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• Les intellectuels et la vérité
A travers cet entretien, le philosophe français, Jean-François Revel, revient sur l'attitude des intellectuels face aux idéologies, aux grands courants de pensée et aux événements douloureux qui ont marqué l'histoire du XXe siècle et sur ce qu'il estime être la trahison d'une partie importante d'entre eux. Loin de toute polémique, Jean-François Revel insiste sur les fondements lui permettant de porter ce regard rétrospectif : l'histoire et son corollaire, la recherche de la vérité historique. "L'histoire n'a qu'une seule fonction : établir le plus scrupuleusement possible ce qui s'est réellement passé". Il analyse également ce qu'il estime être l'une des conséquences contemporaines de cette trahison, cette "manière d'arbitrer et de conduire la vie culturelle qui relève d'une sorte de tabou systématisé faisant que certaines choses sont bonnes à dire et pas d'autres, la question n'étant pas de savoir si elles sont vraies ou pas". Jean-François Revel, observateur attentif de son époque, démonte les mécanismes qui font que certains mythes de l'idéologie, qui a fait naufrage en même temps que les régimes communistes de l'Est, persistent dans nos sociétés ; il débusque ainsi les angles morts de la mémoire et écarte avec vigueur ces mythes vivaces qui nous empêchent parfois de regarder l'histoire dans son intégralité. ©2001
Jean-François REVEL - Philosophe
Membre de l'Académie française


Le rôle de l’intellectuel

Forum Franco-Allemand: Pourriez-vous caractériser ce qui distingue "la trahison des clercs", que vous stigmatisez dans La Grande Parade, de celle que dénonçait J. Benda en son temps ? Qu’implique précisément l’expression " éthique de la responsabilité ", notamment pour ceux qu'on appelle les intellectuels ? Plus généralement, comment concevez vous leur rôle aujourd’hui?

Jean-François Revel : Une réponse exhaustive à cette question me conduirait à résumer au moins six de mes livres, sinon vingt depuis que j'ai écrit sur le thème des intellectuels. Ainsi, mon premier essai paru en 1957, qui s'intitulait Pourquoi les philosophes, constituait une critique de la philosophie et des philosophes ; il relatait comment les philosophes avaient, eux aussi, triché avec la vérité alors que leur métier est en principe de la défendre et de manifester une exigence particulière dans ce domaine.

Le livre La trahison des clercs de Julien Benda a mis le doigt sur un phénomène particulièrement caractéristique du 20e siècle et auquel Jean-Paul Sartre donnera plus tard le nom d'engagement ; Benda dénonce le fait qu'une grande partie des intellectuels abdique leur liberté de jugement lorsqu'ils se mettent au service d'une cause. A l'époque, cette cause pouvait être soit le nationalisme intégral, à la manière de Charles Maurras, soit une idéologie politique d'extrême droite — de nombreux intellectuels ayant sympathisé avec le fascisme italien ou le fascisme allemand —, soit une cause d'extrême gauche constituée par l'idéologie marxiste léniniste communiste. A partir du moment où l'intellectuel — et il y en a de nombreux exemples qui vont d'Aragon à Sartre etc… — se donne pour priorité de faire triompher une cause et estime que, même s'il constate des erreurs ou des mensonges, son devoir est de ne pas en faire état, il y a trahison.

On retrouve également ce type d'attitude dans le milieu scientifique. Ainsi Joliot-Curie, alors membre du parti communiste, proférait des mensonges terrifiants dans le domaine qui était le sien, c'est-à-dire la chimie et la physique en général ; on peut notamment rappeler pour exemple ses propos concernant la soi-disant guerre bactériologique ou chimique des Américains en Corée alors qu'il savait pertinemment que c'était faux. On peut dire que cette trahison a été plus significative de la part des intellectuels du 20e siècle que de ceux de toute les autres époques, probablement en raison de l'existence des phénomènes totalitaires.

