Forum : Comment justifiez-vous l'affirmation dans votre dernier
livre : " la monnaie unique dépend du seul choix allemand " ?
Alain Minc : Depuis la réunification, l'Allemagne avait le
choix en Europe entre deux sortes de stratégies : soit le renforcement
du pôle Ouest de l'Europe à travers la monnaie unique , soit le
développement d'une " Europe-espace ", selon le mot assez juste
de Monsieur Giscard d'Estaing, ouverte à l'Est, qui aurait été le
plus grand marché, le poumon économique et dans laquelle le mark
aurait joué le rôle de monnaie dominante, un peu à l'instar du dollars
- toute proportion gardée - pour l'ensemble de la grande Amérique.
Ce dernier choix aurait été parfaitement compatible avec le caractère
exemplaire de la démocratie allemande - qui est de loin à mes yeux
le pays le plus démocratique d'Europe - et pouvait se concevoir
par rapport à une certaine forme d'intérêt national. Dieu merci,
les allemands ont choisi de rester dans le sillon de la construction
européenne et je pense que c'est dès maintenant qu'il fallait verrouiller
les choses. Chacun sait bien qu'aujourd'hui l'opinion allemande,
même éclairée, est tiraillée entre ces deux approches. Après la
monnaie unique la seconde approche sera nécessairement non pas mort-née
mais en tout cas très handicapée.
Forum. : Les élections allemandes ne risquent-elles pas d'avoir
une incidence sur cette question ?
A. M. : Non, car ce n'est évidemment pas pour des raisons
techniques que le choix des parités a été avancé au 2 mai 1998 mais
bien pour une vraie raison politique : que cette opération soit
effectuée sous le gouvernement allemand actuel. Il est beaucoup
plus difficile de défaire que de refuser de faire. Je crois donc
que l'irréversible aura été réalisé ; s'il advenait que le Chancelier
soit battu, je serais de ceux qui en seraient très affectés. Néanmoins,
il aura réussi à verrouiller le système avant.
Forum. : Pensez-vous qu'il n'est pas dangereux de renoncer à
l'inflation et à la dévaluation comme régulateurs des tensions sociales,
surtout pour un pays comme la France ?
A. M. : Non. Tout d'abord la dévaluation et l'inflation ne
sont pas des régulateurs des tensions sociales car cela supposerait
que ce soit une manière de transférer du pouvoir d'achat et de l'emploi
vers les " classes laborieuses ", comme on disait autrefois. Or
c'est exactement l'inverse : chacun sait que, à tout prendre, l'inflation
et la dévaluation pèsent plutôt sur les classes défavorisées. C'est
une illusion qui tourne autour de l'idée française qu'il existe
" une autre politique ". Je suis de ceux qui pensent que lorsque
les français inventent quelque chose en économie dont ils croient
être les seuls au monde à l'avoir inventé, il vaut mieux se méfier.
Il n'y a aucun autre pays où l'on parle d'une autre politique ;
c'est en fait méconnaître la réalité . Cette autre politique aboutirait
au bout d'une semaine devant le mur des marchés financiers et de
la hausse des taux d'intérêts. Il faut bien comprendre qu'il a fallu
un an à François Mitterand pour rentrer dans le droit chemin, qu'il
a fallu quatre mois à Jacques Chirac, qu'il a fallu quinze jours
à Lionel Jospin et, à mon avis, le prochain qui voudrait s'en évader
ne le pourrait que quarante-huit heures.
Forum. : Dans quel sens s'orientera à votre avis la future politique
monétaire européenne , Est-il réaliste de penser qu'une seule politique
monétaire pourra s'appliquer à des économies hétérogènes ? Comme
le disent certains détracteurs de l'Euro, ne va-t-on pas assister
à ce que des économistes nomment des chocs à effet " asymétriques
" (qui appelleraient des politiques compensatrices distinctes) ?
A. M. : Aujourd'hui, les politiques monétaires à l'intérieur
des pays - pour autant qu'elles soient autonomes vis-à-vis du reste
du monde - s'appliquent à des réalités économiques différentes.
L'écart entre le Mezzogiorno et la Lombardie n'est pas beaucoup
plus grand que l'écart maximum qu'il y aura dans l'Euroland. C'est
le propre d'une politique monétaire de connaître une telle situation.
