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Europe et mondialisation - Entretien
A l'intérieur de la zone euro chaque pays demeurera libre de l'équilibre entre pouvoir d'achat du salaire direct, niveau de redistribution et implicitement, par la manière dont cette redistribution est financée, niveau d'emploi. Ainsi, sur des points aussi essentiels que le pouvoir d'achat, le Welfare State et le chômage, chacun de nos Etats sera libre de sa politique. Chaque pays restera maître de son modèle social et donc de facto de son niveau de chômage, car ce dernier résulte d'un choix entre pouvoir d'achat, redistribution et fonctionnement du marché du travail.©1998
Alain MINC - PDG de AM Conseil - Economiste


Forum : Comment justifiez-vous l'affirmation dans votre dernier livre : " la monnaie unique dépend du seul choix allemand " ?

Alain Minc : Depuis la réunification, l'Allemagne avait le choix en Europe entre deux sortes de stratégies : soit le renforcement du pôle Ouest de l'Europe à travers la monnaie unique , soit le développement d'une " Europe-espace ", selon le mot assez juste de Monsieur Giscard d'Estaing, ouverte à l'Est, qui aurait été le plus grand marché, le poumon économique et dans laquelle le mark aurait joué le rôle de monnaie dominante, un peu à l'instar du dollars - toute proportion gardée - pour l'ensemble de la grande Amérique. Ce dernier choix aurait été parfaitement compatible avec le caractère exemplaire de la démocratie allemande - qui est de loin à mes yeux le pays le plus démocratique d'Europe - et pouvait se concevoir par rapport à une certaine forme d'intérêt national. Dieu merci, les allemands ont choisi de rester dans le sillon de la construction européenne et je pense que c'est dès maintenant qu'il fallait verrouiller les choses. Chacun sait bien qu'aujourd'hui l'opinion allemande, même éclairée, est tiraillée entre ces deux approches. Après la monnaie unique la seconde approche sera nécessairement non pas mort-née mais en tout cas très handicapée.

Forum. : Les élections allemandes ne risquent-elles pas d'avoir une incidence sur cette question ?

A. M. : Non, car ce n'est évidemment pas pour des raisons techniques que le choix des parités a été avancé au 2 mai 1998 mais bien pour une vraie raison politique : que cette opération soit effectuée sous le gouvernement allemand actuel. Il est beaucoup plus difficile de défaire que de refuser de faire. Je crois donc que l'irréversible aura été réalisé ; s'il advenait que le Chancelier soit battu, je serais de ceux qui en seraient très affectés. Néanmoins, il aura réussi à verrouiller le système avant.

Forum. : Pensez-vous qu'il n'est pas dangereux de renoncer à l'inflation et à la dévaluation comme régulateurs des tensions sociales, surtout pour un pays comme la France ?

A. M. : Non. Tout d'abord la dévaluation et l'inflation ne sont pas des régulateurs des tensions sociales car cela supposerait que ce soit une manière de transférer du pouvoir d'achat et de l'emploi vers les " classes laborieuses ", comme on disait autrefois. Or c'est exactement l'inverse : chacun sait que, à tout prendre, l'inflation et la dévaluation pèsent plutôt sur les classes défavorisées. C'est une illusion qui tourne autour de l'idée française qu'il existe " une autre politique ". Je suis de ceux qui pensent que lorsque les français inventent quelque chose en économie dont ils croient être les seuls au monde à l'avoir inventé, il vaut mieux se méfier. Il n'y a aucun autre pays où l'on parle d'une autre politique ; c'est en fait méconnaître la réalité . Cette autre politique aboutirait au bout d'une semaine devant le mur des marchés financiers et de la hausse des taux d'intérêts. Il faut bien comprendre qu'il a fallu un an à François Mitterand pour rentrer dans le droit chemin, qu'il a fallu quatre mois à Jacques Chirac, qu'il a fallu quinze jours à Lionel Jospin et, à mon avis, le prochain qui voudrait s'en évader ne le pourrait que quarante-huit heures.

Forum. : Dans quel sens s'orientera à votre avis la future politique monétaire européenne , Est-il réaliste de penser qu'une seule politique monétaire pourra s'appliquer à des économies hétérogènes ? Comme le disent certains détracteurs de l'Euro, ne va-t-on pas assister à ce que des économistes nomment des chocs à effet " asymétriques " (qui appelleraient des politiques compensatrices distinctes) ?