Certes, il y avait dans le passé l'engagement religieux : les grands clercs catholiques ou protestants du Moyen Âge mettaient bien évidemment leur intelligence au service d'une foi. Mais, il s'agissait alors de la foi, cela concernait donc l'au-delà et non la direction du monde dans lequel nous vivons en tant que tel ; cela demeurait malgré tout compatible avec une prudente liberté de recherche. En France, de très grands penseurs chrétiens comme Malebranche ou Pascal, tout en étant des chrétiens habités par une foi solide, n'en étaient pas moins des intellectuels qui jouissaient d'une liberté de recherche intellectuelle.

Ainsi, l'asservissement, la partialité, la mauvaise foi, la malhonnêteté et le maniement systématique du mensonge ont été la caractéristique de la majorité des intellectuels du 20e siècle. Ceux qui n'ont succombé ni à la tentation totalitaire de gauche, ni à celle de droite se comptent sur les doigts d'une main.

Forum : Pouvez-vous en donner quelques exemples ?

J.-F. Revel : Il s'agit notamment de Raymond Aaron, de certains surréalistes comme André Breton…ou à l'étranger, d'intellectuels comme Bertrand Russell… qui étaient des exemples d'indépendance intellectuelle. Même Julien Benda a justifié, à la fin de sa vie, les procès de Prague et de Budapest, lui qui avait été l'auteur de La trahison des clercs. Alain avait aussi développé une idéologie de pacifisme intégral ; d'ailleurs, beaucoup de gens de gauche sont devenus par pacifisme, des collaborationnistes sous l'occupation.

Mais, il est certain qu'il a existé — et qu'il existe encore — une manière d'arbitrer et de conduire la vie culturelle qui relève d'une sorte de tabou systématisé faisant que certaines choses sont bonnes à dire et pas d'autres, la question n'étant pas de savoir si elles sont vraies ou pas. La querelle suscitée par Le livre noir du communisme pour savoir si l'on peut comparer le communisme et le nazisme illustre bien cette réalité ; en effet, lorsqu'un système politique fait des centaines de millions de victimes, l'idée de savoir si l'on peut, dans l'abstrait, comparer les deux systèmes ne présente vraiment que peu d'intérêt pour les victimes.

Forum : Nous reviendrons sur cette question un peu plus tard... Comment jugez-vous la manière dont les intellectuels français ont interprété la chute du mur de Berlin?

J.-F. Revel : Cela a été assez variable. Beaucoup de gens ont estimé que cela réglait la question. Mais il y a eu deux phases : il y a tout d'abord eu une phase de sidération au cours de laquelle les communistes mais aussi les gens de gauche non-communistes ont bien été obligés de constater les événements qui se déroulaient devant leurs yeux. En effet, les peuples d'Europe centrale qu'ils imaginaient peut-être souffrants de quelques pénuries et d'un certain manque de liberté, mais qui dans l'ensemble se félicitaient d'avoir une société où il n'y avait soi-disant pas de chômage (évidemment, lorsque les salaires ne dépassent pas trois cents francs par mois, la question du chômage est rapidement réglée), manifestaient leur joie face à cette liberté retrouvée. Ces peuples qui ont balayé la dictature communiste — et surtout ceux d'Europe centrale qui étaient des sortes colonies occupées par les soviétiques — ont eu la joie de se libérer et de recouvrer une indépendance nationale.