Ce qui est vrai, c'est qu'il n'y aura pas de phénomène de compensation
à travers des transferts budgétaires européens. Cela signifie, d'une
certaine manière, que le pacte de stabilité ne fixe pas le niveau
de prélèvement mais le niveau de déficit ; vous pouvez vous limiter
à 3% de déficit avec 50% de prélèvement et 53% de dépenses ou à
3% de déficit avec 33% de prélèvement et 36% de dépenses. On voit
bien que ce sont des modèles sociaux tout à fait différents. Cela
signifie donc qu'à l'intérieur de la zone euro chaque pays demeurera
libre de l'équilibre entre pouvoir d'achat du salaire direct, niveau
de redistribution et implicitement, par la manière dont cette redistribution
est financée, niveau d'emploi. Ainsi, à l'intérieur de la zone euro,
sur des points aussi essentiels que le pouvoir d'achat, le Welfare
State et le chômage, chacun de nos Etats sera libre de sa politique.
Forum. : Que répondez-vous à la critique selon laquelle la monnaie
unique sera plus celle des Etats et des grandes entreprises que
celle des contribuables, des consommateurs et des P.M.E. qui risqueraient
d'en percevoir essentiellement les inconvénients dans un premier
temps? (on retrouve ici l'ambivalence entre macro et micro-économie
européen) ; les coûts d'adaptation ne vont-ils pas peser essentiellement
sur les P.M.E.?
A. M. : La monnaie unique est l'achèvement du grand marché.
Quels ont été les bénéficiaires du grand marché ? D'abord et de
très loin les consommateurs. En réalité, ils ont connu une amélioration
formidable de l'offre à prix constant grâce à la concurrence accrue.
Deuxième bénéficiaire à l'évidence, les entreprises. N'oublions
pas qu'un pays comme la France que l'on croit introverti est quand
même le premier exportateur par tête d'habitant des grands pays
; nous sommes ainsi les plus ouverts au monde extérieur. Paradoxalement,
je crois que l'euro ne change pas grand chose pour les grandes entreprises
parce qu'elles vivent déjà de facto en zone euro, c'est-à-dire que
leurs financements sont dans des univers " a-nationaux " et qu'elles
se situent dans une répartition mondiales de leurs actifs qui est
finalement assez peu affectée par l'euro. Je crois aussi que les
petites entreprises en seront beaucoup plus bénéficiaires. Mais
comme toute accélération de la constitution d'un espace de marché,
cela ne se fera pas à l'évidence sans certains chocs et certains
spasmes. De même que le Traité de Rome a entraîné une restructuration
et que le marché unique en a entraîné une seconde, l'euro entraînera
une nouvelle rationalisation des appareils de production et des
recherches supplémentaires de gain de productivité. Mais c'est le
propre de l'économie de marché que de considérer que le potentiel
de croissance dégagé par les gains de productivité est supérieur
aux pertes instantanées.
Forum. : Et vous pensez que les avantages du passage à l'euro
seront néanmoins perceptibles au niveau par exemple des P.M.E. par
rapports aux coûts d'adaptation?
A. M. : Le coût d'adaptation est un coût ponctuel que l'on
pourrait comparé à une charge de restructuration d'une entreprise.
Le bénéfice est annuel. Tout ce qui a poussé à l'accélération du
marché a été bénéficiaire aux économies européennes.
Forum. : Perçoit-on clairement aujourd'hui les effets positifs
que l'Euro pourra avoir sur les économies européennes et le chômage
? (le " working poor " anglo-saxon pourrait-il constituer une solution
accepté dans d'autre pays de l'Union ?).
A. M. : Il y a deux choses différentes. D'une part, chaque
pays restera maître de son modèle social et donc de facto de son
niveau de chômage, car le niveau de chômage résulte d'un choix entre
pouvoir d'achat, redistribution et fonctionnement du marché du travail.
Je crois en revanche que l'euro sera plutôt un adjuvant à la croissance
européenne et ce pour deux raisons. Des raisons micro-économiques
qui tiennent au fait que toute libéralisation du marché engendre
une accélération de la croissance et aussi pour une raison macro-économique.
Derrière le miracle américain, il ne faut jamais oublier qu'il y
a le privilège du dollar, c'est-à-dire la possibilité pour les Etats-Unis
de financer leur déficit externe avec de faibles taux d'intérêts.
Or, de ce point de vue, le jeu va se rééquilibrer. Il est évident
qu'à long terme l'euro, monnaie d'une zone créditrice, se renforcera
au dépend du dollar, monnaie d'une zone débitrice. Ainsi, l'avantage
relatif des Etats-Unis par rapport à l'Europe se rééquilibrera progressivement
et nous avons donc de bonnes chances d'être durablement dans une
zone créditrice avec de faibles taux d'intérêts. Il n'y a pas de
meilleur adjuvant à la croissance. Par conséquent, pour des raisons
à la fois macro et micro-économiques, je crois que nous aurons un
plus de croissance. Que ce plus de croissance suffise ou non à résorber
le chômage n'est plus l'affaire de l'euro, mais l'affaire de chacun
de nos pays et de la manière dont ils procéderont à l'arbitrage
que j'indiquais entre pouvoir d'achat individuel, niveau de redistribution
et organisation du marché du travail.