A. M. : Aujourd'hui, les politiques monétaires à l'intérieur des pays - pour autant qu'elles soient autonomes vis-à-vis du reste du monde - s'appliquent à des réalités économiques différentes. L'écart entre le Mezzogiorno et la Lombardie n'est pas beaucoup plus grand que l'écart maximum qu'il y aura dans l'Euroland. C'est le propre d'une politique monétaire de connaître une telle situation. Ce qui est vrai, c'est qu'il n'y aura pas de phénomène de compensation à travers des transferts budgétaires européens. Cela signifie, d'une certaine manière, que le pacte de stabilité ne fixe pas le niveau de prélèvement mais le niveau de déficit ; vous pouvez vous limiter à 3% de déficit avec 50% de prélèvement et 53% de dépenses ou à 3% de déficit avec 33% de prélèvement et 36% de dépenses. On voit bien que ce sont des modèles sociaux tout à fait différents. Cela signifie donc qu'à l'intérieur de la zone euro chaque pays demeurera libre de l'équilibre entre pouvoir d'achat du salaire direct, niveau de redistribution et implicitement, par la manière dont cette redistribution est financée, niveau d'emploi. Ainsi, à l'intérieur de la zone euro, sur des points aussi essentiels que le pouvoir d'achat, le Welfare State et le chômage, chacun de nos Etats sera libre de sa politique.

Forum. : Que répondez-vous à la critique selon laquelle la monnaie unique sera plus celle des Etats et des grandes entreprises que celle des contribuables, des consommateurs et des P.M.E. qui risqueraient d'en percevoir essentiellement les inconvénients dans un premier temps? (on retrouve ici l'ambivalence entre macro et micro-économie européen) ; les coûts d'adaptation ne vont-ils pas peser essentiellement sur les P.M.E.?


A. M. : La monnaie unique est l'achèvement du grand marché. Quels ont été les bénéficiaires du grand marché ? D'abord et de très loin les consommateurs. En réalité, ils ont connu une amélioration formidable de l'offre à prix constant grâce à la concurrence accrue. Deuxième bénéficiaire à l'évidence, les entreprises. N'oublions pas qu'un pays comme la France que l'on croit introverti est quand même le premier exportateur par tête d'habitant des grands pays ; nous sommes ainsi les plus ouverts au monde extérieur. Paradoxalement, je crois que l'euro ne change pas grand chose pour les grandes entreprises parce qu'elles vivent déjà de facto en zone euro, c'est-à-dire que leurs financements sont dans des univers " a-nationaux " et qu'elles se situent dans une répartition mondiales de leurs actifs qui est finalement assez peu affectée par l'euro. Je crois aussi que les petites entreprises en seront beaucoup plus bénéficiaires. Mais comme toute accélération de la constitution d'un espace de marché, cela ne se fera pas à l'évidence sans certains chocs et certains spasmes. De même que le Traité de Rome a entraîné une restructuration et que le marché unique en a entraîné une seconde, l'euro entraînera une nouvelle rationalisation des appareils de production et des recherches supplémentaires de gain de productivité. Mais c'est le propre de l'économie de marché que de considérer que le potentiel de croissance dégagé par les gains de productivité est supérieur aux pertes instantanées.

Forum. : Et vous pensez que les avantages du passage à l'euro seront néanmoins perceptibles au niveau par exemple des P.M.E. par rapports aux coûts d'adaptation?

A. M. : Le coût d'adaptation est un coût ponctuel que l'on pourrait comparé à une charge de restructuration d'une entreprise. Le bénéfice est annuel. Tout ce qui a poussé à l'accélération du marché a été bénéficiaire aux économies européennes.

Forum. : Perçoit-on clairement aujourd'hui les effets positifs que l'Euro pourra avoir sur les économies européennes et le chômage ? (le " working poor " anglo-saxon pourrait-il constituer une solution accepté dans d'autre pays de l'Union ?).

A. M. : Il y a deux choses différentes. D'une part, chaque pays restera maître de son modèle social et donc de facto de son niveau de chômage, car le niveau de chômage résulte d'un choix entre pouvoir d'achat, redistribution et fonctionnement du marché du travail. Je crois en revanche que l'euro sera plutôt un adjuvant à la croissance européenne et ce pour deux raisons. Des raisons micro-économiques qui tiennent au fait que toute libéralisation du marché engendre une accélération de la croissance et aussi pour une raison macro-économique. Derrière le miracle américain, il ne faut jamais oublier qu'il y a le privilège du dollar, c'est-à-dire la possibilité pour les Etats-Unis de financer leur déficit externe avec de faibles taux d'intérêts. Or, de ce point de vue, le jeu va se rééquilibrer. Il est évident qu'à long terme l'euro, monnaie d'une zone créditrice, se renforcera au dépend du dollar, monnaie d'une zone débitrice. Ainsi, l'avantage relatif des Etats-Unis par rapport à l'Europe se rééquilibrera progressivement et nous avons donc de bonnes chances d'être durablement dans une zone créditrice avec de faibles taux d'intérêts. Il n'y a pas de meilleur adjuvant à la croissance. Par conséquent, pour des raisons à la fois macro et micro-économiques, je crois que nous aurons un plus de croissance. Que ce plus de croissance suffise ou non à résorber le chômage n'est plus l'affaire de l'euro, mais l'affaire de chacun de nos pays et de la manière dont ils procéderont à l'arbitrage que j'indiquais entre pouvoir d'achat individuel, niveau de redistribution et organisation du marché du travail.

