Forum Franco-Allemand
: Quelles relations entretiennent les langues française,
allemande et anglaise ? quelles ont été et quelles
sont encore les grandes influences quelles exercent les unes
sur les autres?
Alain Rey :
L'Europe est constituée de plusieurs familles de langues.
Les deux principales sont, d'une part, la famille des langues germaniques
et, d'autre part, celle des langues romanes ; les langues appartenant
à cette dernière sont largement dominantes dans la
partie occidentale de l'Europe. On trouve encore ponctuellement
des traces de langues anciennes celte par exemple
et des traces de langues encore plus anciennes avec le basque par
exemple qui est toujours une langue vivante. Dans la partie orientale
de l'Europe, il y a également la famille des langues slaves.
Néanmoins, la grande majorité des langues européennes
est, soit dorigine germanique, soit dorigine latine.
Mais cette distinction n'a pas empêché l'interaction
de langues dorigines très différentes ; par
exemple, le vocabulaire de langlais est formé à
plus de 50 % de mots dorigine latine et plus particulièrement
dorigine française.
Les relations
entre les différentes langues de communautés voisines
et qui entretiennent des échanges constants politiques,
économiques ou, à certaines périodes tendues,
militaires , sont extrêmement fortes. En effet, elles
exercent des influences réciproques de manière très
visible à travers des emprunts de vocabulaire très
fréquents ; elles exercent des influences réciproques
de manière moins visible à travers lexpression
des notions et des concepts. Les influences peuvent être très
profondes lorsque par exemple lune dentre elles agit
sur la syntaxe, la grammaire, etc
d'autres langues.
Sur le plan
du vocabulaire, on peut dire quil existe un parallélisme
assez surprenant entre la langue française et la langue anglaise.
Ce sont des langues hybrides constituées à lorigine
de nombreux dialectes qui se sont réunis en une langue unique
parallèlement au développement du pouvoir central
et de la puissance économique : le rôle de Londres
pour langlais et celui de Paris pour le français sont
tout à fait comparables. Ces langues sont "centralisées"
depuis la fin du Moyen Age, avec la fin de la féodalité.
La langue allemande
est dans une situation assez différente ; en effet, l'Allemagne
a conservé une très grande pratique des dialectes
en raison notamment de la réalisation tardive de son unité
(fin du XIXe siècle), de l'identité très marquée
des différentes régions qui la composent et de la
structure fédérale qu'elle a adoptée plus tard.
Le fédéralisme correspond bien à cette diversité
des dialectes et se différencie du principe qui est à
la base du centralisme anglais ou du centralisme français,
qui est encore plus marqué. Par ailleurs, la fixation dune
langue commune dans les pays germaniques de langue allemande est
largement fonction de la Renaissance et plus précisément
de laction exercée par la pensée religieuse,
notamment avec Luther. Il est évident quen Angleterre
lAnglicanisme et la rupture officielle avec Rome nont
pas eu les mêmes effets, ni sociologiques, ni culturels, ni
linguistiques quen Allemagne. En Allemagne, le rôle
de Luther et la traduction de la bible, au cours de la même
période, ont permis de fixer un type dallemand qui
a ensuite été considéré comme l'allemand
littéraire, un peu à la manière dont cela sétait
passé pour litalien avec Dante deux siècles
auparavant.
Il y aurait
davantage de comparaisons à faire entre lallemand et
litalien quentre lallemand dune part et
langlais ou le français dautre part ou
même lespagnol qui a lui aussi été "centralisé"
très tôt . La situation de chaque langue est
donc fonction de la définition dune langue de communication
unique qui est elle-même dépendante de la structure
du pouvoir politique ; néanmoins, je crois qu'elle dépend
également d'une certaine idée de la langue comme moyen
dexpression esthétique. En effet, l'existence d'une
langue unique de communication dans un milieu qui, au départ,
est toujours un milieu dialectal dans lhistoire de
lEurope en tout cas dépend dune part,
dune certaine conception du discours littéraire et,
dautre part, d'une certaine conception de lexercice
du pouvoir par le langage ; lorsque ces deux facteurs sont réunis,
on obtient une langue nouvelle. Par exemple, pour litalien
la présence exclusive du facteur littéraire na
pas suffi ; il a fallu lévolution politique du 19e
siècle pour que s'y ajoute le sentiment dunité
politique qui a abouti au triomphe progressif de litalien
sur les dialectes.
