Le
rôle de lintellectuel
Forum Franco-Allemand:
Pourriez-vous caractériser ce qui distingue "la trahison
des clercs", que vous stigmatisez dans La Grande Parade, de celle
que dénonçait J. Benda en son temps ? Quimplique
précisément lexpression " éthique de
la responsabilité ", notamment pour ceux qu'on appelle les
intellectuels ? Plus généralement, comment concevez
vous leur rôle aujourdhui?
Jean-François
Revel : Une réponse exhaustive à cette question me
conduirait à résumer au moins six de mes livres, sinon
vingt depuis que j'ai écrit sur le thème des intellectuels.
Ainsi, mon premier essai paru en 1957, qui s'intitulait Pourquoi
les philosophes, constituait une critique de la philosophie et des
philosophes ; il relatait comment les philosophes avaient, eux aussi,
triché avec la vérité alors que leur métier
est en principe de la défendre et de manifester une exigence
particulière dans ce domaine.
Le livre La
trahison des clercs de Julien Benda a mis le doigt sur un phénomène
particulièrement caractéristique du 20e siècle
et auquel Jean-Paul Sartre donnera plus tard le nom d'engagement
; Benda dénonce le fait qu'une grande partie des intellectuels
abdique leur liberté de jugement lorsqu'ils se mettent au
service d'une cause. A l'époque, cette cause pouvait être
soit le nationalisme intégral, à la manière
de Charles Maurras, soit une idéologie politique d'extrême
droite de nombreux intellectuels ayant sympathisé
avec le fascisme italien ou le fascisme allemand , soit une
cause d'extrême gauche constituée par l'idéologie
marxiste léniniste communiste. A partir du moment où
l'intellectuel et il y en a de nombreux exemples qui vont
d'Aragon à Sartre etc
se donne pour priorité
de faire triompher une cause et estime que, même s'il constate
des erreurs ou des mensonges, son devoir est de ne pas en faire
état, il y a trahison.
On retrouve
également ce type d'attitude dans le milieu scientifique.
Ainsi Joliot-Curie, alors membre du parti communiste, proférait
des mensonges terrifiants dans le domaine qui était le sien,
c'est-à-dire la chimie et la physique en général
; on peut notamment rappeler pour exemple ses propos concernant
la soi-disant guerre bactériologique ou chimique des Américains
en Corée alors qu'il savait pertinemment que c'était
faux. On peut dire que cette trahison a été plus significative
de la part des intellectuels du 20e siècle que de ceux de
toute les autres époques, probablement en raison de l'existence
des phénomènes totalitaires.
Certes, il
y avait dans le passé l'engagement religieux : les grands
clercs catholiques ou protestants du Moyen Âge mettaient bien
évidemment leur intelligence au service d'une foi. Mais,
il s'agissait alors de la foi, cela concernait donc l'au-delà
et non la direction du monde dans lequel nous vivons en tant que
tel ; cela demeurait malgré tout compatible avec une prudente
liberté de recherche. En France, de très grands penseurs
chrétiens comme Malebranche ou Pascal, tout en étant
des chrétiens habités par une foi solide, n'en étaient
pas moins des intellectuels qui jouissaient d'une liberté
de recherche intellectuelle.
Ainsi, l'asservissement,
la partialité, la mauvaise foi, la malhonnêteté
et le maniement systématique du mensonge ont été
la caractéristique de la majorité des intellectuels
du 20e siècle. Ceux qui n'ont succombé ni à
la tentation totalitaire de gauche, ni à celle de droite
se comptent sur les doigts d'une main.
Forum :
Pouvez-vous en donner quelques exemples ?
J.-F. Revel
: Il s'agit notamment de Raymond Aaron, de certains surréalistes
comme André Breton
ou à l'étranger, d'intellectuels
comme Bertrand Russell
qui étaient des exemples d'indépendance
intellectuelle. Même Julien Benda a justifié, à
la fin de sa vie, les procès de Prague et de Budapest, lui
qui avait été l'auteur de La trahison des clercs.
