Joseph Jurt est également Membre du Conseil culturel franco-allemand.
Les identités nationales ne sont pas 'naturelles'; elles sont une
construction, ce qui ne veut pas dire une fiction. Une communauté
choisit les éléments qui peuvent servir de base pour la coexistence
de ses membres. Les éléments fondamentaux doivent garantir la cohésion
interne et la délimitation par rapport à l'extérieur. Une nation
peut se contenter d'un noyau identitaire minimal. C'est le cas pour
une nation volontaire comme la Suisse. C'est seulement la volonté
(politique) d'indépendance qui unit quatre groupes qui parlent des
langues différentes et appartiennent à des espaces culturels distincts.
Cette idée nationale extrêmement pragmatique a permis la survie
d'un petit pays au milieu d'un continent déchiré par des conflits
nationaux; néanmoins, elle pose aujourd'hui des problèmes au sein
d'une Europe unie où l'intégration et non l'isolationnisme sert
le bien commun des nations.
Les consciences nationales en Allemagne et en France, qui continuent
à jouer un rôle central en Europe, n'ont jamais été purement pragmatiques;
elles impliquaient une dimension culturelle et politique très forte.
La conscience nationale moderne s'est constituée à partir de la
Révolution Française avec le transfert de la souveraineté de la
personne du roi à l'entité collective que représente la nation.
La nation ne s'est pas définie en France par un territoire, ni par
une langue et moins encore par une race, mais de façon politique
par un contrat volontaire et par le libre consentement des citoyens.
Depuis, on s'est habitué à définir la conscience nationale en Allemagne
et en France par opposition à celle du pays voisin. La conscience
nationale s'est en effet éveillée, en Allemagne, à travers l'affrontement
au régime d'occupation napoléonien. L'opposition entre ce qui était
proprement allemand et l'étranger, incarné par la France napoléonienne,
ne pouvait pas se réclamer de structures politiques se manifestant
dans un Etat-nation. Il ne restait qu'à se fonder sur ce qui avait
été ressenti depuis le XVIIIe siècle comme déterminant pour la nation
allemande: la langue, la culture et l'histoire. Il s'agissait cependant
d'une définition contingente, parce qu'à l'opposé de la France,
un Etat unitaire n'existait pas encore.
Si l'historien allemand Meinecke a décrit en 1908 le fondement de
l'identité nationale en France et en Allemagne par l'opposition
entre 'Etat-nation' et 'Nation culturelle', on ne saurait généraliser
ce constat idéal-typique. Si la nation française s'est définie dans
et par des structures politiques, la culture n'est pas moins devenue
un de ses attributs majeurs. L'institutionalisation de la littérature
à travers l'Académie Française correspondait en même temps à un
anoblissement de la littérature et à la reconnaissance d'une fonction
normative spécifique à cette institution. En ce qui concerne le
XIXe et le XXe siècle, on peut relever une légitimation réciproque
entre littérature et République. La littérature est ainsi devenue
en France l'"expression représentative de la nation" (E.R. Curtius).
La présence littéraire dans la culture quotidienne en est un signe
évident. Les prises de position des grands écrivains comme Voltaire
et Hugo sur les grandes questions de la nation jusqu'aux interventions
collectives de la classe 'intellectuelle' depuis l'affaire Dreyfus,
témoignent de l'intégration de la littérature dans la vie sociale
française. Le critère linguistique a joué un rôle capital après
1870, lorsque les intellectuels exprimèrent l'antagonisme des conceptions
nationales dans les deux pays, devant justifier ou remettre en question
la légitimité de l'annexion de l'Alsace-Lorraine. A la conception
'objective' et culturelle de la nation politique du côté allemand
(exprimé par Mommsen et d'autres) s'opposait une conception fondée
sur la volonté des citoyens et non sur la langue et la culture (Fustel
de Coulanges, Renan). Ces définitions antagonistes étaient liées
à une situation historique concrète et ne sont que partiellement
généralisables. Fustel de Coulanges avait ainsi vu le modèle de
l'Etat-nation plutôt incarné dans la fusion entre Etat et nation
en Prusse qu'en France. Renan avait défini la nation dans sa célèbre
conférence de 1882 "Qu'est-ce qu'une nation?" par deux éléments:
d'une part, par "le consentement actuel, le désir de vivre ensemble"
qu'il traduisit par la formule célèbre de la nation comme "un plébiscite
de tous les jours" et d'autre part, par "la possession en commun
d'un riche legs de souvenirs", "l'aboutissement d'un long passé
d'efforts, de sacrifices et de dévouements."
De façon identique, la volonté politique et la tradition culturelle
semblent également être en France les éléments constitutifs de la
conscience identitaire. Les différences entre les conceptions des
deux pays sont de nature graduelle et non de principe.