Quand les intellectuels de gauche ont observé cette joie des peuples qui s'auto-libéraient mais aussi, lorsqu'ils ont constaté que la tentative de Gorbatchev, débuté en 1985, de marier le socialisme et une certaine liberté — ce vieux rêve d'un socialisme à visage humain — a échoué, deux possibilités étaient ouvertes : ou bien il fallait abandonner complètement le socialisme, ou bien il fallait lui conserver son caractère totalitaire. Mais finalement l'URSS elle-même a été démantelée officiellement par son propre dirigeant le 25 décembre 1991. Ainsi, l’Histoire avait condamné, au-delà du communisme réel, l’idée même du communisme. Or le postulat, qui se réaffirme à travers les sanglots du deuil post-soviétique que l’on a pu entendre à ce moment, exprimait d’emblée le refus de cette conclusion. Ceux qui avaient cru à tous ces systèmes, ou fait semblant d'y croire, ont d'abord été hébétés ; je cite dans La grande parade plusieurs exemples d'intellectuels, comme Danièle Sallenave, Lily Marcou..., qui faisaient valoir, dans des textes ahurissants, que malgré tout le communisme était le rêve qui a été détruit, que l'effondrement de l'Union soviétique était le "deuil des âmes" : mais, si cet effondrement doit être considéré comme le deuil des âmes cela implique que le goulag serait la joie des âmes… !

Dans une seconde phase, ces intellectuels ont repris l'offensive en orchestrant cette immense campagne contre le libéralisme et la mondialisation (à l'heure ou même la Chine vient d'obtenir la levée par les Etats-Unis de toutes restrictions commerciale entre les deux Etats et où elle revendique sa place à l'OMC). Il serait donc bon que Monsieur Bourdieu ou Monsieur José Bové m'expliquent comment il est possible que les chinois, qui ont eu la chance d'avoir un système entièrement contrôlé par l'Etat, avec des prix fixés par la bureaucratie, veuillent s'en débarrasser. En réalité, il est très probable qu'ils se rendent compte, comme tous les pays qui ont eu ce type d'économie, que ce système ne fonctionne pas du tout et qu'ils se tournent vers l'économie de marché. Dans cette démarche qu'ils accomplissent depuis déjà 20 ans, leur seule inquiétude est que cette économie de marché, si elle se généralise, fasse également tomber leur système politique — ce qui arrivera inévitablement —, le monopole du parti unique ne résistant pas à la diversité apportée par le marché.

Forum : Vous avez abordé là l'aspect économique. Mais, à votre sens, que reste-t-il de la culture issue de l'utopie totalitaire communiste ? A ce propos, quel regard portez-vous sur le prix Nobel attribué à Günter Grass?

J.-F. Revel : Par le passé, l'Académie Nobel a décerné son prix à des anti-communistes comme Pasternak ou Soljenitsyne ; mais elle l'a aussi attribué à García Márquez et jamais à Borges qui est très certainement le plus grand écrivain latino-américain ; il ne faut pas non plus oublier qu'elle a également couronné le très grand écrivain Octavio Paz, qui était anti-communiste.

Günter Grass n'a jamais vraiment été communiste, mais plutôt social-démocrate ; néanmoins, il a toujours été anti-américain et, étrangement, anti-occidental. Il est de ceux — nombreux en Allemagne — qui ont considéré la réunification de l'Allemagne comme un acte de colonialisme, comme si l'Allemagne de l'Ouest annexait brutalement l'Allemagne de l'Est. Cette idée a d'ailleurs été souvent exprimée. Ainsi, un intellectuel, Professeur d'université, Mme Danièle Sallenave, se désolait dans des écrits publiés 1992-93(1) de la réunification allemande car cela revenait à livrer l'Allemagne de l'Est aux marchands et aux entreprises multinationales, raisonnant ainsi comme si les habitants de cette partie de l'Allemagne n'étaient pas demandeurs de biens de toutes sortes. Tout cela prouve — y compris la distinction dont Günter Grass a été bénéficiaire — que la question est très loin d'être réglée.