Pour la langue
anglaise et la langue française, ce phénomène
s'est accompli vers la fin du Moyen Age, et pour lallemand
avec la Renaissance, grâce au sentiment dindépendance
culturelle lié à la Réforme mais aussi grâce
à l'émergence des premières idées envisageant
une union politique : celles-ci devront néanmoins attendre
le XIXe siècle pour se réaliser.
Les conditions
historiques sont donc fondamentales ; néanmoins, ce facteur
nempêche pas les rapports entre les langues. Lorsque
l'on considère le point de vue français au XVIIIe
siècle, il est évident que la langue anglaise est
considérée comme légale de la langue
française, peut-être pas par les linguistes ou par
les puristes, mais en tout cas par ceux qui influencent la pensée
de la France. Voltaire a introduit un nombre important danglicismes
dans la langue française, en même temps quil
a introduit par exemple la pensée de Newton. En effet, lAngleterre
devenait à cette époque une sorte de leader européen
de la pensée scientifique et de la pensée politique
; ainsi, lorsque la Révolution de 1789 éclate, une
grande partie des concepts et des mots avec lesquels les Conventionnels
s'expriment, sont empruntés à langlais, même
s'ils affectent très souvent une apparence française.
Certaines idées politiques qui ont dailleurs été
théorisées par des français et notamment
par Montesquieu deviennent exprimables sur le plan de la
pratique politique du parlementarisme grâce aux pratiques
qui avaient déjà cours à cette époque
en Angleterre.
Forum :
Perçoit-on encore aujourdhui une influence de lallemand
sur le français et réciproquement? Dans quelles proportions?
A. Rey : Jai
limpression que cest une influence équilibrée
en ce quelle nest pas plus forte dans un sens que dans
lautre. Néanmoins, elle ne semble pas fondamentale
sur lensemble du lexique. En effet, les influences statistiquement
les plus importantes se produisent de langlo-américain
vers les autres langues. En fait, toutes les langues européennes,
y compris langlo-britannique, sont influencées par
la manière dont l'anglais est parlé et écrit
aux Etats-Unis.
Forum :
Plus précisément, quelle incidence peut avoir la langue
anglaise (et anglo-américaine !) sur le français aujourdhui?
Faut-il craindre "la mort du français" an-noncée par
Claude Duneton dans un livre récent?
A. Rey : Langlo-américain
a une incidence très importante sur la langue française.
L'une des force de l'anglo-américain est qu'il ne se contente
pas de nommer les choses mais il les fait exister ; cest cela
le vrai problème : lorsque des progrès se produisent
dans limagerie médicale, la plupart des matériels
sont dorigine américaine et ils ont dans un premier
temps un nom anglais ; dans ce cas de figure qui est relativement
courant, soit il faut traduire, soit il faut emprunter, soit il
faut créer un mot nouveau pratique encore minoritaire
. Les différents procédés sont employés
mais beaucoup de spécialistes considèrent que le taux
demprunt est beaucoup trop important. On observe cette réalité
dans les domaines du multimédia et d'Internet où la
langue dominante est l'anglo-américain ; néanmoins,
il faut quand même constater que d'autres langues telles que
le français, lespagnol, lallemand, litalien
et dans une certaine mesure, larabe, y sont de plus en plus
présentes. D'ailleurs, l'importance de ces autres langues
grandit proportionnellement à l'augmentation du trafic et
du nombre d'internautes. Cet exemple révèle donc,
s'il est nécessaire, que le thème de la mort du français
est tout à fait fantasmatique.