Forum. : Quelle place pourra tenir l'Euro dans le monde face au dollar? Cette monnaie aidera-t-elle les Etats européens à faire face à la mondialisation?

A. M. : Progressivement, le privilège du dollar sera écorné ; il ne lui restera qu'une spécificité : l'ultime monnaie de refuge stratégique. En termes économiques, l'euro sera une meilleure monnaie que le dollar mais le dollar conservera le privilège des Etats-Unis en demeurant la monnaie d'ultime recours en cas de désarroi. Je pense donc que le dollar gardera une forme de primogéniture mais de très peu devant l'euro. Aujourd'hui le dollar représente 70 % des réserves de devises internationales, 20 % pour le mark et 10 % pour le yen ; à mon sens il est clair que la part du dollar baissera substantiellement au profit de l'euro.

Forum. : La confiance dans le dollar ne repose-t-elle pas également sur le fait que les Etats-Unis représentent une entité politique à part entière?

A. M. : Cela laissera un privilège au dollar. Mais en termes économique l'euro est plus attractif car il sera la monnaie d'une zone créditrice. On oublie toujours que les Etats-Unis constituent une zone débitrice ; il est donc évident que les placements en euro seront au moins égaux à la somme des placements dans les devises constitutives de l'euro, ce qui veut dire qu'il y aura transfert du dollar vers l'euro.

Forum. : Pensez-vous que la monnaie unique va consacrer l'avènement d'un nouveau " pouvoir " au sein de l'Europe incarné par la Banque Centrale Européenne? Parallèlement, la monnaie unique n'appelle-t-elle pas nécessairement, selon vous, l'avènement d'une véritable union politique européenne qui ait l'autorité et le poids suffisant pour faire office de contrepoids?

A. M. : Je n'y crois pas du tout. Je pense que le raisonnement des fédéralistes classiques qui est de dire qu'à chaque fois que l'on franchit une étape économique celle-ci génère une phase de rapprochement politique, et qu'ils font leur aujourd'hui encore en disant " la monnaie unique va pousser à une Europe politique ", à un " pouvoir politique plus ferme au niveau de l'Union ", n'est pas juste. Je crois qu'il va se passer quelque chose de tout à fait différent ; nous allons vers un système où coexisteront des pouvoirs autonomes puissants : la Banque Centrale tout d'abord, la DG4 et le pouvoir de protection de la concurrence s'ils sortent un jour de la Commission pour constituer une agence de type " Federal Trade Commission ", la Cour européenne de Luxembourg et la Commission qui est tout de même un pouvoir partiellement politique. Je ne pense pas du tout que l'on aille vers l'encadrement de ces pouvoirs par un renforcement des pouvoirs des politiques ; je crois en revanche que l'on se dirige vers un renforcement d'un contre-pouvoir politique constitué par le Parlement Européen. Il est fort probable que le Parlement profitera de l'immense vide institutionnel pour s'ériger en véritable contre-pouvoir. C'est lui qui interpellera ces instances autonomes, c'est lui qui sera en quelque sorte l'écho des opinions publiques ; on semble donc s'orienter vers un système institutionnel sans précédent. Vous savez, on ne peut pas penser qu'il n'y a que deux modèles organisationnels, le fédéral et le confédéral, comme il n'y a que l'homme et la femme en terme de nature humaine ; incontestablement, il existe d'autres modèles. Je pense que l'on est en train d'inventer un modèle sui generis, avec des institutions qui seront des pouvoirs désignés par le politique à l'origine mais autonomes, un pouvoir de type confédéral assez faible, et un contre-pouvoir extrêmement puissant incarné par le Parlement.

Forum. : La France emploie-t-elle les moyens adéquats pour se mettre à l'heure exacte de la mondialisation?