Forum. : Quelle place pourra tenir l'Euro dans le monde face
au dollar? Cette monnaie aidera-t-elle les Etats européens à faire
face à la mondialisation?
A. M. : Progressivement, le privilège du dollar sera écorné
; il ne lui restera qu'une spécificité : l'ultime monnaie de refuge
stratégique. En termes économiques, l'euro sera une meilleure monnaie
que le dollar mais le dollar conservera le privilège des Etats-Unis
en demeurant la monnaie d'ultime recours en cas de désarroi. Je
pense donc que le dollar gardera une forme de primogéniture mais
de très peu devant l'euro. Aujourd'hui le dollar représente 70 %
des réserves de devises internationales, 20 % pour le mark et 10
% pour le yen ; à mon sens il est clair que la part du dollar baissera
substantiellement au profit de l'euro.
Forum. : La confiance dans le dollar ne repose-t-elle pas également
sur le fait que les Etats-Unis représentent une entité politique
à part entière?
A. M. : Cela laissera un privilège au dollar. Mais en termes
économique l'euro est plus attractif car il sera la monnaie d'une
zone créditrice. On oublie toujours que les Etats-Unis constituent
une zone débitrice ; il est donc évident que les placements en euro
seront au moins égaux à la somme des placements dans les devises
constitutives de l'euro, ce qui veut dire qu'il y aura transfert
du dollar vers l'euro.
Forum. : Pensez-vous que la monnaie unique va consacrer l'avènement
d'un nouveau " pouvoir " au sein de l'Europe incarné par la Banque
Centrale Européenne? Parallèlement, la monnaie unique n'appelle-t-elle
pas nécessairement, selon vous, l'avènement d'une véritable union
politique européenne qui ait l'autorité et le poids suffisant pour
faire office de contrepoids?
A. M. : Je n'y crois pas du tout. Je pense que le raisonnement
des fédéralistes classiques qui est de dire qu'à chaque fois que
l'on franchit une étape économique celle-ci génère une phase de
rapprochement politique, et qu'ils font leur aujourd'hui encore
en disant " la monnaie unique va pousser à une Europe politique
", à un " pouvoir politique plus ferme au niveau de l'Union ", n'est
pas juste. Je crois qu'il va se passer quelque chose de tout à fait
différent ; nous allons vers un système où coexisteront des pouvoirs
autonomes puissants : la Banque Centrale tout d'abord, la DG4 et
le pouvoir de protection de la concurrence s'ils sortent un jour
de la Commission pour constituer une agence de type " Federal Trade
Commission ", la Cour européenne de Luxembourg et la Commission
qui est tout de même un pouvoir partiellement politique. Je ne pense
pas du tout que l'on aille vers l'encadrement de ces pouvoirs par
un renforcement des pouvoirs des politiques ; je crois en revanche
que l'on se dirige vers un renforcement d'un contre-pouvoir politique
constitué par le Parlement Européen. Il est fort probable que le
Parlement profitera de l'immense vide institutionnel pour s'ériger
en véritable contre-pouvoir. C'est lui qui interpellera ces instances
autonomes, c'est lui qui sera en quelque sorte l'écho des opinions
publiques ; on semble donc s'orienter vers un système institutionnel
sans précédent. Vous savez, on ne peut pas penser qu'il n'y a que
deux modèles organisationnels, le fédéral et le confédéral, comme
il n'y a que l'homme et la femme en terme de nature humaine ; incontestablement,
il existe d'autres modèles. Je pense que l'on est en train d'inventer
un modèle sui generis, avec des institutions qui seront des pouvoirs
désignés par le politique à l'origine mais autonomes, un pouvoir
de type confédéral assez faible, et un contre-pouvoir extrêmement
puissant incarné par le Parlement.
Forum. : La France emploie-t-elle les moyens adéquats pour se
mettre à l'heure exacte de la mondialisation?