Je crois que
l'argument consistant à dire que le français ne vivra
pas tel quil est maintenant est juste. Mais dire quil
risque de mourir me paraît totalement erroné. Cela
signifie-t-il que si le français nest pas la première
langue du monde, il va mourir? Je pense que cette idée est
sous-jacente à ce raisonnement ; or, il s'agit là
d'un raisonnement de nature nationaliste. La France a eu lhabitude
avec Rivarol au XVIIIe siècle et au début du XIXe
siècle de considérer sa langue comme la première
langue du monde, ce qui a précisément cessé
dêtre vrai à cette époque. Elle la
peut-être été au XVIIe siècle après
lespagnol qui lavait été au XVIe siècle
; après, lAngleterre puis les Etats-Unis ont pris cette
place. Mais que signifie l'expression "première langue du
monde" ? bien que le critère numérique ne soit pas
négligeable, ce n'est certainement pas la langue la plus
parlée puisque le chinois est beaucoup plus parlé
que toute autre langue dans le monde ; en revanche, qu'il s'agisse
de la langue la plus influente dans le monde me paraît plus
juste puisque langlais lest effectivement. Néanmoins,
il ne faut pas oublier qu'en étant la langue la plus répandue
dans le monde entier, langlais subit aussi des transformations
internes très importantes à tel point que lon
peut se demander si dans deux cents ans langlais tel qu'il
est pratiqué en Indes ou en Australie sera encore similaire
à l'anglo-américain et si l'anglo-américain
sera encore compatible avec langlais britannique. Lallemand
n'est pas confronté à ce problème car il est
parlé avec une certaine homogénéité.
Cest peut-être une limitation mais cest aussi
une garantie. Le français est confronté à une
situation intermédiaire.
Forum :
Néanmoins, le français semble faire partie des langues
qui résistent mieux aux anglicismes par rapport à
dautres langues comme litalien ou lallemand. Par
exemple les termes computer, software, walk man
ont été
transposés en français par ordinateur, logiciel, baladeur
A. Rey : En
effet, il existe quelques cas tout à fait significatifs de
résistance du français avec des créations propres.
Néanmoins, je pense que cette perméabilité,
sans doute un peu moins grande par rapport à d'autres langues,
reste encore très excessive. D'ailleurs, on est obligé
de citer à peu près toujours les mêmes exemples
de francisations car il y en a peu. Il est vrai que, sur le plan
des emprunts de lexique, le français demeure fortement influencé
par langlo-américain.
Il existe différents
moyens d'éviter l'anglicisme en adaptant par exemple les
mots sous forme de traductions à consonance tout à
fait française. Quand on utilise le mot "site" en français,
on na pas besoin de faire référence au mot anglais
"site" ; le mot est bien choisi. De même, lorsqu'on utilise
le mot "portail", on ne pense nullement au mot "portal". Ainsi,
on peut considérer que ce type d'adaptation permet d'éviter
l'intégration d'un nombre trop important d'anglicismes purs
dans la langue française. Mais ce type d'adaptation est possible
car la langue anglaise et notamment la langue didactique, techno-scientifique
anglo-américaine, est formée en grande partie de mots
dorigine latino-grecque que nous partageons donc avec elle
; ainsi, nous pouvons emprunter sans quil y ait véritablement
anglicisme.
Le véritable
anglicisme est souvent mal vécu parce qu'il constitue un
corps étranger dans la langue qui le reçoit. Néanmoins,
une langue peut très bien survivre avec un taux très
élevé demprunt étranger, le meilleur
exemple étant langlais ; cette langue était
purement anglo-saxonne avant la bataille d'Hastings et a ensuite
été envahie par des mots anglo-normands qui étaient
en réalité du français teinté de dialecte
normand. Ensuite, un flot de latinismes soit directs, soit empruntés
au français est venu imprégner cette langue. Ainsi,
le dictionnaire anglais contient un nombre important de mots exactement
identiques (graphiquement) aux mots français correspondants.
