les débats. Le problème qui se pose désormais en Europe est davantage celui d'un choix de souveraineté que celui d'un problème économique technique. C'est donc un choix politique, et ce choix politique n'est pas encore fait. On a rarement aussi peu entendu parler de l'Europe que depuis le lancement de la monnaie unique ; avant l'euro, l'Europe était de tous les discours et de toutes les préoccupations.

A cet égard, la convergence entre la France et l'Allemagne à propos des choix politiques est essentielle. C'est une question difficile. L'Allemagne et la France ont-elles la même conception de la forme politique de l'Europe ? Dans la première moitié des années 90, les Allemands avaient proposé un modèle fédéral pour l'Europe ; cette proposition n'avait reçu aucun écho en France. Or, il me semble que les Français seraient peut-être aujourd'hui davantage intéressés par l'idée de construire un Etat fédéral, ce qui équivaut à proposer la mise en place d'un gouvernement européen qui ne soit pas uniquement économique. Depuis cette évolution de la position française, les Allemands m'apparaissent plus éloignés de l'Europe qu'ils ne l'étaient il y a quelques années.

Sur le deuxième point. J'avais développé dans le rapport sur l'état de l'Union européenne publié en 1999 l'idée de la mise en place d'un ensemble d'ancrages régionaux autour des grandes monnaies qui permettrait de mieux prendre en compte la réalisation de croissances potentielles naturellement différenciées d'une région du monde à l'autre et de progresser vers un ensemble multilatéral de taux de change compatibles. Je n'ai pas changé d'avis depuis car je crois toujours que le monde est en train de se structurer autour des trois grandes monnaies clés : le dollar, le yen et l'euro. L'intérêt d'un monde multipolaire, dans lequel il existe plusieurs devises, est d'une part que chacune de ces devises peut être mise au service de la croissance et de la stabilité interne de la région qu'elle concerne et, d'autre part, qu'il est plus simple d'avoir des taux de change ordonnés entre peu de monnaies qu'entre une myriade de monnaies comme c'est encore le cas actuellement. Un tel système monétaire permet d'éviter les dysfonctionnements que peuvent générer les marchés financiers au fur et à mesure de l'éclatement de crises spéculatives.

A-t-on progressé dans cette direction depuis l'année dernière? De façon globale, si l'on compare l'évolution du taux de change du dollar par rapport à celui de l'euro, on constate que, dans une première et courte période, c'est l'hypothèse d'un retournement conjoncturel aux Etats-Unis avec un redémarrage important de la croissance en Europe qui a généré l'appréciation de l'euro par rapport au dollar. Le fait que ce retournement conjoncturel ne se soit pas produit aux Etats-Unis, et que la croissance y soit restée vive, a modifié les anticipations, provoquant ainsi l'appréciation du dollar. On a ainsi l'impression que la valeur des monnaies est davantage liée aux nécessités de la croissance de chaque région qu'elle ne l'était préalablement. L'enjeu aujourd'hui est de savoir si l'évolution de l'euro va être cohérente avec cette analyse. L'évolution de l'année 1999 l'est incontestablement, tant il est vrai que la croissance a été nettement plus rapide aux Etats-Unis qu'en Europe et les taux d'intérêt plus élevés. Mais, en 2000, l'accélération de la croissance dans la zone européenne devrait se traduire par une appréciation de l'euro. Cependant, de nombreuses incertitudes demeurent, la plus importante étant le risque de hiatus entre la politique monétaire de la Banque Centrale Européenne et la politique de change dont les objectifs sont déterminés par le Conseil, d'une part, l'existence d'une autorité monétaire et l'absence de souveraineté politique d'autre part. A cet égard, la décision de la Banque Centrale Européenne le 3 février 2000 de relever de 25 points son taux directeur est ambiguë. Elle semble témoigner d'un certain suivisme de cette institution à l'égard de la FED et d'une réelle inquiétude quant à l'évolution à la baisse de l'euro. Une telle décision, si elle suscitait des anticipations défavorables des marchés, pourrait enclencher un enchaînement pervers de dépréciations et de tensions inflationnistes. Mais je n'y crois pas pour ma part.