Alain avait aussi développé une idéologie de
pacifisme intégral ; d'ailleurs, beaucoup de gens de gauche
sont devenus par pacifisme, des collaborationnistes sous l'occupation.
Mais, il est
certain qu'il a existé et qu'il existe encore
une manière d'arbitrer et de conduire la vie culturelle qui
relève d'une sorte de tabou systématisé faisant
que certaines choses sont bonnes à dire et pas d'autres,
la question n'étant pas de savoir si elles sont vraies ou
pas. La querelle suscitée par Le livre noir du communisme
pour savoir si l'on peut comparer le communisme et le nazisme illustre
bien cette réalité ; en effet, lorsqu'un système
politique fait des centaines de millions de victimes, l'idée
de savoir si l'on peut, dans l'abstrait, comparer les deux systèmes
ne présente vraiment que peu d'intérêt pour
les victimes.
Forum :
Nous reviendrons sur cette question un peu plus tard... Comment
jugez-vous la manière dont les intellectuels français
ont interprété la chute du mur de Berlin?
J.-F. Revel
: Cela a été assez variable. Beaucoup de gens ont
estimé que cela réglait la question. Mais il y a eu
deux phases : il y a tout d'abord eu une phase de sidération
au cours de laquelle les communistes mais aussi les gens de gauche
non-communistes ont bien été obligés de constater
les événements qui se déroulaient devant leurs
yeux. En effet, les peuples d'Europe centrale qu'ils imaginaient
peut-être souffrants de quelques pénuries et d'un certain
manque de liberté, mais qui dans l'ensemble se félicitaient
d'avoir une société où il n'y avait soi-disant
pas de chômage (évidemment, lorsque les salaires ne
dépassent pas trois cents francs par mois, la question du
chômage est rapidement réglée), manifestaient
leur joie face à cette liberté retrouvée. Ces
peuples qui ont balayé la dictature communiste et
surtout ceux d'Europe centrale qui étaient des sortes colonies
occupées par les soviétiques ont eu la joie
de se libérer et de recouvrer une indépendance nationale.
Quand les intellectuels
de gauche ont observé cette joie des peuples qui s'auto-libéraient
mais aussi, lorsqu'ils ont constaté que la tentative de Gorbatchev,
débuté en 1985, de marier le socialisme et une certaine
liberté ce vieux rêve d'un socialisme à
visage humain a échoué, deux possibilités
étaient ouvertes : ou bien il fallait abandonner complètement
le socialisme, ou bien il fallait lui conserver son caractère
totalitaire. Mais finalement l'URSS elle-même a été
démantelée officiellement par son propre dirigeant
le 25 décembre 1991. Ainsi, lHistoire avait condamné,
au-delà du communisme réel, lidée même
du communisme. Or le postulat, qui se réaffirme à
travers les sanglots du deuil post-soviétique que lon
a pu entendre à ce moment, exprimait demblée
le refus de cette conclusion. Ceux qui avaient cru à tous
ces systèmes, ou fait semblant d'y croire, ont d'abord été
hébétés ; je cite dans La grande parade plusieurs
exemples d'intellectuels, comme Danièle Sallenave, Lily Marcou...,
qui faisaient valoir, dans des textes ahurissants, que malgré
tout le communisme était le rêve qui a été
détruit, que l'effondrement de l'Union soviétique
était le "deuil des âmes" : mais, si cet effondrement
doit être considéré comme le deuil des âmes
cela implique que le goulag serait la joie des âmes
!
Dans une seconde
phase, ces intellectuels ont repris l'offensive en orchestrant cette
immense campagne contre le libéralisme et la mondialisation
(à l'heure ou même la Chine vient d'obtenir la levée
par les Etats-Unis de toutes restrictions commerciale entre les
deux Etats et où elle revendique sa place à l'OMC).