J'avais déjà évoqué la question de la sortie du communisme dans Le regain démocratique(2) paru en 1992 ; je signalais alors que les changements dans les têtes sont toujours beaucoup plus lents que les changements dans les faits. Très longtemps après la fin d'un système politique, idéologique ou même esthétique il y a toujours des gens pour se raccrocher à ce qui n'est plus. Ainsi, dans les années 1935, 1936, 1937, il y avait encore en France — 150 ans après la Révolution française — un parti royaliste qui était loin d'être insignifiant ; ce parti avait même une très grande influence, voire un certain prestige culturel reconnu par des gens qui étaient d’un autre bord, parce que des intellectuels comme Léon Daudet, Jacques Bainville…en faisaient partie. Comment l'espoir d'une restauration de la monarchie pouvait-il encore guider l'activité politique et intellectuelle d'un nombre non négligeable de citoyens français 150 ans après la Révolution ? Cela montre bien cette espèce de longévité des idéologies, même lorsque toutes les preuves de leur caducité ont été administrées par l'Histoire.

La démocratie et les Droits de l’Homme

Forum : Faire de la nécessité de respecter les Droits de l'Homme l'alpha et l'oméga de la politique, est-ce nécessairement confondre politique et morale ? Cette revendication apparemment généreuse n'est-elle pas aussi le masque avenant d'une idéologie au service des Etats les plus riches?

J.-F. Revel : Je ne le crois pas. La définition de ce que sont les Droits de l'Homme et la formulation des règles juridiques permettant d'exiger qu'ils soient respectés font partie intégrante du système démocratique. Le citoyen a des droits, mais il a aussi des devoirs ; les deux se compensent et se complètent. On ne peut donc pas dire que les Droits de l'Homme soient simplement une idéologie. On ne peut imaginer de système démocratique sans Droits de l'Homme. Ces droits fondamentaux permettent l'instauration d'un état de droit ; l'intégrité de la personne humaine contre toute atteinte arbitraire et la démocratie sont ainsi garanties. Ces Droits font donc partie intégrante du système démocratique.

Forum : Néanmoins, sans remettre en cause leur substance et leur importance dans le monde, les Droits de l'Homme ne risquent-ils pas de faire l'objet d'une certaine dérive idéologique, de servir parfois de masque à un certain impérialisme?

J.-F. Revel : C'est un danger qui me paraît moindre que celui des dictatures qui violent les Droits de l'Homme…

Forum : …donc, moins dangereuses que les véritables idéologies…

J.-F. Revel : Oui. Pour moi, les atrocités, les souffrances qu'a infligées Saddam Hussein au peuple irakien sont plus graves que l'idée de vouloir imposer à l'Irak une politique basée sur les Droits de l’Homme — ce qui n'a d'ailleurs pas réussi à être fait — et qui pourrait être considérée comme une forme d'intervention des pays riches auprès des pays pauvres. D'ailleurs, l'Irak n'a jamais été un pays pauvre ; c'était au contraire l'un des pays les plus riches du monde pour deux raisons : c'était le deuxième exportateur de pétrole au monde après l'Arabie Saoudite et c'est l'un des rares pays du Moyen-Orient qui ait de l'eau (deux grands fleuves y coulent). Pour réussir à ruiner ce pays il fallait vraiment quelqu'un comme Saddam Hussein ; il a déclaré une guerre à l'Iran au cours de laquelle il y a eu près de vingt millions de morts, il a massacré les Kurdes irakiens à l'arme chimique, il a ensuite déclenché la guerre contre le Koweït — ce qui constitue un cas flagrant de violation du droit international — et il a fait fusiller, assassiner, et torturer un grand nombre de personnes.

Le fait que nous soyons arrivés à une conception — dont je reconnais qu'elle est vague et que, dans l'application, elle pose de nombreux problèmes —, qui consiste à respecter la manière dont un pays pratique les Droits de l'Homme à l'intérieur de ses frontières, est légitime dès lors que le pouvoir même est légitime, mais non quand il résulte d'un coup de force ou d'un coup d'Etat. La politique des Droits de l'Homme en général consistant à demander aux Talibans de reconnaître l'égalité hommes-femmes est, dans la pratique, tellement peu réalisable qu'il vaudrait certainement mieux parfois s'y prendre autrement. Il est certain qu'il y a un génocide au Tibet et, même si la Chine est une grande puissance économique, un immense marché, il n'est pas reluisant de fermer les yeux sous prétexte que c'est un marché important. De même, il est assez curieux que l'on ait été intransigeant en ce qui concerne la violation des Droits de l'Homme par Milosevic mais non par Poutine étant donné que la Russie est plus puissante que la Serbie. En Tchétchénie, Poutine s'est livré à tous les massacres qu'il souhaitait pendant que les dirigeants occidentaux préféraient regarder dans l'autre direction.