A. M. : Tout d'abord, la France se réforme toujours de la
même manière depuis Napoléon III. : le pouvoir politique impose
à la société française une contrainte extérieure qui l'oblige à
s'adapter. C'était vrai du Traité de libre échange de Napoléon III
; c'est vrai du Traité de Rome quand le Général de Gaulle - à rebours
de ses pulsions idéologiques - décide de l'appliquer ; c'est vrai
des choix successifs de François Mitterand, en 1983 de passer dans
le Système Monétaire Européen, en 1986 de faire le marché unique,
en 1992 de faire la monnaie unique, et c'est exactement ce qui va
ce passer ; d'ailleurs on le constate chaque jour, c'est-à-dire
que le pays couine mais il s'adapte. Deuxième élément, ce pays est
le premier exportateur par tête des grands pays, ce qui veut dire
que nous sommes plus internationaux que les allemands ; par ailleurs,
il ne faut jamais oublier que la France est schizophrène : il y
a une France qui n'aime pas la mondialisation, il y a une France
qui y est totalement insérée. Dernier élément, ne cédons pas à l'hypocondrie
française ! Il y a quelques mois, un sondage très intéressant de
l'hebdomadaire Le Point interrogeait des citoyens des quinze Etats
membres sur la base de plusieurs critères pour qu'ils classent ces
pays, en pondérant ces critères depuis le niveau de vie, les indemnités,
jusqu'au service public etc.… Nos quatorze partenaires nous ont
classé en tête alors que nous nous sommes classés en quatorzième
position, juste devant la Grèce ! Il n'y a en France qu'un seul
problème, c'est le niveau non pas du chômage en général mais du
chômage de longue durée. C'est un problème qui ne tient ni à la
mondialisation, ni à l'Europe, ni à quiconque mais aux choix égoïstes
que la société française a fait pour elle-même.
Forum. : Quel rôle peut encore jouer le tandem franco-allemand
dans la mise en place de la monnaie unique? Quelle importance donnez-vous
à la participation des britanniques (envers lesquels Monsieur Schröder
se montre très ouvert) à la monnaie unique à moyen terme?
A. M. : Une fois la monnaie unique achevée, il y a comme
le repos du guerrier dans le tandem franco-allemand. Cela étant,
en termes de rapprochements industriels, de réorganisation de l'industrie
de la défense, de politique commune étrangère à l'intérieur du continent
- on le voit bien vis-à-vis des Balkans - le cousinage franco-allemand
ne paraît en rien menacé. Concernant le problème anglais, tous les
gouvernements français lorsqu'ils arrivent au pouvoir se disent
qu'ils vont rééquilibrer la relation franco-allemande par une relation
avec les anglais. Mais ils s'aperçoivent au bout d'un mois que c'est
plus sympathique et plus amusant de dîner avec les anglais mais
que c'est avec les allemands que l'on fait du business politico-économique.
Je crois que l'Angleterre, même si elle entre dans l'euro - ce qui
est une certitude - ne s'est pas complètement échappée du syndrome
selon lequel pour que l'Angleterre soit heureuse, il faut que l'Europe
continentale soit divisée. Quant à la position de Monsieur Schröder,
elle traduit plusieurs choses. D'abord, chacun sait que dans un
pays fédéral comme l'Allemagne, la vision de la politique extérieure
est différente si elle est celle d'un catholique rhénan, d'un protestant
du Hanovre, d'un saxon ou d'un prussien ; en l'occurrence on a à
faire à un protestant du Hanovre. Deuxième élément, je pense que
Monsieur Schröder est pro-anglais pour être anti-européen de manière
classique, à l'allemande. Je crois que Monsieur Schröder exprime
assez bien la deuxième tentation allemande, celle que le Chancelier
a empêché, d'une l'Allemagne grand poumon d'une Europe plus large.
Je pense que l'élection de Monsieur Schröder serait une mauvaise
nouvelle pour l'Europe et que le Chancelier doit le penser aussi
puisqu'il a fait l'irréversible avant. De ce point de vue ce n'est
pas un hasard si l'on va franchir une étape aussi décisive et irréversible
que la monnaie unique - qui est aussi importante que la signature
du Traité de Rome - avec le dernier Chancelier rhénan que l'Allemagne
connaîtra avant longtemps car l'Allemagne divisée ne pouvait être
dirigée que par des rhénans ; à long terme l'Allemagne unie sera
de moins en moins dirigée par des rhénans.
Bibliographie
- "www.capitalisme.fr" - Grasset 2000.
- "Spinoza, un roman juif" - Gallimard 1999.
- "Au nom de la loi" - Gallimard 1998.
- "La mondialisation heureuse" - Plon, 1997.
- "Louis Napoléon revisité" Gallimard, 1997.
- "Antiportraits" - Galimard, 1994.
- "Deux Frances ?" (avec Philippe Séguin) - Plon 1994.
- "La France de l'an 2000" (rapport au Premier ministre -
Odile Jacob / La Documentation Française, 1994.
- "Contrepoints" (receuil d'articles) - Le Livre de Poche,
1993.
- "Le Nouveau moyen Age" - Gallimard, 1993.
|