Revue
Culture
Revue Qui est qui Synthèses Textes Institution / Elections A lire Partenaires

Sommaire
Europe
Pesc
Défense
Droit
Economie
Culture
inscription
suppression
l'Actualité en bref..
Consultez le dernier numéro...
Découvrez les livres...
Recevez un numéro...


• Intégration ou repli sur soi ? La République post-nationale
Dans l'histoire de l'État constitutionnel occidental, la liberté culturelle, religieuse et philosophique a été et est encore la mère de la liberté politique. La naissance de l'État constitutionnel moderne a été l'aboutissement d'une histoire séculaire de guerres civiles et religieuses en Europe. C'est ainsi que l'Amérique, la plus ancienne démocratie occidentale, a été fondée comme terre d'asile pour les victimes de persécutions religieuses et patrie pour les croyants de différentes confessions. Pour protéger la liberté et la pratique religieuse individuelle contre l'ingérence de l'État, on a posé en principe la séparation de l'Eglise et de l'État. Pour garantir le pluralisme culturel, l'État a dû devenir une instance philosophiquement neutre, un État séculier. ©2001
Prof. Em. Dr. Dieter OBERNDÖRFER - Professeur à l'Université
de Fribourg


Lors des célébrations du quarantième anniversaire de la République Fédérale au printemps 1989, la nation "allemande" ne semblait plus rallier les suffrages. La République de Bonn était, pour reprendre la formule de Karl Dietrich Bracher, devenue l’exemple même d’une "démocratie post-nationale" réussie fondée sur le patriotisme de la Constitution. À peine quelques mois après, avec la chute du mur de Berlin, ce consensus était remis en cause de plus ouvertement par de plus en plus de voix venant des horizons les plus divers, ce qui auparavant aurait paru inimaginable. La République devait s’affirmer de nouveau comme "nation allemande". C’est seulement ainsi que la communauté politique de la nouvelle République Fédérale désormais "pan allemande" acquerrait sa légitimité politique. […]

Qu’il porte sur l’unité européenne ou sur l’intégration des étrangers et de leurs traditions culturelles en Allemagne Fédérale, l’enjeu du débat est toujours en fin de compte l’alternative nation ou république, c’est-à-dire l’opposition fondamentale entre la culture collective de la nation et l’individualisme et le pluralisme culturels dans l’État constitutionnel moderne, la république. L’abandon de la culture collective traditionnelle de la nation au profit d’une culture républicaine individualiste ouvrirait la voie sur le plan idéologique à l’unité politique de l’Europe et légitimerait l’intégration des étrangers et citoyens d’origine étrangère dans notre communauté politique. […]

1. Culture nationale et culture républicaine

L’histoire des États-nations modernes est déterminée depuis leurs origines dans la Révolution française et la fondation de l’État américain par l’opposition entre le particularisme de la nation et l’universalisme de la république, l’État constitutionnel démocratique. Tous les États-nations actuels sont à la fois des nations et des républiques, la proportion entre ces deux composantes étant variable.

La nation se définit par le particularisme par lequel les États se distinguent les uns des autres, la république en revanche se fonde sur la conscience du citoyen du monde, sur l’universalité des droits de l’homme et du citoyen qui découle du droit naturel de l’homme.

Les valeurs nationales, les cultures collectives constituent la substance politique de la nation. Les citoyens leur sont subordonnés, ils doivent les conserver et les défendre en cas de menace. C’est par elles que la nation légitime son existence.