Il y a donc une caractéristique interne de la langue anglaise
qui permet de limiter les effets apparents de lemprunt à
langlais par le français. Cest une chose un peu
différente lorsqu'il sagit demprunts de lallemand
à langlais et plus particulièrement à
l'anglo-américain car, on assiste alors à une
sorte de romanisation de lallemand. En effet, lallemand
est une langue germanique assez pure alors que langlais, anciennement
anglo-saxon, est une langue germanique, qui a été
très fortement modifiée dès les origines ;
l'anglais est en quelque sorte lenfant perdu de la famille
des langues germaniques par rapport au suédois ou au néerlandais.
Langlais est très éloigné du milieu culturel
des langues germaniques telles que lallemand ou les dialectes
alémaniques. La parenté des langues entre elles est
donc une chose importante ; en effet, ce facteur influe sur la manière
dont sont effectués les transferts de mots que sont les anglicismes.
Il ne faut pas parler des anglicismes dans labstrait. L'équilibre
interne des langues n'est pas menacé de manière identique
lorsqu'il s'agit du français, de l'allemand, de l'italien
Forum :
Quels sont les principaux facteurs qui ont fait évoluer la
langue française dans les 5 dernières décennies?
A. Rey : Des
facteurs internes s'inscrivent dans la continuité des évolutions
que le français a subi au cours de son histoire ; en général,
ce mouvement tend vers une simplification progressive avec, par
exemple, une simplification de certaines formes syntaxiques, une
modification de la conjugaison de certains verbes qui provoque l'abandon
de temps dont l'emploi était trop compliqué, le choix
systématique du premier groupe pour les nouveaux verbes.
Je crois que
le français n'est pas une langue beaucoup plus difficile
que langlais ou lallemand, mais que ses difficultés
se situent dans des domaines différents. Langlais,
qui est très simple sur le plan syntaxique et sur le plan
de la conjugaison des verbes est extrêmement difficile sur
le plan des idiomes, de la façon de parler et de la phonétique
qui est très spécifique et pose de nombreux problèmes
à tous les apprenants. En France, l'allemand est réputé
être une langue difficile essentiellement pour des raisons
de construction syntaxique, alors qu'en réalité lallemand
est très clair au niveau de la compréhension, notamment
par rapport à langlais. Donc, la dichotomie langue
facile, langue difficile, ne veut strictement rien dire. En revanche,
on peut dire que certaines langues sont d'un usage plus facile que
d'autres, ce qui est différent. Ainsi, langlais a eu
la sagesse ou peut-être la ruse de pouvoir se présenter
sous une forme extrêmement simplifiée. Il est probable
que lallemand et le français nont pas été
capables d'accomplir un effort identique ; en France, la religion
de la belle langue qui oblige à une accumulation de difficultés
nous a peut-être conduits à une telle situation ?
Une réforme
de lorthographe est impensable en France alors que les anglo-américains
acceptent des modifications ayant pour finalité la simplification
des termes anglais ; de même, l'Allemagne a fait une réforme
allant dans le sens dune simplification. Il existe en France
une sorte de conflit entre le désir de conserver des valeurs
esthétiques qui appartiennent en partie au passé et
le désir dexporter sa manière de pensée.
Forum :
Selon vous, existe-t-il un seul ou plusieurs français? La
langue française doit-elle faire lobjet dune
réglementation et même dune "normalisation"?
A. Rey : Premièrement,
je crois quil faut parler du français dEurope
parce quil ne faut pas faire de différence fondamentale
entre les variétés du français en France hexagonale,
en Belgique et en Suisse, les problèmes étant à
peu près les mêmes.
Deuxièmement,
on peut très certainement affirmer qu'il n'existe qu'un français
si l'on considère que le terme désigne le système
abstrait dune langue, mais qu'il existe plusieurs français
si lon conçoit ce mot dans le sens "usage de la langue"
; en effet, les usages très différents d'une langue
et leurs conflits posent précisément les problèmes
du réglage interne de la langue.