Cependant, si le caractère bancal de cette construction devait l'emporter, alors il n'est pas exclu que l'euro entre véritablement dans une crise qui se traduirait par une forte dépréciation. Dans ce cas, l'enchaînement de la déstabilisation pourrait passer par le Japon et le yen. Au cours de 1999, l'euro s'est fortement déprécié face au yen. Il est vrai que les échanges euro-japonais ne sont pas tels que cette évolution de la parité puisse à elle seule peser sur la compétitivité des exportations japonaises. Mais si, dans le même temps, le dollar venait à se déprécier, par exemple à la suite d'un ralentissement de la croissance américaine ou d'une brutale correction de la valorisation de la bourse de New-York, alors l'économie japonaise pourrait se trouver déstabilisée, à un moment où les relances budgétaires n'ont toujours pas réussi à soutenir la croissance interne de ce pays.

Ces deux points m'amènent donc à considérer qu'il est nécessaire et urgent de donner une consistance politique à l'Union européenne.

Forum : La création de la Banque Centrale Européenne ne consacre-t-elle pas l'avènement d'un nouveau "pouvoir" en Europe qui n'aurait pas de véritable contrepoids politique?

J.-P. Fitoussi : C'est bien tout le problème. Aujourd'hui la Banque Centrale Européenne est le seul pouvoir fédéral centralisé qui n'a pas de contrepoids hors des gouvernements nationaux.

Forum : Elle est de plus indépendante, même si le Conseil conserve le pouvoir de prendre les grandes décisions en matière de politique de change.

J.-P. Fitoussi : Il faut savoir que, dans tous les pays où la Banque Centrale est indépendante, le gouvernement demeure quand même en charge de la politique de change. L'article 103 du Traité de Maastricht dispose qu'en matière de politique de change, l'action est concertée entre la Banque Centrale et les gouvernements.

Du point de vue juridique et du point de vue de la politique monétaire, il faut souligner que la Banque Centrale Européenne est une curiosité par rapport à l'histoire: elle est la seule Banque centrale dont l'indépendance est aussi marquée dans l'histoire du monde. En effet, dans tous les pays, la Banque centrale est toujours soumise à l'autorité des parlements nationaux qui peuvent en modifier la constitution. Or, ce n'est pas le cas de la Banque Centrale Européenne.

Forum : Pensez-vous qu'il serait favorable que le Parlement européen puisse, lui aussi, agir sur la constitution de la Banque centrale?

J.-P. Fitoussi : Certainement. Je viens de me référer à l'histoire. Je pourrais aussi faire un peu de géographie. Aux Etats-Unis, la Federal Reserve doit faire rapport devant le Congrès si ce dernier le décide. La FED sait pertinemment que le Congrès peut modifier les conditions de son fonctionnement. C'est une bien curieuse indépendance! Les parlementaires américains ne se privent d'ailleurs pas de cet argument pour chercher à faire pression sur la FED. Rien de tel n'est possible en ce qui concerne la Banque Centrale Européenne. De surcroît, le Président de la FED est nommé pour quatre ans renouvelables par le Président des Etats-Unis alors que le Président de la Banque Centrale Européenne est nommé pour huit ans par accord des quinze pays de la zone euro. On ne peut donc comparer la situation de ces deux institutions. Pourtant, on ne peut nier que la FED et son président disposent d'une réelle autorité. Seulement, ils ne peuvent pas adopter une politique monétaire déconnectée d'objectifs plus globaux. Ils doivent tenir compte du contexte dans lequel s'inscrit leur action. En Europe, la BCE est le seul pouvoir économique, et donc politique. Aucun contrepoids politique n'a été prévu. C'est une situation fort étrange recelant des dangers potentiels. C'est d'abord un signe évident de déficit démocratique. De purs technocrates peuvent ainsi définir la politique unique la plus déterminante aujourd'hui sans en référer à personne. C'est ensuite un risque d'incohérence entre les différentes politiques européennes, qui est susceptible de peser sur la conjoncture et l'équilibre de l'Union.