Dans les communautés politiques qui se définissent avant tout comme nations, les traditions et valeurs culturelles étrangères n’ont pas leur place légitime. La légitimité n’est accordée qu’aux seuls biens culturels nationaux. On y trouve une religion ou une confession nationale, une littérature, peinture et musique nationales, une nature, un costume et des comportements nationaux. […]

Dans le nationalisme ethno-culturel, le peuple et la culture nationale constituent une unité organique. C’est pourquoi les minorités ethno-culturelles ne peuvent ni ne doivent être assimilées dans la nation. Comme les minorités mettent en danger l’unité de la nation, il est légitime non seulement de les opprimer, mais aussi de les expulser de la communauté politique par des "purifications ethniques", voire de les exterminer. On en voit des exemples dans le génocide de la minorité arménienne en Anatolie, l’élimination et l’expulsion des Grecs et des Turcs après la première guerre mondiale, l’extermination des peuples "étrangers à la race" dans l’Holocauste, la persécution et l’expulsion des minorités allemandes en Europe de l’Est et du Sud, et tout récemment dans les purifications ethniques en Bosnie-Herzégovine.

Selon la logique interne des idéologies de la nation, les contenus et les biens de la culture nationale ont poussé sur le terreau de la tradition nationale, bien que cet axiome contredise tout ce que nous savons sur l’histoire des cultures.

En réalité, aucune culture ne s’est générée spontanément. Toutes les cultures se sont formées au cours d’une longue histoire d’échanges culturels entre les peuples au-delà des frontières. Sans cesse réinterprétées, ces cultures ont toujours connu des changements garantissant leur pluralité. Dans ce sens, toutes les cultures que nous connaissons sont des formations non homogènes, multiculturelles, soumises à la dynamique du changement. Ou bien, pour employer une formule plus traditionnelle: toutes les cultures ont été et sont pluralistes. […]

À la différence de la culture collective de la nation, la substance politique de la république est la liberté culturelle individuelle de ses citoyens — la liberté d’opinion, philosophique et religieuse. La culture républicaine est donc intrinsèquement pluraliste, elle ne constitue pas une loi collective qui aurait une existence objective. Elle est ouverte aux étrangers et à l’altérité.

L’État constitutionnel républicain protège la liberté culturelle individuelle et par là la diversité et la dynamique culturelle. Il est donc pluraliste non seulement de facto, mais son pluralisme est fondé dans la loi et ancré dans la constitution.

Dans l’histoire de l’État constitutionnel occidental, la liberté culturelle, religieuse et philosophique a été et est encore la mère de la liberté politique. La naissance de l’État constitutionnel moderne a été l’aboutissement d’une histoire séculaire de guerres civiles et religieuses en Europe. C’est ainsi que l’Amérique, la plus ancienne démocratie occidentale, a été fondée comme terre d’asile pour les victimes de persécutions religieuses et patrie pour les croyants de différentes confessions. Pour protéger la liberté et la pratique religieuse individuelle contre l’ingérence de l’État, on a posé en principe la séparation de l’Eglise et de l’État. Pour garantir le pluralisme culturel, l’État a dû devenir une instance philosophiquement neutre, un État séculier. […]

La protection de la liberté culturelle individuelle par la constitution a eu nécessairement pour conséquence que la république ne peut avoir ni se réclamer d’une religion ou d’une culture imposée à tous les citoyens. Toute tentative d’imposer à un Allemand ou à un Américain une religion, confession ou une culture particulière comme devoir ou caractère national représenterait une atteinte à l’esprit et aux dispositions de leurs constitutions. La culture de la République Fédérale d’Allemagne a toujours été un ensemble très divers formé des valeurs culturelles de tous ses citoyens. Des formules telles que "la" culture allemande ou américaine contredisent le caractère pluraliste et non définissable nationalement de la culture de l’État constitutionnel. Le caractère allemand ou notre définition de la nation allemande relève de l’opinion et de l’interprétation subjective. Les valeurs et les traditions culturelles font l’objet d’une appropriation par un processus de décision individuelle sélective qui ne revêt pas nécessairement un caractère contraignant pour les concitoyens. […]