En français,
il y a dune part une langue spontanée essentiellement
orale même si elle peut avoir des versions écrites
qui est assez créative et fonctionne par des systèmes
demprunts (le rap par exemple). Ces usages sont assez originaux
; ils contiennent moins d'anglicismes que de "maghrébinismes".
Ils fonctionnent aussi avec des traitements ludiques du langage
sous forme de verlan par exemple ; même si ce dernier est
en recul aujourd'hui, il a été très important
à une époque, non pas parce quil était
employé par les locuteurs des banlieues mais parce que, par
lintermédiaire des jeunes générations
et donc des cours décoles en général,
il a eu une influence sur le français spontané de
tous les Français. Le phénomène est passé
des banlieues aux enfants, et des enfants aux parents.
La langue pratiquée
dans les campagnes françaises constitue également
dautres usages du français. Par ailleurs, le français
dOccitanie na pas la même phonétique que
le français du Nord, la phonétique du français
dAlsace garde des traits germaniques et le français
de Bretagne garde des traits spécifiques sur le plan
de la grammaire, de la syntaxe empruntés au breton.
Il y a également les clivages sociaux dont les conséquences
sont évidentes au niveau de lusage de la langue.
Enfin, au-dessus
de ces différents usages de la langue française, il
y a la définition du français transmise par lécole.
Cest cette dernière qui souffre puisquelle est
directement confrontée à lusage de la langue
qui est fait à lextérieur de lécole.
Même si lécole a des difficultés à
résoudre ce problème, ce nest pas une raison
pour vilipender les efforts quelle accomplit. A cet égard,
on retrouve les mêmes critiques en France, en Allemagne ou
en Angleterre : on napprend plus "la belle langue" aux enfants
qui ne savent plus parler, qui ne savent plus écrire etc
Même si ce constat est partiellement vrai et quil existe
bien une déperdition du savoir, cela se traduit aussi par
un enrichissement de la langue. Néanmoins, le véritable
problème est que cet enrichissement se situe essentiellement
du côté spontané de lusage de la langue
alors que lon assiste à un appauvrissement du côté
de ce qui est appris et de la transmission des connaissances, notamment
parce quil ny a plus dhomogénéité
entre les deux types de discours. Cest un problème
qui va se poser aux Français dans les années à
venir et qui se pose aussi très vivement à langlais,
en tous les cas à langlais britannique ; il suffit
de regarder les films anglais pour sapercevoir quen
sachant bien le Kings english qui est la version enseignée
à lécole cela ne suffit pas pour comprendre
les dialogues dun film dont laction se déroule
dans un milieu populaire de Manchester ou dans lEast End.
En résumé,
lobjectif (celui de lécole) est : un seul français
; néanmoins, la réalité sociale est constituée
de plusieurs français. Il faut donc tenir compte de ces deux
facteurs et ne pas nier lexistence de lun ou de lautre.
Forum :
La "normalisation" de la langue française vous paraît
donc comme lun des facteurs essentiel de sa survie...
A. Rey : Je
crois que la normalisation du français notamment celle
qui est effectuée par lécole - est nécessaire
parce quon ne peut pas transmettre une langue qui nest
pas régie par des règles uniques ; sans normalisation,
on reviendrait à létat dialectal du Moyen-âge.
Labsence de normalisation nous permettrait certainement de
parler de mort du français. Néanmoins, je pense que
les modalités de cette normalisation qui est assez
forte pourraient être revue.