Forum : … La marge de manœuvre est peut-être plus restreinte et les moyens adaptés pour réagir moins nombreux lorsqu'il s'agit de la Russie ou de la Chine que lorsqu'il s'agit de la Serbie de Milosevic. On est ici dans les méandres de la "real politik"…

J.-F. Revel : Certes, on ne peut pas faire de politique sans "real politik" mais faut-il encore qu'elle soit vraiment "real" ! Or, très souvent, on n'obtient rien en échange. Ainsi, en ce qui concerne le commerce avec la Chine, il n'est pas très réaliste de livrer à la fois la marchandise et l'argent destiné à la payer. En France, c'est le plus souvent la COFACE — donc le contribuable français — qui finit par payer ce que la Chine nous achète. Ce pays fait partie des nombreux pays en voie de développement qui réclament périodiquement l'annulation de leur dette comme s'il s'agissait d'argent qu'on voulait leur extorquer, alors qu'ils l'ont pourtant perçu et qu'il serait légitime que l'on s'interroge sur ce qu'ils en ont fait. Dans cette hypothèse, la "real politik" n'est plus très "real".

La mémoire

Forum : Estimez-vous, comme il est assez généralement admis, que le crime nazi a une singularité par rapport au crime communiste ? Y a-t-il unité du phénomène totalitaire?

J.-F. Revel : Une petite remarque linguistique tout d'abord : la mémoire, c'est la faculté de se souvenir. Or, depuis une dizaine d'année on emploie ce vocable comme synonyme de souvenir. Il n'y a pas, bien entendu d'histoire possible, si l'on ne conserve pas un souvenir exact des choses qui se sont passées.

Alors, en ce qui concerne les génocides nazi et communiste, peut-on les comparer? Je crois qu'il est tout à fait exact de considérer que la destruction quasi-totale des juifs d'Europe par les nazis est un phénomène à nul autre pareil en raison de sa planification, de l'organisation industrielle qui a présidé sa perpétration, et des critères exclusivement raciaux en fonction desquels ces crimes ont été commis. Je suis prêt à dire que cette destruction planifiée d'une communauté mérite une place à part.

Néanmoins, le raisonnement n'est pas très différent de celui que faisaient les communistes. Pour les communistes, le critère n'était pas toujours la race, bien que beaucoup d'entre eux étaient antisémites, notamment en Russie, et qu'il y ait eu aussi des déportations massives de populations ; les Tatars, par exemple, étaient tout de même considérés comme une race inférieure. Néanmoins, le critère principal présidant à certaines exterminations n'était plus pour eux la race mais la classe. Beaucoup de dirigeants communistes, notamment au début de la révolution, considéraient que certaines catégories de gens — les élites capitalistes, intellectuelles, militaires — seraient toujours intrinsèquement incapables de s'associer à la révolution. Le massacre de Katyn vient de cette idée : il fallait détruire les élites polonaises car, dans l'esprit des Soviétiques, elles ne seraient jamais assimilées par le communisme. Il y a sur ce point d'innombrables textes que j'ai cités dans La grande parade. Dès le début de l'Union soviétique, quelques mois après le coup d'Etat de janvier 1918 — puisqu'il s'agissait d'un coup d'Etat et non d'une révolution —, il a été décidé que telle catégorie de la population devait être éliminée en raison de son incompatibilité avec le but fixé. Cela revient donc au même : pour Hitler le critère était racial, pour Lénine le critère tenait à l'appartenance sociale ; le critère social ne visait pas seulement les classes aisées puisque Staline a exterminé tous les paysans à l'époque de la dékoulakisation décidée en 1929.