Forum : La conjoncture économique extérieure a-t-elle toujours autant d'impact sur les économies européennes? La monnaie unique a-t-elle déjà permis d'atténuer certains effets douloureux de la globalisation?

J.-P. Fitoussi : Avant le lancement de la monnaie unique, l'environnement international a eu peu d'impact sur la conjoncture européenne. Depuis la seconde guerre mondiale, la croissance européenne s'explique à 99 % par la demande interne : l'influence externe est donc marginale. En revanche, la conjoncture européenne a été profondément influencée par les règles et contraintes que se sont auto-assignées les autorités européennes. Ce sont ces dernières qui ont, par leur excessive rigueur, leur faible coordination - les freins monétaire et budgétaire ont été actionnés simultanément - et leur inadaptation aux fondamentaux économiques de la zone, pesé sur la croissance et suscité une atonie paradoxale de la demande. Aujourd'hui, l'environnement international commercial devrait avoir encore moins d'impact sur la croissance européenne car il ne pèsera même plus sur la politique adoptée - le taux de change de l'euro peut flotter librement - et le degré d'ouverture de l'Europe vis-à-vis du monde extérieur est beaucoup plus faible que celui de chacun des Etats qui la compose. En revanche, l'impact des crises financières risque de s'accroître. Les placements financiers, notamment boursiers, prennent en Europe une place croissante dans les placements des ménages. Sans rattraper les taux américains, la diffusion des placements en actions - donc à risques en capital - est rapide auprès des ménages. En conséquence, une correction brutale de la valeur des titres risque d'avoir un effet sensible dans la sphère économique, de peser sur la demande et l'investissement. Or, aujourd'hui, les fluctuations des cours en Europe sont encore très dépendantes de celles des actions américaines. Dans le contexte de surévaluation actuelle, le risque existe d'une correction et d'une spirale de récession en conséquence.

Forum : Comment analysez-vous l'impact de l'Union monétaire sur l'emploi?

J.-P. Fitoussi : L'objectif premier de la construction européenne est bien sûr de retourner au plein emploi, dans un souci d'efficacité économique. Le chômage implique que des ressources productives sont gaspillées.

A cet égard, l'Union Monétaire a potentiellement un effet favorable sur l'emploi. Mais elle doit être accompagnée de conditions qui ne sont pas encore toutes réunies.

Dans un manifeste que j'ai publié en septembre 1998 avec Franco Modigliani, Béniamino Moro, Dennis Snower, Robert Solow, Alfred Steinherr et Paolo Sylos Labini, nous avons souligné que le haut niveau de chômage parmi les moins qualifiés est bien davantage le résultat d'un choix de société que de calamités exogènes. C'est bien le résultat de mauvaises politiques de gestion de la demande et d'un manque d'imagination dans la gestion de l'offre.

Il faut d'abord relever que les taux de chômage à deux chiffres -courants jusqu'à récemment- étaient le triste apanage des pays de la zone euro. En Norvège, le taux fin 1998 n'était que de 4 %, en Suisse de 5,5 %, au Royaume-Uni de 5,6 %. L'enjeu de l'équilibre du policy mix est donc déterminant. La relation entre le taux de chômage et la demande a été trop ignorée au cours des années 1990. Elle est pourtant essentielle. Ainsi, depuis le début de la crise pétrolière, en 1973, le taux de croissance de la demande a chuté considérablement en dessous de celui des capacités de production - la somme de la croissance de la productivité et de la force de travail.

Il faut aussi souligner que la différence entre la croissance du chômage depuis le début des années 1970 en Europe et aux Etats-Unis s'est creusée essentiellement à deux périodes depuis 1982. Jusqu'à 1982, le chômage s'est accru significativement sur les deux continents à la suite de politiques monétaires restrictives qui ont provoqué une chute de l'investissement. Ceci était relativement inévitable pour enrayer une spirale inflationniste provoquée par les deux crises pétrolières. Mais, après 1982, la dépression et la progression du chômage se sont poursuivies en Europe jusqu'en 1986, tandis qu'aux Etats-Unis la croissance a progressé fortement et le chômage s'est réduit. La deuxième période court de 1992 à 1998. 1982-1986 et 1992-1998 : deux périodes marquées par une progression importante de l'investissement et des capacités de production aux Etats-Unis, par une faiblesse persistante en Europe.