Il serait donc bon que Monsieur Bourdieu ou Monsieur José
Bové m'expliquent comment il est possible que les chinois,
qui ont eu la chance d'avoir un système entièrement
contrôlé par l'Etat, avec des prix fixés par
la bureaucratie, veuillent s'en débarrasser. En réalité,
il est très probable qu'ils se rendent compte, comme tous
les pays qui ont eu ce type d'économie, que ce système
ne fonctionne pas du tout et qu'ils se tournent vers l'économie
de marché. Dans cette démarche qu'ils accomplissent
depuis déjà 20 ans, leur seule inquiétude est
que cette économie de marché, si elle se généralise,
fasse également tomber leur système politique
ce qui arrivera inévitablement , le monopole du parti
unique ne résistant pas à la diversité apportée
par le marché.
Forum :
Vous avez abordé là l'aspect économique. Mais,
à votre sens, que reste-t-il de la culture issue de l'utopie
totalitaire communiste ? A ce propos, quel regard portez-vous sur
le prix Nobel attribué à Günter Grass?
J.-F. Revel
: Par le passé, l'Académie Nobel a décerné
son prix à des anti-communistes comme Pasternak ou Soljenitsyne
; mais elle l'a aussi attribué à García Márquez
et jamais à Borges qui est très certainement le plus
grand écrivain latino-américain ; il ne faut pas non
plus oublier qu'elle a également couronné le très
grand écrivain Octavio Paz, qui était anti-communiste.
Günter
Grass n'a jamais vraiment été communiste, mais plutôt
social-démocrate ; néanmoins, il a toujours été
anti-américain et, étrangement, anti-occidental. Il
est de ceux nombreux en Allemagne qui ont considéré
la réunification de l'Allemagne comme un acte de colonialisme,
comme si l'Allemagne de l'Ouest annexait brutalement l'Allemagne
de l'Est. Cette idée a d'ailleurs été souvent
exprimée. Ainsi, un intellectuel, Professeur d'université,
Mme Danièle Sallenave, se désolait dans des écrits
publiés 1992-93(1) de la réunification allemande car
cela revenait à livrer l'Allemagne de l'Est aux marchands
et aux entreprises multinationales, raisonnant ainsi comme si les
habitants de cette partie de l'Allemagne n'étaient pas demandeurs
de biens de toutes sortes. Tout cela prouve y compris la
distinction dont Günter Grass a été bénéficiaire
que la question est très loin d'être réglée.
J'avais déjà
évoqué la question de la sortie du communisme dans
Le regain démocratique(2) paru en 1992 ; je signalais alors
que les changements dans les têtes sont toujours beaucoup
plus lents que les changements dans les faits. Très longtemps
après la fin d'un système politique, idéologique
ou même esthétique il y a toujours des gens pour se
raccrocher à ce qui n'est plus. Ainsi, dans les années
1935, 1936, 1937, il y avait encore en France 150 ans après
la Révolution française un parti royaliste
qui était loin d'être insignifiant ; ce parti avait
même une très grande influence, voire un certain prestige
culturel reconnu par des gens qui étaient dun autre
bord, parce que des intellectuels comme Léon Daudet, Jacques
Bainville
en faisaient partie. Comment l'espoir d'une restauration
de la monarchie pouvait-il encore guider l'activité politique
et intellectuelle d'un nombre non négligeable de citoyens
français 150 ans après la Révolution ? Cela
montre bien cette espèce de longévité des idéologies,
même lorsque toutes les preuves de leur caducité ont
été administrées par l'Histoire.
La
démocratie et les Droits de lHomme
Forum :
Faire de la nécessité de respecter les Droits de l'Homme
l'alpha et l'oméga de la politique, est-ce nécessairement
confondre politique et morale ? Cette revendication apparemment
généreuse n'est-elle pas aussi le masque avenant d'une
idéologie au service des Etats les plus riches?