Forum :
Vous évoquez une "normalisation" du français par lécole,
mais celle-ci est également effectuée par dautres
institutions comme lAcadémie française
A Rey : La
réglementation la plus importante à mes yeux est celle
de lécole. Les autres normalisations celles
dont on parle le plus, paradoxalement sinscrivent généralement
dans le sens de la stabilisation ; ainsi, elles font en sorte que
les éléments spontanés ne prennent pas le pas
sur les éléments traditionnels. Cette démarche
va dans le sens de lhomogénéité et dune
esthétique plus grandes de la langue ; cest tout à
fait celle de lAcadémie française. Néanmoins,
quel est le rôle réel de lAcadémie française
dans ce domaine ? Cest essentiellement un rôle de contrôle
de la langue qui peut être précieux sur le plan symbolique
mais qui nest pas très actif par comparaison à
celui de lécole ou des médias.
Forum :
Quel regard portez-vous sur la réglementation législative
du français?
A. Rey : La
réglementation législative de la langue est une spécificité
française en Europe. Les Anglais par exemple sont très
réticents devant ce genre dintervention. LAllemagne
a adopté une attitude intermédiaire en réglementant
de manière très mesurée.
Je crois que
cest une démarche qui nest pas inutile ; néanmoins,
il ne faut pas se faire trop dillusions quant à ses
effets sur lusage statistiquement dominant de la langue.
Forum :
Quen est-il alors du rôle des dictionnaires autres que
celui de lAcadémie française?
A. Rey : Les
dictionnaires jouent leur rôle dans la mesure où ils
ont une politique plus ou moins accueillante face aux nouveautés.
Il y a une
différence très grande entre les dictionnaires qui
se veulent normatifs comme celui de lAcadémie, mais
dont leffet social est très réduit et les dictionnaires
qui sont axés sur lidée dobservation de
la langue effective. Dans ce domaine, les dictionnaires bilingues
ont un rôle très important parce quils ne peuvent
pas faire léconomie de la nouveauté ; en effet,
ils doivent justement résoudre le problème de la traduction
de certains mots nouveaux qui ont pénétré dautres
langues. Ainsi, les dictionnaires bilingues ont tendance, spontanément
et de manière raisonnée, à être de plus
en plus conformes à lévolution contemporaine
des langues.
Forum :
Quelles règles ou critères président à
lintégration ou à la disparition dun mot
dans un dictionnaire de référence comme Le Robert
à lédition duquel vous participez?
A. Rey : Lapparition
des mots dans le dictionnaire est réglée par lobservation
de lusage effectif de la langue française ; celle-ci
est donc complètement dépendante dun aspect
documentaire. Cet aspect documentaire a beaucoup évolué
depuis lapparition des CD ROM de texte, dInternet, etc
qui constituent une source majeure et permettent de se rapprocher
au plus près de lévolution effective de la langue.
Il y a vingt ans, il fallait attendre quun mot passe en littérature,
quil soit repris, quon dépouille des textes
.,
alors quaujourdhui on peut avoir une réaction
presque instantanée soit par le biais des médias,
soit par le biais dInternet qui fait aussi office de média
puisquil donne directement accès à la presse
mais aussi à la radio, à la télévision
A partir de cette base documentaire, des éléments
nouveaux peuvent être intégrés dans les dictionnaires
avec pour seules contraintes la ligne éditoriale retenue.
Néanmoins, il faut évidemment attendre dimprimer
le dictionnaire ; ainsi, seuls des dictionnaires qui se vendent
de manière très régulière que
ce soit en très grandes quantités comme le Petit Larousse
ou en quantité plus modérée comme les différents
Robert peuvent être mis à jour régulièrement.
A linverse, les dictionnaires à très faible
diffusion comme celui de lAcadémie dont les éditions
nouvelles sont séparées par 60 ou 80 ans ne peuvent
tenir compte de cette évolution ; en fait, cest compréhensible
parce quils nont pas le même objet. En effet,
une description normative du français qui est nécessairement
limitative et axée autour de la conservation de la langue
nest pas du tout la même chose quun travail de
description conforme à lévolution contemporaine
de la langue.
Forum :
On peut donc dire quil y a une accélération
du phénomène dintégration ou de sortie
dans les dictionnaires à parution régulière?