Ainsi, le développement de l'investissement productif est pour moi la clé de la croissance et de la création d'emplois. Il passe par un soutien de l'investissement privé et par un développement de l'investissement public. L'Union européenne doit y contribuer positivement.

Déjà, on le voit, c'est le changement radical du policy mix en Europe (politique monétaire plutôt expansionniste, politique budgétaire neutre) qui préside au retour de la croissance en Europe. La baisse des taux d'intérêt a non seulement permis à la demande privée de consommation et d'investissement de revenir à un niveau normal mais elle a grandement facilité les ajustements budgétaires.

Forum : Les Français tentent de promouvoir une "Europe sociale"; peut-être n'y a-t-il pas une parfaite convergence avec les Allemands sur ce point?

J.-P. Fitoussi : Je ne suis pas certain de cela. L'Allemagne dispose d'un Etat social protecteur qui n'a rien à envier à l'Etat protecteur français. Ce dont il s'agit dans les discours actuels c'est essentiellement de modifications à la marge de cet Etat protecteur et non de sa remise à plat ou de sa suppression ; ainsi, d'un point de vue objectif, les modèles de protection sociale français et allemand sont très proches. Mais le problème est essentiellement que l'on ne peut faire le choix d'un modèle social en l'absence d'un véritable gouvernement européen. Le choix d'un contrat social constitue la toute première tâche d'un gouvernement. On s'imagine mal que ce choix puisse être effectué si l'on n'a pas comblé ce que j'appelle "l'espace vide de la souveraineté politique en Europe". Je suis toujours frappé par le caractère paradoxal de la situation actuelle où les souverainetés nationales sont limitées par des règles politiques adoptées de concert entre les gouvernements européens et où on empêche la souveraineté fédérale d'émerger au nom de la préservation de la souveraineté nationale. On est donc pour l'instant dans un espace vide: ni souveraineté nationale pleine, ni souveraineté fédérale. Il ne sera pas possible de continuer longtemps avec une chaise vide. Par beau temps, on peut éventuellement se passer d'un barreur, mais si le temps devait grossir - et il le fera certainement dans la décennie à venir - alors on constatera qu'il est indispensable et que l'Europe est bancale.

Forum : L'Europe peut néanmoins se distinguer des Etats-Unis par la prise en compte d'impératifs sociaux et une certaine atténuation des effets parfois douloureux du libéralisme…

J.-P. Fitoussi : … la grande différence entre l'Europe et les Etats-Unis n'est pas que l'un est plus libéral que l'autre. Il est faut de croire que les Etats-Unis ne pèsent pas par leurs décisions politiques sur l'emploi. Bien au contraire ! Les Etats-Unis sont passés maîtres dans l'usage de leur souveraineté nationale et ils en utilisent tous les instruments de façon massive chaque fois qu'ils en ressentent le besoin, à la fois en termes de politique macro-économique - politique monétaire, budgétaire, de change - qu'en termes de politique commerciale. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que si le " modèle " américain est différent du " modèle " européen, s'il s'accommode d'une plus grande flexibilité de l'emploi, c'est aussi parce que le taux de chômage y est si faible que le risque de perdre son emploi est compensé par le "risque" d'en retrouver un très rapidement. C'est dans cette combinaison que réside l'équilibre du système américain. Mais, pour revenir à l'Europe, la grande leçon qu'il faut retirer de cette comparaison, c'est que l'Union est encore entravée par son absence de souveraineté. Elle l'est moins que ne l'était chaque Etat européen, qui, malgré un taux d'ouverture élevé, se trouvait dans l'obligation de maintenir rigoureuses ses politiques budgétaire et monétaire, mais elle l'est bien davantage que les Etats-Unis, et, il faut le souhaiter, bien davantage qu'elle ne le sera demain.