J.-F. Revel
: Je ne le crois pas. La définition de ce que sont les Droits
de l'Homme et la formulation des règles juridiques permettant
d'exiger qu'ils soient respectés font partie intégrante
du système démocratique. Le citoyen a des droits,
mais il a aussi des devoirs ; les deux se compensent et se complètent.
On ne peut donc pas dire que les Droits de l'Homme soient simplement
une idéologie. On ne peut imaginer de système démocratique
sans Droits de l'Homme. Ces droits fondamentaux permettent l'instauration
d'un état de droit ; l'intégrité de la personne
humaine contre toute atteinte arbitraire et la démocratie
sont ainsi garanties. Ces Droits font donc partie intégrante
du système démocratique.
Forum :
Néanmoins, sans remettre en cause leur substance et leur
importance dans le monde, les Droits de l'Homme ne risquent-ils
pas de faire l'objet d'une certaine dérive idéologique,
de servir parfois de masque à un certain impérialisme?
J.-F. Revel
: C'est un danger qui me paraît moindre que celui des dictatures
qui violent les Droits de l'Homme
Forum :
donc, moins dangereuses que les véritables idéologies
J.-F. Revel
: Oui. Pour moi, les atrocités, les souffrances qu'a infligées
Saddam Hussein au peuple irakien sont plus graves que l'idée
de vouloir imposer à l'Irak une politique basée sur
les Droits de lHomme ce qui n'a d'ailleurs pas réussi
à être fait et qui pourrait être considérée
comme une forme d'intervention des pays riches auprès des
pays pauvres. D'ailleurs, l'Irak n'a jamais été un
pays pauvre ; c'était au contraire l'un des pays les plus
riches du monde pour deux raisons : c'était le deuxième
exportateur de pétrole au monde après l'Arabie Saoudite
et c'est l'un des rares pays du Moyen-Orient qui ait de l'eau (deux
grands fleuves y coulent). Pour réussir à ruiner ce
pays il fallait vraiment quelqu'un comme Saddam Hussein ; il a déclaré
une guerre à l'Iran au cours de laquelle il y a eu près
de vingt millions de morts, il a massacré les Kurdes irakiens
à l'arme chimique, il a ensuite déclenché la
guerre contre le Koweït ce qui constitue un cas flagrant
de violation du droit international et il a fait fusiller,
assassiner, et torturer un grand nombre de personnes.
Le fait que
nous soyons arrivés à une conception dont je
reconnais qu'elle est vague et que, dans l'application, elle pose
de nombreux problèmes , qui consiste à respecter
la manière dont un pays pratique les Droits de l'Homme à
l'intérieur de ses frontières, est légitime
dès lors que le pouvoir même est légitime, mais
non quand il résulte d'un coup de force ou d'un coup d'Etat.
La politique des Droits de l'Homme en général consistant
à demander aux Talibans de reconnaître l'égalité
hommes-femmes est, dans la pratique, tellement peu réalisable
qu'il vaudrait certainement mieux parfois s'y prendre autrement.
Il est certain qu'il y a un génocide au Tibet et, même
si la Chine est une grande puissance économique, un immense
marché, il n'est pas reluisant de fermer les yeux sous prétexte
que c'est un marché important. De même, il est assez
curieux que l'on ait été intransigeant en ce qui concerne
la violation des Droits de l'Homme par Milosevic mais non par Poutine
étant donné que la Russie est plus puissante que la
Serbie. En Tchétchénie, Poutine s'est livré
à tous les massacres qu'il souhaitait pendant que les dirigeants
occidentaux préféraient regarder dans l'autre direction.