La liberté culturelle individuelle et le pluralisme culturel qui en découle font de la culture de la République, cet amalgame complexe des valeurs et biens culturels de ses citoyens, un processus où les choix culturels individuels ou collectifs sont en évolution permanente. Dans ce processus, il est légitime que des individus ou des groupes s’engagent activement pour le maintien et la diffusion de traditions qui leur tiennent à cœur. Ces traditions ne sauraient toutefois être confondues avec la culture de la République. Ainsi en République Fédérale, les traditions islamiques font de plus en plus partie intégrante de la culture allemande au fur et à mesure que le nombre de musulmans augmente. […]

2. L’intégration politique des étrangers dans la république.

Comment les républiques intègrent-elles les immigrants sans recourir à une politique d’assimilation ou de multiculturalisme ? Comment les immigrants deviennent-ils de bons patriotes ?

Comme la liberté culturelle est accordée à tous les citoyens sans considération de leur origine ethnique, de leur religion ou de leurs opinions, ce n’est que par le biais de l’intégration politique que les immigrants peuvent devenir patriotes.

Le cadre législatif de l’intégration politique des étrangers est fixé dans l’article 3 § 3 de la Loi fondamentale (Constitution allemande) : "Nul ne peut être défavorisé ni avantagé en raison de son sexe, de son origine, de sa race, de sa langue, de son pays d’origine, de sa foi, de ses convictions religieuses ou politiques."

Conformément à cette exigence posée par la constitution, l’intégration politique se fonde sur le principe qu’on accorde aux immigrants tout ce qui est garanti à tous les citoyens : égalité politique, solidarité sociale, liberté et pluralisme culturels.

L’égalité politique suppose la naturalisation, la solidarité l’intégration sociale. Dans le cas où les immigrants sont socialement défavorisés, la politique sociale doit être mise en œuvre comme pour tous les citoyens défavorisés. La liberté culturelle doit de même être garantie sans restriction par rapport aux autres citoyens.

Il découle de l’essence même des constitutions républicaines que l’intégration politique doit à moyen ou à long terme être associée à l’égalité des chances économiques et sociales. L’histoire de l’immigration montre cependant que l’égalité des chances sociales ne peut être atteinte que sur la longue durée et le plus souvent dans la succession des générations. Mais tout au moins la possibilité théorique doit en être garantie.

C’est précisément la liberté culturelle qui, comme le montre l’exemple de l’Amérique, constitue la condition préalable la plus importante de l’intégration politique. Contrairement aux représentations encore répandues chez nous sur le "melting pot" américain, l’intégration des immigrants ne s’est faite que sur le plan linguistique et dans le cadre de la prospérité d’une société de consommation industrielle. En revanche dans le domaine qui constituait le fondement même de leur culture, leurs traditions religieuses, la liberté de confession leur fut garantie. C’est ainsi que les immigrés catholiques, luthériens, juifs, musulmans ainsi que les membres d’autres confessions ont pu conserver leur foi, la pratiquer sous diverses formes associatives et l’intégrer dans la culture de la république américaine. Malgré la diversité de leurs origines et de leurs cultures, tous ont pu devenir des citoyens américains. Et c’est précisément pour cela qu’ils sont devenus de bons patriotes américains. […]

3. Comment fonder une communauté politique en Allemagne : le patriotisme républicain ou patriotisme constitutionnel

Qu’est-ce qui en république crée l’unité politique dans et malgré la diversité culturelle ? Pour les citoyens d’une république, seule la constitution et les normes et institutions qu’elle crée s’imposent à tous. C’est pourquoi seule la constitution peut fournir le point de cristallisation et le cadre de l’intégration politique, fondant ainsi la communauté et l’unité politique. Le patriotisme républicain ne peut donc qu’être politique, c’est le patriotisme constitutionnel qui trouve son contenu ainsi que son fondement dans l’ordre républicain et ses normes.

Le patriotisme républicain est réalisé quand les institutions, les règles de procédure et les valeurs républicaines, en particulier les libertés individuelles, l’État de droit et la solidarité sociale constituent les pôles et l’horizon de l’intégration politique. Patriotisme républicain et patriotisme constitutionnel sont des concepts interchangeables.