Forum : A l'heure actuelle, peut-on dire que les effets de l'euro correspondent à ceux qui étaient attendus par les pays de l'Euroland?

J.-P. Fitoussi : Je crois que oui. Je crois que les effets de l'euro sont positifs pour une raison évidente : la disparition des disparités monétaires a supprimé la tutelle que les marchés des changes exerçaient de façon quasi quotidienne sur les politiques des gouvernements. La monnaie unique a donc donné à chacun d'entre eux des marges de manœuvre beaucoup plus importantes qu'ils n'en avaient auparavant. En conséquence, la monnaie unique redonne au politique l'espace qu'il avait perdu. Le paradoxe est que les autorités européennes se sont donné à elles-mêmes des contraintes - critères du traité de Maastricht, pacte de stabilité … - au moment même où elles gagnaient une nouvelle liberté au prix de sacrifices constants de plusieurs années. L'enjeu aujourd'hui est donc bien de renforcer cet espace de liberté politique, de réouvrir totalement ce champ, pour permettre une adaptation permanente de la politique économique aux exigences des conjonctures locales. C'est bien là, dans cette souveraineté européenne à construire, que se joue l'avenir de l'Union et son développement économique. On ne peut pas concevoir de dissocier purement et simplement l'économique et le politique. L'un et l'autre sont intimement liés. Je dirais même que le politique doit conserver la prééminence, le dernier mot, car c'est lui qui détermine les règles de la vie commune, dont l'économique participe et est un moyen.

Forum : Comment concevez-vous l'intégration dans la zone euro des pays de l'UE qui n'y ont pas encore pris part ? De même, comment concevez-vous l'intégration des futurs membres de l'Union dans l'euro?

J.-P. Fitoussi : Le problème se pose différemment pour la Grèce et la Grande-Bretagne; en ce qui concerne la Grèce, c'est ce pays qui a envie d'intégrer la zone euro alors que, pour le cas de la Grande-Bretagne, ce sont les pays membres de cette zone qui souhaitent son intégration! Les deux pays ne sont pas dans la même situation politique, économique…

Je crois que la Grèce intégrera probablement la zone euro d'ici deux ou trois ans. En revanche, le Royaume-Uni y entrera au moment où la parité sera la plus avantageuse pour lui. Les autorités britanniques ont toujours fait preuve d'un grand pragmatisme.

Quant aux futurs membres de l'Union, je ne pense pas que leur intégration dans l'euro sera possible avant que l'Europe ait réglé son problème politique. Le potentiel de développement de l'Union suscite de nombreuses vocations à l'adhésion. Néanmoins, ce potentiel ne pourra véritablement être exploité que si l'Union est gouvernée. On l'a vu, la clé de la réussite américaine est dans la cohérence du politique et de l'économique, pas dans le retrait du politique au profit de l'économique. Mais toute possibilité de réforme des institutions sera compromise si l'on fait entrer ces pays avant que cette réforme ne soit effectuée. Il est déjà difficile de prendre des décisions à quinze, alors imaginez à plus … le risque serait alors que l'Europe devienne de façon structurelle une zone sans souveraineté, indépendamment d'une souveraineté technique, monétaire. Elle serait une zone de libre échange que se disputeraient les autres régions du monde qui sont véritablement gouvernées politiquement. L'union politique de l'Europe s'est faite par l'économique, mais l'Europe ne pourra prospérer que par le politique.


Bibliographie

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- Pour l'emploi et la cohésion sociale, avec Anthony B. Atkinson, Olivier J. Blanchard, John S. Flemming, Edmond Malinvaud, Edmund S. Phelps, Robert M. Solow, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques : Paris, Collection Références/OFCE, 1994, 238 p. .
- Les cycles économiques, (sous la direction de Jean-Paul Fitoussi et Philippe Sigogne), Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques : Paris, Collection Références/OFCE, 1994, 2 volumes, 281 et 247 p.


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