On retrouve les éliminations dans tous les régimes communistes. Ainsi, par exemple, l'ouvrage collectif sur la guerre d'Afghanistan dirigé par Curtis Cate publié en 1988(3) cite in extenso une déclaration de Taraki, l'agent communiste afghan du KGB qui avait alors pris le pouvoir à la suite d'un coup d'état en 1978. Dans cette déclaration de 1979 (avant l'invasion de l'Armée rouge) il affirmait que le nouveau pouvoir communiste qui s'était emparé de l'Afghanistan n'avait pas besoin de marchands, de professeurs… mais seulement d'un million d'Afghans qui soient des communistes sincères et qu'il fallait se débarrasser des autres. A l'époque l'Afghanistan comptait 17 millions d'habitants : il avait donc programmé l'exécution de 16 millions d'Afghans ou leur envoi dans des camps de travail ou de concentration. On retrouve cette tendance dans tous les régimes communistes appartenant aux cultures les plus diverses ; l'explication de ces éliminations fondées sur le caractère russe ne tient pas. On les retrouve en Ethiopie avec Mengistu où des enfants de moins de douze ans ont même été exécutés. Or, il ne peut pas y avoir de civilisation plus différente l'une de l'autre que la civilisation éthiopienne et la civilisation russe. Le phénomène de la famine provoquée constitue également l'une des caractéristiques récurrentes de tous les régimes communistes : l'Ukraine de Staline, le "Grand Bond en avant" de l'illustre Mao (1959-1961), la Corée de la lignée Kim il Sung… ; on retrouve aussi pratiquement toujours les déplacements forcés de population et le phénomène concentrationnaire. Ainsi, je crois malgré tout que le parallélisme entre l'Union soviétique et l'Allemagne hitlérienne est possible. D'ailleurs, il a très souvent été fait dans le passé, y compris par Léon Blum dans un article publié en janvier 1940 dans Le Populaire, l'organe du Parti socialiste de l'époque ; de même, André Gide, dans son livre Retour de l'URSS écrivait ouvertement que l'esprit humain, la liberté intellectuelle, était encore plus opprimée en Russie soviétique que dans l'Allemagne hitlérienne.

Il y a donc un certain nombre de constantes des régimes totalitaires qui les distinguent des régimes autoritaires plus traditionnels — le franquisme, Pinochet… — dans lesquels les dictateurs exterminent ou emprisonnent leurs adversaires politiques, ceux qui les combattent vraiment. Or, les régimes totalitaires exterminent des millions de gens qui ne se sont jamais soulevés contre eux. L'extermination de sa propre population est une marque de l'idéologie totalitaire, tout comme le phénomène concentrationnaire à une vaste échelle ou celui de famine provoquée. Ainsi, on constate quand même qu'il existe beaucoup de similitudes entre le totalitarisme nazi et le totalitarisme communiste. Il convient de ne pas oublier qu'au début des années 30 les hauts fonctionnaires nazis sont allés en URSS étudier le système concentrationnaire soviétique pour le transposer en Allemagne ; de même, de nombreux propos d’Hitler — j'en cite plusieurs dans La Grande Parade — révèlent son admiration pour Lénine et Staline pour avoir rétabli la force de l'Etat - même s'il réprouve certaines choses chez eux. Avant d'être pourchassés par les nazis, il y avait en Allemagne beaucoup de nationaux bolchevistes. Au cours de cette période, beaucoup de futurs nazis admiraient ce qu'avait réalisé Lénine en URSS : l'instauration de l'ordre, la création d'un Etat fort, la mise en place d'une police politique efficace ; cette police a d'ailleurs été d'emblée 5 ou 6 fois plus nombreuse que la police secrète du Tsar. De même, Helmut Kohl m'a dit un jour qu'en 1943, dans l'Allemagne d'alors au sommet de sa puissance, il y avait environ 40.000 agents de la Gestapo pour un pays qui comptait 80 millions d'habitants alors qu'en RDA, il y avait 200.000 agents de la Stasi pour une population de 17 millions d'habitants.