La république est toujours à la fois un programme et une tâche. Elle s’enracine ou s’affaiblit au rythme des succès ou échecs qu’elle rencontre dans la concrétisation des institutions et valeurs qui en sont constitutives. La république est jugée à l’aune de son action. Si elle enfreint ses propres normes et que ses institutions deviennent caduques, elle perd sa légitimité.

En règle générale, les républiques naissent d’une volonté consciente en rupture avec l’histoire du pays. En tant que communautés volontaires et contractuelles ("union" ou "covenant"), elles sont plus que tout autre régime soumises à l’assentiment de leurs citoyens, au patriotisme. […]

La république de Bonn avait été conçue comme un régime provisoire jusqu’au jour où la nation allemande serait réunifiée. Comme la plupart de leurs contemporains en Allemagne et en Europe, les pères de la constitution étaient marqués par l’idéologie traditionnelle de la nation. L’article 116 de la Loi fondamentale sur l’accueil des personnes déplacées et des Allemands de souche vivant hors du territoire allemand faisait d’elle la patrie des Allemands.

Comme la partition des deux Allemagnes se prolongeait, la majorité des Allemands avait cessé de croire à la possibilité d’une réunification. Dès lors, la République de Bonn ne tirait plus sa légitimité que de la constitution. C’est dans le contexte de cette constellation historique que le politologue Dolf Sternberger a créé le concept de patriotisme constitutionnel.

Les deux guerres mondiales et leur cortège d’horreurs avaient eu raison du nationalisme allemand et de son pouvoir destructeur. La croyance en une nation allemande supérieure à toutes les autres nations et leur servant d’exemple, qui formait la base de tous les nationalismes s’était émoussée, et les derniers vestiges d’une conscience identitaire nationale furent balayés par la révélation des atrocités commises par les Allemands sous Hitler.

Bien que la nation allemande fût idéologiquement déconsidérée, les citoyens s’attachèrent à la nouvelle république. Tout d’abord, on reconnut ses succès économiques. Peu à peu, on se mit à accepter ses institutions politiques et ses valeurs. De nombreuses enquêtes montrent ce processus. Interrogés sur ce qui justifiait d’être fier d’être allemand, seuls 7 % des Allemands citaient en 1957 les institutions et les valeurs politiques ; ils étaient déjà 31 % en 1978 et 50 % en 1992. Cette tendance s’est maintenue dans les années suivantes. Lors d’enquêtes mesurant la valeur affective de la constitution, de l’économie, de la science et des arts, c’est la constitution qui arriva en tête en 1994 avec 53 % devant l’économie (47 %) et la science (35 %). Les modèles d’identification classiques nationaux et apolitiques comme "la culture allemande" (22 %), le sport (18 %), ou "la beauté des paysages allemands" (14 %) avaient de nouveau perdu de leur importance. Malgré cette évolution incontestablement profonde de la culture politique des anciens Länder, il existe encore un important déficit du républicanisme en comparaison avec les autres démocraties occidentales. Interrogés sur ce qui justifie d’être fier de leur pays, les Américains répondent depuis toujours de façon constante "les institutions politiques" avec 85 % (53 % dernièrement en RFA). Les valeurs apolitiques telles que les performances économiques (23 %), la culture nationale (7 %), l’art et la science (4 %), la beauté du paysage (5 %) occupent une place bien moins importante que dans les anciens Länder. Les résultats de l’enquête dans les nouveaux Länder sont sensiblement identiques à ceux de l’Allemagne Fédérale dans les deux premières décennies de l’après-guerre. L’économie, la science et la culture sont largement en tête devant les institutions et valeurs politiques. Ces données indiquent non seulement la persistance d’une partition politique mentale, mais aussi le travail qui reste à accomplir pour poursuivre le développement de la culture politique républicaine en Allemagne. […]