Forum :
La marge de manuvre est peut-être plus restreinte
et les moyens adaptés pour réagir moins nombreux lorsqu'il
s'agit de la Russie ou de la Chine que lorsqu'il s'agit de la Serbie
de Milosevic. On est ici dans les méandres de la "real politik"
J.-F. Revel
: Certes, on ne peut pas faire de politique sans "real politik"
mais faut-il encore qu'elle soit vraiment "real" ! Or, très
souvent, on n'obtient rien en échange. Ainsi, en ce qui concerne
le commerce avec la Chine, il n'est pas très réaliste
de livrer à la fois la marchandise et l'argent destiné
à la payer. En France, c'est le plus souvent la COFACE
donc le contribuable français qui finit par payer
ce que la Chine nous achète. Ce pays fait partie des nombreux
pays en voie de développement qui réclament périodiquement
l'annulation de leur dette comme s'il s'agissait d'argent qu'on
voulait leur extorquer, alors qu'ils l'ont pourtant perçu
et qu'il serait légitime que l'on s'interroge sur ce qu'ils
en ont fait. Dans cette hypothèse, la "real politik" n'est
plus très "real".
La
mémoire
Forum :
Estimez-vous, comme il est assez généralement admis,
que le crime nazi a une singularité par rapport au crime
communiste ? Y a-t-il unité du phénomène totalitaire?
J.-F. Revel
: Une petite remarque linguistique tout d'abord : la mémoire,
c'est la faculté de se souvenir. Or, depuis une dizaine d'année
on emploie ce vocable comme synonyme de souvenir. Il n'y a pas,
bien entendu d'histoire possible, si l'on ne conserve pas un souvenir
exact des choses qui se sont passées.
Alors, en ce
qui concerne les génocides nazi et communiste, peut-on les
comparer? Je crois qu'il est tout à fait exact de considérer
que la destruction quasi-totale des juifs d'Europe par les nazis
est un phénomène à nul autre pareil en raison
de sa planification, de l'organisation industrielle qui a présidé
sa perpétration, et des critères exclusivement raciaux
en fonction desquels ces crimes ont été commis. Je
suis prêt à dire que cette destruction planifiée
d'une communauté mérite une place à part.
Néanmoins,
le raisonnement n'est pas très différent de celui
que faisaient les communistes. Pour les communistes, le critère
n'était pas toujours la race, bien que beaucoup d'entre eux
étaient antisémites, notamment en Russie, et qu'il
y ait eu aussi des déportations massives de populations ;
les Tatars, par exemple, étaient tout de même considérés
comme une race inférieure. Néanmoins, le critère
principal présidant à certaines exterminations n'était
plus pour eux la race mais la classe. Beaucoup de dirigeants communistes,
notamment au début de la révolution, considéraient
que certaines catégories de gens les élites
capitalistes, intellectuelles, militaires seraient toujours
intrinsèquement incapables de s'associer à la révolution.
Le massacre de Katyn vient de cette idée : il fallait détruire
les élites polonaises car, dans l'esprit des Soviétiques,
elles ne seraient jamais assimilées par le communisme. Il
y a sur ce point d'innombrables textes que j'ai cités dans
La grande parade. Dès le début de l'Union soviétique,
quelques mois après le coup d'Etat de janvier 1918
puisqu'il s'agissait d'un coup d'Etat et non d'une révolution
, il a été décidé que telle catégorie
de la population devait être éliminée en raison
de son incompatibilité avec le but fixé. Cela revient
donc au même : pour Hitler le critère était
racial, pour Lénine le critère tenait à l'appartenance
sociale ; le critère social ne visait pas seulement les classes
aisées puisque Staline a exterminé tous les paysans
à l'époque de la dékoulakisation décidée
en 1929.
On retrouve
les éliminations dans tous les régimes communistes.