Je crois donc que le parallèle entre nazisme et communisme n'est pas du tout scandaleux sinon pour les sympathisants de l'idéologie communiste qui poussent de hauts cris. Leur excuse consiste à dire que les intentions étaient bonnes au départ. Mais toutes les utopies contiennent de bonnes intentions. La différence est que le communisme est une utopie et que le nazisme est ce que j'appelle le totalitarisme direct : Hitler annonce son programme et il l'exécute ; en revanche, Lénine fait le contraire de ce que Marx promet — la liberté, la prospérité… — et le justifie au nom d'un avenir radieux ; c'est ce que je qualifie de totalitarisme médiatisé par l'utopie. Mais cette distinction devient secondaire, puisque le résultat, pour ceux qui les subissent, est le même dans les deux cas. Faire de l'analyse historique c'est juger les faits. Marx lui-même a dénoncé sous l'expression "superstructure idéologique" la justification que se donne un oppresseur pour opprimer. De même, beaucoup de puissances colonisatrices disaient agir pour le bien des africains ou des océaniens parce qu'elles leur apportaient la civilisation. Ainsi, vouloir distinguer entre les totalitarismes, leur attribuer des mérites différents en fonction des écarts de leurs superstructures idéologiques respectives au lieu de constater l'identité de leurs comportements effectifs, est bien étrange.

Forum : Iriez-vous aussi loin que l'historien Ernst Nolte lorsqu'il parle de "noyau rationnel de l'anti-sémitisme"… ; indépendamment de la controverse des Historiens qu’il a suscitée, l’ensemble de ses réflexions vous paraissent-elle acceptables?

J.-F. Revel : Lorsque Ernst Nolte parle de "noyau rationnel de l'anti-sémitisme", il ne le justifie pas du tout. Il dit que pour qu'un thème idéologique devienne un outil de force politique, il faut l'entourer d'un appareil de justifications : il ne dit donc pas du tout qu'elles sont exactes. Au 16e siècle en Europe, l'Inquisition a mis en place tout un système d'explications qui est, pour nous complètement abracadabrant, mais qui était logique pour elle : l'hérétique méritait la mort parce qu'ainsi on le sauvait en lui permettant d'aller au ciel. Il y avait donc là aussi une argumentation de type rationnel. D'ailleurs cet aspect chez Nolte est minime : l’accent a été mis sur ce point alors qu’il n'occupe qu'une partie infime de son livre.

Forum : Néanmoins, un historien comme François Furet, émet des réserves sur ce sujet sensible.

J.-F. Revel : Certes, l'expression choisie par Nolte est malheureuse. Mais l'anti-sémitisme s'appuie, en France comme en Allemagne, sur des arguments pseudo scientifiques. Le racisme a également été théorisé en France avec Gobineau ou Drumont. Par ailleurs, dans la réflexion de Marx sur la question juive, on trouve un anti-sémitisme virulent, un véritable appel au meurtre : pour lui le capitalisme s'identifiant au judaïsme, il faut détruire la race juive. Ce qu'il y a de fondamentalement commun entre le communisme et le nazisme c'est que les promoteurs de ces idéologies prennent pour postulat de départ : nous détenons le système explicatif et la méthode d'action absolument justes et irréfutables qui vont permettre d'accomplir le bien de l'humanité. Pour Hitler, exterminer les Juifs, les Slaves…, c'est sauver la partie valable de l'humanité. Ayant donc totalement raison, les nazis proclament qu'ils ont le droit d'employer la force pour éliminer ceux qui, objectivement et souvent même à leur insu, constituent des obstacles. Ils affirment ainsi que l'on ne peut accepter ni opposition ni critiques puisqu'ils ont totalement raison ; le fait d'être ouvert à des opinions différentes des siennes implique, pour eux, que l'on n'est pas totalement certain de ce à quoi l’on croit et que l'on est très heureux d'accueillir de nouveaux arguments. C'est cet hermétisme qui caractérise toutes les formes de totalitarisme.