L’immigration de 7 millions d’étrangers a eu une influence décisive sur la pluralité culturelle de l’Allemagne Fédérale. Dans les grandes agglomérations comme Stuttgart ou Munich, ils représentent aujourd’hui plus de 30 % des habitants, et leurs enfants sont majoritaires dans certaines écoles. Fait remarquable et généralement ignoré, la naturalisation des étrangers a elle aussi fortement augmenté. Alors que le nombre des naturalisations stagnait de 20 000 à 30 000 par an dans les années 80, il est passé à 80 000 par an entre 1990 et 1996. Si on inclut l’immigration des Allemands de souche issus des anciens pays de l’Est, ce sont presque 1,2 million d’étrangers qui sont devenus allemands dans la période de 1990 à 1995.

En comparant ces chiffres au nombre d’étrangers qui vivent en République Fédérale, on s’aperçoit toutefois que l’Allemagne reste marquée par l’idéologie de l’homogénéité ethnique et culturelle de la nation. Selon l’article 116 de la Loi Fondamentale, les Allemands de souche dont les ancêtres ont quitté il y a plusieurs siècles le territoire germanophone possèdent de droit la nationalité allemande, bien que dans la plupart des cas ils ne parlent plus allemand et aient du mal à s’intégrer dans la société allemande actuelle. En revanche les étrangers qui ont grandi et ont été scolarisés en Allemagne, qui parlent parfois mieux allemand que les Allemands de souche issus des pays de l’Est et sont des citoyens respectueux des lois ont encore de nombreux obstacles à franchir pour acquérir la nationalité allemande. L’article 116 de la Loi Fondamentale adopté lors de sa promulgation uniquement pour permettre l’intégration politique du flot de personnes déplacées et des Allemands de souche vivant hors du territoire allemand a introduit a posteriori un élément ethnique dans la jurisprudence et le régime de l’Allemagne Fédérale.

C’est ainsi que la jurisprudence des tribunaux administratifs a jeté les bases inquiétantes d’une définition ethno-culturelle des Allemands. Dans les arrêts de naturalisation d’Allemands de souche nés hors du territoire allemand, il est exigé des requérants de "reconnaître leur germanité", le "peuple allemand" étant lui-même défini comme une "communauté culturelle nationale". On demande donc une reconnaissance d’une "culture allemande" et une acceptation des valeurs culturelles "allemandes" (Goethe ou le journal "Bild Zeitung" ?), qu’on ne pourrait ni ne serait autorisé à exiger des ressortissants allemands, et ce d’autant moins qu’une vérification objective des valeurs culturelles des citoyens d’Allemagne Fédérale produirait à coup sûr des résultats pour le moins décevants.

Les résistances politiques contre une libéralisation de la naturalisation des étrangers et la montée de la xénophobie sont alimentées en premier lieu par la raréfaction des emplois et la concurrence qui en résulte sur le marché du travail. Ce phénomène se produit aussi dans les pays d’immigration traditionnels tels que les États-Unis où lors des crises économiques, quand le travail se faisait rare, on assistait régulièrement à des explosions de xénophobie généralement suivie de restrictions apportées à l’immigration par le législateur.

Dans la crise économique que traverse actuellement l’Allemagne Fédérale, c’est moins la question de la poursuite ou non de l’immigration qui est au cœur du débat que l’intégration politique et sociale des étrangers qui vivent déjà en Allemagne. Cette intégration politique et sociale aurait des conséquences fondamentales pour l’identité politique de la République allemande. Elle symboliserait l’appropriation définitive de l’idée républicaine et l’abandon de la conception ethno-culturelle de la nation. Elle serait le test décisif de l’appropriation d’une conception républicaine de l’État et de la culture. […]

4. Le conflit sur l’appropriation de l’idée républicaine

[Dans le sillage de la réunification allemande], beaucoup ont estimé que le patriotisme constitutionnel était une abstraction intellectuelle. Selon eux, seules l’histoire et la culture nationale seraient en mesure de susciter et mobiliser des liens affectifs capables de fonder une communauté politique et un patriotisme actif. […]