Ainsi, par exemple, l'ouvrage collectif sur la guerre d'Afghanistan
dirigé par Curtis Cate publié en 1988(3) cite in extenso
une déclaration de Taraki, l'agent communiste afghan du KGB
qui avait alors pris le pouvoir à la suite d'un coup d'état
en 1978. Dans cette déclaration de 1979 (avant l'invasion
de l'Armée rouge) il affirmait que le nouveau pouvoir communiste
qui s'était emparé de l'Afghanistan n'avait pas besoin
de marchands, de professeurs
mais seulement d'un million d'Afghans
qui soient des communistes sincères et qu'il fallait se débarrasser
des autres. A l'époque l'Afghanistan comptait 17 millions
d'habitants : il avait donc programmé l'exécution
de 16 millions d'Afghans ou leur envoi dans des camps de travail
ou de concentration. On retrouve cette tendance dans tous les régimes
communistes appartenant aux cultures les plus diverses ; l'explication
de ces éliminations fondées sur le caractère
russe ne tient pas. On les retrouve en Ethiopie avec Mengistu où
des enfants de moins de douze ans ont même été
exécutés. Or, il ne peut pas y avoir de civilisation
plus différente l'une de l'autre que la civilisation éthiopienne
et la civilisation russe. Le phénomène de la famine
provoquée constitue également l'une des caractéristiques
récurrentes de tous les régimes communistes : l'Ukraine
de Staline, le "Grand Bond en avant" de l'illustre Mao (1959-1961),
la Corée de la lignée Kim il Sung
; on retrouve
aussi pratiquement toujours les déplacements forcés
de population et le phénomène concentrationnaire.
Ainsi, je crois malgré tout que le parallélisme entre
l'Union soviétique et l'Allemagne hitlérienne est
possible. D'ailleurs, il a très souvent été
fait dans le passé, y compris par Léon Blum dans un
article publié en janvier 1940 dans Le Populaire, l'organe
du Parti socialiste de l'époque ; de même, André
Gide, dans son livre Retour de l'URSS écrivait ouvertement
que l'esprit humain, la liberté intellectuelle, était
encore plus opprimée en Russie soviétique que dans
l'Allemagne hitlérienne.
Il y a donc
un certain nombre de constantes des régimes totalitaires
qui les distinguent des régimes autoritaires plus traditionnels
le franquisme, Pinochet
dans lesquels les dictateurs
exterminent ou emprisonnent leurs adversaires politiques, ceux qui
les combattent vraiment. Or, les régimes totalitaires exterminent
des millions de gens qui ne se sont jamais soulevés contre
eux. L'extermination de sa propre population est une marque de l'idéologie
totalitaire, tout comme le phénomène concentrationnaire
à une vaste échelle ou celui de famine provoquée.
Ainsi, on constate quand même qu'il existe beaucoup de similitudes
entre le totalitarisme nazi et le totalitarisme communiste. Il convient
de ne pas oublier qu'au début des années 30 les hauts
fonctionnaires nazis sont allés en URSS étudier le
système concentrationnaire soviétique pour le transposer
en Allemagne ; de même, de nombreux propos dHitler
j'en cite plusieurs dans La Grande Parade révèlent
son admiration pour Lénine et Staline pour avoir rétabli
la force de l'Etat - même s'il réprouve certaines choses
chez eux. Avant d'être pourchassés par les nazis, il
y avait en Allemagne beaucoup de nationaux bolchevistes. Au cours
de cette période, beaucoup de futurs nazis admiraient ce
qu'avait réalisé Lénine en URSS : l'instauration
de l'ordre, la création d'un Etat fort, la mise en place
d'une police politique efficace ; cette police a d'ailleurs été
d'emblée 5 ou 6 fois plus nombreuse que la police secrète
du Tsar. De même, Helmut Kohl m'a dit un jour qu'en 1943,
dans l'Allemagne d'alors au sommet de sa puissance, il y avait environ
40.000 agents de la Gestapo pour un pays qui comptait 80 millions
d'habitants alors qu'en RDA, il y avait 200.000 agents de la Stasi
pour une population de 17 millions d'habitants.
Je crois donc
que le parallèle entre nazisme et communisme n'est pas du
tout scandaleux sinon pour les sympathisants de l'idéologie
communiste qui poussent de hauts cris. Leur excuse consiste à
dire que les intentions étaient bonnes au départ.