A. Rey : Pour
les sorties, les politiques peuvent être très différentes.
Je sais que le dictionnaire Larousse nhésite pas à
enlever un mot archaïque ou un mot ancien pour faire de la
place aux nouveautés.
Dans le dictionnaire
Le Robert, nous avons une attitude un peu différente : nous
ne supprimons des mots archaïques que lorsquil sagit
dun archaïsme technique ou scientifique, cest-à-dire
lorsque le mot nest véritablement plus employé
en science et est remplacé par une autre notion ou un autre
concept. En revanche, tous les mots caractérisant un état
de la société à une époque donnée,
nous les conservons quitte à abréger le traitement,
afin de pouvoir continuer à lire Balzac ou les écrivains
du début du XXe siècle ; par exemple, un mot comme
"zazou" qui est complètement sorti dusage sauf par
allusion au passé, est intéressant parce quil
caractérise une certaine époque de lhistoire
sociale française ; pour cette raison, il mérite donc
dêtre conservé. De même, nous essayons
de conserver tout un vocabulaire spécifique, par exemple
à lépoque de loccupation de la France
par lAllemagne entre 1941 et 1944 qui a été
transmis par Marcel Aymé ou dautres écrivains
importants. Dailleurs, il y a eu des remarques décrivains
très intéressantes sur cette manière de retrouver
le temps perdu à travers les mots. Je me souviens dun
passage de Blanche ou loubli où Aragon montre combien
le mot " gazogène ", qui renvoie au mode de propulsion des
voitures pendant cette période où lessence manquait,
fonctionne comme une sorte de déclic mental permettant de
recréer latmosphère dune certaine époque.
On essaie donc de conserver ces termes comme une marque de lhistoire.
Forum :
Le français ne devrait-il pas avoir une place plus importante
dans le cadre de lenseignement scolaire? Quel regard portez-vous
sur la dégradation de cet enseignement?
A. Rey : Je
crois que cest en fait davantage la formation des professeurs
qui est en cause et aussi le fait quils ont à résoudre
des problèmes extra-scolaires, souvent dorigine sociale
et qui les dépassent le plus souvent. Cest donc un
problème dorganisation sociale. En ce qui concerne
la France, les moyens mis à la disposition de léducation,
qui sont déjà considérables, sont encore très
insuffisants pour pouvoir maîtriser des situations scolaires
qui sont de plus en plus complexes et de plus en plus difficiles
; le niveau de certains élèves en français
notamment dans les milieux issus de limmigration
est souvent pratiquement néant. Cest un problème
qui se pose très certainement en Allemagne aussi avec limmigration
turque, en Angleterre dune manière très évidente
avec limmigration de Jamaïque, dInde et du Pakistan.
Ces situations
posent des problèmes à la fois culturels et linguistiques
qui sont recouverts par dautres problèmes de nature
socioculturels. On sous-estime souvent, pour des raisons de contraintes
budgétaires, la tâche à accomplir. Quand on
parle de dégradation, il faut faire très attention
parce quil y a un effort considérable de lEducation
nationale française et souvent un travail remarquable de
la part des professeurs, qui se heurtent parfois à des difficultés
cent fois plus grandes que celles qui étaient les leurs quand
ils navaient à enseigner quà une population
scolaire beaucoup moins importante et beaucoup plus homogène
; les différences étaient essentiellement régionales
et sociales entre milieu urbain et milieu rural. Maintenant la situation
est bien plus compliquée.
Donc, il est
incontestable quil faudrait accorder une place plus importante
à lenseignement du français à lécole,
cest-à-dire de la grammaire, du vocabulaire, de lorthographe
et de lusage de la langue en tant que telle ; on oublie trop
souvent que la qualité de lenseignement des mathématiques,
de la géologie, de lanatomie, des langues
est
aussi lié à la qualité du français.
Théoriquement, il devrait même y avoir un volet linguistique
pour chaque apprentissage, quel quil soit.
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