Forum : Faut-il faire de l'histoire un enjeu de débat politique ? La mémoire historique peut-elle alimenter sainement le débat démocratique des sociétés contemporaines?

J.-F. Revel : L'histoire n'a qu'une seule fonction : établir le plus scrupuleusement possible ce qui s'est réellement passé. Elle ne doit jamais être "instrumentalisée" — pour employer un barbarisme à la mode —. A partir du moment où on cherche à transformer l'histoire en projectile politique, on ne fait plus de l'histoire, mais on la manipule au service d'une idéologie ou d'une idée. Le seul devoir de l'historien ou de celui qui s'intéresse à l'Histoire est donc de rechercher ce qui s'est réellement passé ; c'est le seul objectif qui permette à cette science de progresser. Or, j'ai expliqué dans La connaissance inutile, l'un des phénomènes les plus mystérieux de l'histoire de l'humanité : l'homme ne s'est presque jamais servi de ce qu'il savait, de ce dont il a fait l'expérience, refusant obstinément de tirer des leçons de la réalité.

D'ailleurs Pierre Bayle, auteur du célèbre Dictionnaire historique et critique au 18e siècle, qui a influencé tous les philosophes, écrit ironiquement : "je ne lis pas les historiens pour savoir comment l'histoire s'est déroulée mais pour savoir ce que pensent les historiens de la manière dont l'histoire s'est déroulée". Il y a en effet très peu d'histoire impartiale et, lorsque l'on essaye de suivre une telle démarche, on se heurte à des résistances extraordinaires.

J'ai récemment participé à un colloque à la Sorbonne sur la Pologne et plus précisément sur la bataille de Varsovie en 1944 ; en septembre 1944, Staline arrive aux portes de Varsovie et donne l'ordre à l'armée rouge de s'arrêter pour laisser le temps à l'armée secrète polonaise d'arriver. Cette armée — composée de francs tireurs, d'amateurs mais encadrée par un général et commandée de Londres — devait, selon les plans des alliés, se soulever contre les nazis au moment où arriverait l'Armée rouge, étant entendu que celle-ci devait lui prêter main-forte. Or, Staline voulait au fond que le peuple polonais soit exterminé et que Varsovie soit détruit. Il a donc donné l'ordre à l'armée rouge de ne pas intervenir ; il a ainsi laissé les nazis liquider l'armée secrète polonaise et détruire complètement la ville de Varsovie. Ces faits sont prouvés de façon incontestable. Mais, pendant longtemps, cela a constitué un tabou : on ne pouvait pas le dire.

Il en va de même pour Katyn. Le Vendredi saint 1990, Gorbatchev a reconnu que ce sont les Soviétiques qui, lors du massacre de Katyn, ont assassiné les officiers polonais ; jusqu'alors, des manuels scolaires enseignaient encore que c'était les nazis. Or, Katyn ne se situait même pas dans la zone d'occupation allemande. En septembre 1939, après l'invasion de la Pologne par les soviétiques et les nazis, Katyn se situait entièrement dans la zone soviétique. A Nuremberg, les Soviétiques avaient voulu faire juger les chefs nazis pour le massacre de Katyn. Le général Taylor, qui faisait partie du Tribunal, a contraint les Soviétiques à cesser leurs accusations mensongères sous la menace de révéler la vérité sur cette affaire. Néanmoins, rien n'y a fait, la gauche française a cru — ou a voulu croire — qu'il s'agissait bien d'un crime commis par les nazis ; même après la déclaration de Gorbatchev en 1990, certains ont encore avancé que cette affirmation ne prouvait rien. La difficulté qu'a l'historien à faire admettre l'histoire telle qu'elle s'est déroulée est déjà si grande qu'elle suffit à occuper nos efforts.


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