A. M. : Tout d'abord, la France se réforme toujours de la même manière depuis Napoléon III. : le pouvoir politique impose à la société française une contrainte extérieure qui l'oblige à s'adapter. C'était vrai du Traité de libre échange de Napoléon III ; c'est vrai du Traité de Rome quand le Général de Gaulle - à rebours de ses pulsions idéologiques - décide de l'appliquer ; c'est vrai des choix successifs de François Mitterand, en 1983 de passer dans le Système Monétaire Européen, en 1986 de faire le marché unique, en 1992 de faire la monnaie unique, et c'est exactement ce qui va ce passer ; d'ailleurs on le constate chaque jour, c'est-à-dire que le pays couine mais il s'adapte. Deuxième élément, ce pays est le premier exportateur par tête des grands pays, ce qui veut dire que nous sommes plus internationaux que les allemands ; par ailleurs, il ne faut jamais oublier que la France est schizophrène : il y a une France qui n'aime pas la mondialisation, il y a une France qui y est totalement insérée. Dernier élément, ne cédons pas à l'hypocondrie française ! Il y a quelques mois, un sondage très intéressant de l'hebdomadaire Le Point interrogeait des citoyens des quinze Etats membres sur la base de plusieurs critères pour qu'ils classent ces pays, en pondérant ces critères depuis le niveau de vie, les indemnités, jusqu'au service public etc.… Nos quatorze partenaires nous ont classé en tête alors que nous nous sommes classés en quatorzième position, juste devant la Grèce ! Il n'y a en France qu'un seul problème, c'est le niveau non pas du chômage en général mais du chômage de longue durée. C'est un problème qui ne tient ni à la mondialisation, ni à l'Europe, ni à quiconque mais aux choix égoïstes que la société française a fait pour elle-même.

Forum. : Quel rôle peut encore jouer le tandem franco-allemand dans la mise en place de la monnaie unique? Quelle importance donnez-vous à la participation des britanniques (envers lesquels Monsieur Schröder se montre très ouvert) à la monnaie unique à moyen terme?

A. M. : Une fois la monnaie unique achevée, il y a comme le repos du guerrier dans le tandem franco-allemand. Cela étant, en termes de rapprochements industriels, de réorganisation de l'industrie de la défense, de politique commune étrangère à l'intérieur du continent - on le voit bien vis-à-vis des Balkans - le cousinage franco-allemand ne paraît en rien menacé. Concernant le problème anglais, tous les gouvernements français lorsqu'ils arrivent au pouvoir se disent qu'ils vont rééquilibrer la relation franco-allemande par une relation avec les anglais. Mais ils s'aperçoivent au bout d'un mois que c'est plus sympathique et plus amusant de dîner avec les anglais mais que c'est avec les allemands que l'on fait du business politico-économique. Je crois que l'Angleterre, même si elle entre dans l'euro - ce qui est une certitude - ne s'est pas complètement échappée du syndrome selon lequel pour que l'Angleterre soit heureuse, il faut que l'Europe continentale soit divisée. Quant à la position de Monsieur Schröder, elle traduit plusieurs choses. D'abord, chacun sait que dans un pays fédéral comme l'Allemagne, la vision de la politique extérieure est différente si elle est celle d'un catholique rhénan, d'un protestant du Hanovre, d'un saxon ou d'un prussien ; en l'occurrence on a à faire à un protestant du Hanovre. Deuxième élément, je pense que Monsieur Schröder est pro-anglais pour être anti-européen de manière classique, à l'allemande. Je crois que Monsieur Schröder exprime assez bien la deuxième tentation allemande, celle que le Chancelier a empêché, d'une l'Allemagne grand poumon d'une Europe plus large. Je pense que l'élection de Monsieur Schröder serait une mauvaise nouvelle pour l'Europe et que le Chancelier doit le penser aussi puisqu'il a fait l'irréversible avant. De ce point de vue ce n'est pas un hasard si l'on va franchir une étape aussi décisive et irréversible que la monnaie unique - qui est aussi importante que la signature du Traité de Rome - avec le dernier Chancelier rhénan que l'Allemagne connaîtra avant longtemps car l'Allemagne divisée ne pouvait être dirigée que par des rhénans ; à long terme l'Allemagne unie sera de moins en moins dirigée par des rhénans.


Bibliographie

- "www.capitalisme.fr" - Grasset 2000.
- "Spinoza, un roman juif" - Gallimard 1999.
- "Au nom de la loi" - Gallimard 1998.
- "La mondialisation heureuse" - Plon, 1997.
- "Louis Napoléon revisité" Gallimard, 1997.
- "Antiportraits" - Galimard, 1994.
- "Deux Frances ?" (avec Philippe Séguin) - Plon 1994.
- "La France de l'an 2000" (rapport au Premier ministre - Odile Jacob / La Documentation Française, 1994.
- "Contrepoints" (receuil d'articles) - Le Livre de Poche, 1993.
- "Le Nouveau moyen Age" - Gallimard, 1993.


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