On a souvent défini la conscience nationale en Allemagne et en France
par l'opposition fédéralisme / centralisme. Mais dans ce domaine
aussi une certaine convergence semble se dessiner entre les deux
pays. Si l'histoire allemande se caractérise par de nombreuses ruptures,
le fédéralisme y constitue pourtant un élément de continuité. L'Allemagne
de l'après-guerre est devenue, d'elle-même mais aussi par la volonté
des puissances d'occupation, un Etat caractérisé par une décentralisation
modérée. En dépit de leur souveraineté fiscale restreinte, les chambre
des Länder peuvent quand même fixer certaines limites au gouvernement
fédéral. Mais les faits montrent également que de nombreuses compétences
ont été transférées des Länder vers le gouvernement fédéral sous
l'influence des décisions de la Cour Constitutionnelle. Les grandes
démocraties occidentales semblent s'éloigner progressivement des
structures centralisatrices; on observe cette réalité non seulement
aux Etat-Unis avec le dualisme entre Président et Congrès, mais
également en Espagne où des régions autonomes ont été créé. Mais
on a également favorisé la régionalisation en France dès 1981. Dans
cette perspective, l'Hexagone a davantage évolué que le Royaume
Uni où les derniers vestiges de l'indépendance des autorités locales
ont été ravi sous Thatcher dans les années 80 et où des assemblées
régionales ont été accordées, seulement en septembre 1997 par le
New Labour, à l'Ecosse et au Pays de Galles. On ne saurait sous-estimer
le processus de régionalisation français qui est institutionnellement,
certes, loin de l'envergure du fédéralisme allemand. Elisabeth Dupoirier,
directrice de l'Observatoire inter-régional politique, a parlé de
la décentralisation en France comme d'une véritable révolution.
Selon elle, il ne s'agit plus d'un affrontement entre l'Etat et
des régions, ni d'une relève de l'Etat par les régions. Ce qui est
à l'œuvre aujourd'hui sur le territoire national, c'est la révolution
d'une culture de la négociation remplaçant la culture verticale
héritée de l'Etat centralisateur et uniformisateur. Ainsi, une conscience
régionale se constitue petit à petit en France. Aux frontières départementales,
on indique maintenant non seulement le nom du département, mais
aussi celui de la région. Les récentes élections régionales ont
suscité un intérêt national, même si des raisons locales n'en sont
pas exclusivement la cause. Le grand succès de deux films récents
profondément ancrés dans leur province témoigne également d'une
nouvelle sensibilité régionale. Western, roadmovie
original situé en Bretagne et Marius et Jeannette, un conte
de l'Estaque. Je pense aussi que l'ancrage émotionnel dans la région
d'origine a existé en France nonobstant les structures politiques
centralisatrices alors qu'on peut constater une grande mobilité
professionnelle et un enracinement local moindre en Allemagne à
la suite des déplacements d'après la guerre.
Des voies semblent quand même diverger quant à la conscience nationale
dans les deux pays, par exemple en ce qui concerne la relation entre
le politique et l'économique. Le sentiment d'être une force économique
importante a longtemps fonctionné en Allemagne comme substitut d'une
fierté nationale absente. Si au cours des années quatre-vingt, la
fierté des institutions démocratiques l'avait emporté sur le fierté
économique, Habermas redoutait, après l'unification, l'émergence
d'un nouvel impérialisme du Deutschemark. Ce furent, en effet, en
premier lieu des raisons économiques qui motivèrent le processus
d'unification. En Allemagne, on semble aujourd'hui laisser l'économie
prendre le pas sous prétexte de la mondialisation, qui dicte sa
loi d'envergure planétaire, à la politique nationale. Même le Président
de la République semble convier son pays à la grande course de la
globalisation, convaincu que les chances du bien-être au XXIe siècle
se retrouvent sur les grands marchés internationaux. En Allemagne,
on peut remarquer l'existence d'une grande croyance dans les bienfaits
de la logique économique. On y est convaincu que le libre jeu des
forces du marché génère également des effets positifs dans le domaine
de la création culturelle et que les subventions étatiques conduisent
à une paresse intellectuelle. Les résultats de la privatisation
de la télévision ne sont pourtant pas une preuve de la force créatrice
du marché d'un point de vue culturel. Celui qui ne veut pas se résigner
à ce que la politique cède le pas à l'économie, aboutira à des conclusions
identiques à celles formulées par Pierre Bourdieu vis à vis de la
mondialisation: la politique doit définir sa propre finalité face
à l'économie en Europe; défendre la sécurité sociale, des conditions
de travail humaines et une modération écologique. Néanmoins, le
maintien de ces standards de la civilisation européenne ne sont
pas sans incidences financières...
J'ai l'impression qu'on fait plus pour maintenir le primat du politique
en France; en tout état de cause, la conscience politique y semble
être plus aiguë. Face à la crise provoquée par les élections régionales
en mars 98 un Serge July n'a pas manqué de souligner le caractère
identitaire de la politique: "La politique en France produit l'identité
collective, pèse sur les mentalités, génère la cohésion nationale
et la singularité française. Cette religion civile est aujourd'hui
menacée." (Libération, 7 avril 1998).
En France, on est conscient que la création culturelle constitue
un bien qu'il faut protéger et qu'on ne saurait l'abandonner au
libre jeu des forces du marché comme une marchandise quelconque.
Lors d'un colloque organisé le 1er avril à la Sorbonne sur le thème
'Mondialisation et Culture' les représentants de tous les partis
français présents étaient unanimes pour estimer qu'il fallait se
battre pour défendre l''exception culturelle'. Cependant , la France
se sent un peu isolée dans ce combat qui ne semble pas préoccuper
outre mesure ses partenaires européens. Cet engagement ne mériterait-il
pas une plus grande résonance outre-Rhin?
Traduction Forum
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