Mais toutes les utopies contiennent de bonnes intentions. La différence
est que le communisme est une utopie et que le nazisme est ce que
j'appelle le totalitarisme direct : Hitler annonce son programme
et il l'exécute ; en revanche, Lénine fait le contraire
de ce que Marx promet la liberté, la prospérité
et le justifie au nom d'un avenir radieux ; c'est ce que
je qualifie de totalitarisme médiatisé par l'utopie.
Mais cette distinction devient secondaire, puisque le résultat,
pour ceux qui les subissent, est le même dans les deux cas.
Faire de l'analyse historique c'est juger les faits. Marx lui-même
a dénoncé sous l'expression "superstructure idéologique"
la justification que se donne un oppresseur pour opprimer. De même,
beaucoup de puissances colonisatrices disaient agir pour le bien
des africains ou des océaniens parce qu'elles leur apportaient
la civilisation. Ainsi, vouloir distinguer entre les totalitarismes,
leur attribuer des mérites différents en fonction
des écarts de leurs superstructures idéologiques respectives
au lieu de constater l'identité de leurs comportements effectifs,
est bien étrange.
Forum :
Iriez-vous aussi loin que l'historien Ernst Nolte lorsqu'il parle
de "noyau rationnel de l'anti-sémitisme"
; indépendamment
de la controverse des Historiens quil a suscitée, lensemble
de ses réflexions vous paraissent-elle acceptables?
J.-F. Revel
: Lorsque Ernst Nolte parle de "noyau rationnel de l'anti-sémitisme",
il ne le justifie pas du tout. Il dit que pour qu'un thème
idéologique devienne un outil de force politique, il faut
l'entourer d'un appareil de justifications : il ne dit donc pas
du tout qu'elles sont exactes. Au 16e siècle en Europe, l'Inquisition
a mis en place tout un système d'explications qui est, pour
nous complètement abracadabrant, mais qui était logique
pour elle : l'hérétique méritait la mort parce
qu'ainsi on le sauvait en lui permettant d'aller au ciel. Il y avait
donc là aussi une argumentation de type rationnel. D'ailleurs
cet aspect chez Nolte est minime : laccent a été
mis sur ce point alors quil n'occupe qu'une partie infime
de son livre.
Forum :
Néanmoins, un historien comme François Furet, émet
des réserves sur ce sujet sensible.
J.-F. Revel
: Certes, l'expression choisie par Nolte est malheureuse. Mais l'anti-sémitisme
s'appuie, en France comme en Allemagne, sur des arguments pseudo
scientifiques. Le racisme a également été théorisé
en France avec Gobineau ou Drumont. Par ailleurs, dans la réflexion
de Marx sur la question juive, on trouve un anti-sémitisme
virulent, un véritable appel au meurtre : pour lui le capitalisme
s'identifiant au judaïsme, il faut détruire la race
juive. Ce qu'il y a de fondamentalement commun entre le communisme
et le nazisme c'est que les promoteurs de ces idéologies
prennent pour postulat de départ : nous détenons le
système explicatif et la méthode d'action absolument
justes et irréfutables qui vont permettre d'accomplir le
bien de l'humanité. Pour Hitler, exterminer les Juifs, les
Slaves
, c'est sauver la partie valable de l'humanité.
Ayant donc totalement raison, les nazis proclament qu'ils ont le
droit d'employer la force pour éliminer ceux qui, objectivement
et souvent même à leur insu, constituent des obstacles.
Ils affirment ainsi que l'on ne peut accepter ni opposition ni critiques
puisqu'ils ont totalement raison ; le fait d'être ouvert à
des opinions différentes des siennes implique, pour eux,
que l'on n'est pas totalement certain de ce à quoi lon
croit et que l'on est très heureux d'accueillir de nouveaux
arguments. C'est cet hermétisme qui caractérise toutes
les formes de totalitarisme.