La critique allemande du patriotisme constitutionnel est encore déterminée par de vagues représentations d’une nation allemande définissable par sa culture ou même par l’origine de ses citoyens qui aurait une existence prétendument objective à côté de la constitution et de ses valeurs et constituerait le véritable fondement de la communauté politique et de la loyauté civique. L’affirmation aventureuse qui en découle selon laquelle les valeurs fondamentales de la république, c’est-à-dire le droit et la liberté, sont trop abstraites pour permettre une identification à la communauté fournit la preuve que ces valeurs ne représentent pas grand-chose aux yeux des détracteurs. Au contraire, ce manque d’identification avec les valeurs politiques républicaines exprime précisément la persistance tenace des traditions provinciales anti-républicaines de la culture politique allemande. […]

Dans les républiques française et américaine, le patriotisme se fonde sur le mythe de la liberté et l’histoire du combat pour la liberté politique et les droits civiques. Les fêtes nationales en rappellent la signification. Les Allemands en revanche fêtent le jour de l’unité nationale. La trinité solennelle de l’hymne national allemand "Unité, droit et liberté sont le gage du bonheur" a été mutilée en un "jour de l’unité" et dépouillée de sa signification. L’union sans unité de la fraternité et de la solidarité, l’union sans le droit et la liberté est une notion vide de sens. Une telle union n’a pas de contenu politique, sauf à se référer à la croyance mystique du nationalisme ethnique en l’entité transhistorique éternelle que constituerait le peuple "allemand" à présent réunifié après avoir été séparé en violation du droit de tous les peuples à exister au sein d’un État. Un État allemand uni aurait été envisageable sous les auspices d’un régime communiste. Ne fêter que le "jour de l’unité" revient à falsifier le véritable conflit constitutionnel pour l’État de droit et la liberté politique et culturelle.

Les républiques se fondent et se développent par leurs actes. Elles se légitiment en faisant leurs preuves au cours de l’histoire. C’est leur patine qui leur confère prestige et dignité. Les deux États allemands qui demeurent aujourd’hui encore séparés par leurs différentes expériences historiques ne formeront un véritable État unitaire républicain que lorsque les valeurs républicaines se concrétiseront, en particulier la justice sociale. En république, unité ne signifie pas homogénéité, mais acceptation de la diversité régionale et culturelle. […]

L’État constitutionnel créé dans l’ancienne République Fédérale doit être développé et son fondement républicain élargi. Pour cela, l’ouverture de la République à l’intérieur comme vers l’extérieur sera décisive. Elle ne méritera son nom que lorsque les étrangers et les cultures étrangères seront accueillis et naturalisés.

La crise idéologique des États-Nations européens ne peut plus être ignorée. Les nations européennes se sont consolidées par des processus de polarisation réciproque, de définition d’un adversaire et d’isolement. Avec leur démantèlement dans le processus d’unification européenne, leur puissance d’intégration perd son efficacité. C’est pourquoi dans la plupart des États européens on assiste aujourd’hui à la réapparition sur la scène politique d’anciennes traditions régionales, entre autres en République Fédérale.

Il serait tragique que l’"ancienne" République Fédérale que la partition a empêchée de devenir une république "allemande" et qui est de ce fait devenu un État constitutionnel soit rattrapée par une pâle réédition de traditions nationales dépassées et soit réduite au rang d’épisode de l’histoire alors même que les États-Nations d’Europe occidentale commencent à se dissoudre. La République Fédérale ne doit pas régresser au stade de nation du XIXe siècle. Elle doit s’ouvrir à une Europe républicaine. Les républiques peuvent être fondées par un acte volontariste, leur histoire le prouve. L’histoire n’est pas nécessairement une fatalité ni une culture de la tradition, l’histoire peut être faite par les hommes.

Traduction Forum (PE)


© Tous droits de reproduction réservés