Forum :
Faut-il faire de l'histoire un enjeu de débat politique ?
La mémoire historique peut-elle alimenter sainement le débat
démocratique des sociétés contemporaines?
J.-F. Revel
: L'histoire n'a qu'une seule fonction : établir le plus
scrupuleusement possible ce qui s'est réellement passé.
Elle ne doit jamais être "instrumentalisée"
pour employer un barbarisme à la mode . A partir du
moment où on cherche à transformer l'histoire en projectile
politique, on ne fait plus de l'histoire, mais on la manipule au
service d'une idéologie ou d'une idée. Le seul devoir
de l'historien ou de celui qui s'intéresse à l'Histoire
est donc de rechercher ce qui s'est réellement passé
; c'est le seul objectif qui permette à cette science de
progresser. Or, j'ai expliqué dans La connaissance inutile,
l'un des phénomènes les plus mystérieux de
l'histoire de l'humanité : l'homme ne s'est presque jamais
servi de ce qu'il savait, de ce dont il a fait l'expérience,
refusant obstinément de tirer des leçons de la réalité.
D'ailleurs
Pierre Bayle, auteur du célèbre Dictionnaire historique
et critique au 18e siècle, qui a influencé tous les
philosophes, écrit ironiquement : "je ne lis pas les historiens
pour savoir comment l'histoire s'est déroulée mais
pour savoir ce que pensent les historiens de la manière dont
l'histoire s'est déroulée". Il y a en effet très
peu d'histoire impartiale et, lorsque l'on essaye de suivre une
telle démarche, on se heurte à des résistances
extraordinaires.
J'ai récemment
participé à un colloque à la Sorbonne sur la
Pologne et plus précisément sur la bataille de Varsovie
en 1944 ; en septembre 1944, Staline arrive aux portes de Varsovie
et donne l'ordre à l'armée rouge de s'arrêter
pour laisser le temps à l'armée secrète polonaise
d'arriver. Cette armée composée de francs tireurs,
d'amateurs mais encadrée par un général et
commandée de Londres devait, selon les plans des alliés,
se soulever contre les nazis au moment où arriverait l'Armée
rouge, étant entendu que celle-ci devait lui prêter
main-forte. Or, Staline voulait au fond que le peuple polonais soit
exterminé et que Varsovie soit détruit. Il a donc
donné l'ordre à l'armée rouge de ne pas intervenir
; il a ainsi laissé les nazis liquider l'armée secrète
polonaise et détruire complètement la ville de Varsovie.
Ces faits sont prouvés de façon incontestable. Mais,
pendant longtemps, cela a constitué un tabou : on ne pouvait
pas le dire.
Il en va de
même pour Katyn. Le Vendredi saint 1990, Gorbatchev a reconnu
que ce sont les Soviétiques qui, lors du massacre de Katyn,
ont assassiné les officiers polonais ; jusqu'alors, des manuels
scolaires enseignaient encore que c'était les nazis. Or,
Katyn ne se situait même pas dans la zone d'occupation allemande.
En septembre 1939, après l'invasion de la Pologne par les
soviétiques et les nazis, Katyn se situait entièrement
dans la zone soviétique. A Nuremberg, les Soviétiques
avaient voulu faire juger les chefs nazis pour le massacre de Katyn.
Le général Taylor, qui faisait partie du Tribunal,
a contraint les Soviétiques à cesser leurs accusations
mensongères sous la menace de révéler la vérité
sur cette affaire. Néanmoins, rien n'y a fait, la gauche
française a cru ou a voulu croire qu'il s'agissait
bien d'un crime commis par les nazis ; même après la
déclaration de Gorbatchev en 1990, certains ont encore avancé
que cette affirmation ne prouvait rien. La difficulté qu'a
l'historien à faire admettre l'histoire telle qu'elle s'est
déroulée est déjà si grande qu'elle
suffit à occuper nos efforts.
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