Photos de Bertolt Brecht
Dans la perspective d'une réception littéraire procédant selon les
critères de l'histoire sociale, le "récepteur", qu'il soit simple
lecteur, critique littéraire ou poète créateur, est considérée comme
une personne qui agit et dont les actions sont déterminées par la
société (1). Lorsque l'on étudie Bertolt Brecht, l'analyse
de la réception axée sur l'histoire sociale mène à des résultats
proches de la réalité littéraire. Pour le cas de Bertolt Brecht,
on pourrait en effet résumer tant la réception que la production
par le titre " Processus de communication entre société et poète
" (2). Mais de fait, on devrait peut-être parler plutôt d'un
" essai de communication ", car les deux acteurs sociaux, les sujets
consommateur et producteur, ne se comprenaient pas toujours, ce
qui renvoie peut-être à deux conceptions différentes de l'action
sociale.
Cela s'est manifesté après 1945. L'exil avait interrompu ce processus
de communication. Brecht était loin d'être au centre de l'intérêt
général. Des auteurs favorisés dans le cadre de la " rééducation
" tel que Hemingway, Faulkner, Steinbeck d'un côté, et l'existentialisme
français de l'autre dominaient les milieux culturels allemands.
Ce n'est qu'en 1947 que, quittant l'exil américain, Brecht rentra
à Berlin-Est où en 1949 -les réformes monétaires des 21 et 23 juin
1948 avait déjà scindé l'économie allemande en deux zones- il fonda
avec Helene Weigel le Berliner Ensemble. La création des deux zones
économiques, suivie par la fondation de deux Etats en 1949, entraîna
également la scission de la réception de Brecht, en donnant forme
à deux interprétations, l'une spécifique de la RDA, l'autre particulière
à la RFA. La première mise-en-scène du Berliner Ensemble, celle
de Mère Courage et ses enfants, l'a bien montré qui fut célébré
comme le plus important " événement théâtral de l'après-guerre "
par la RDA alors que le succès en Allemagne de l'Ouest fut bien
moindre (3). Dans les pages qui suivent, nous allons énumérer
les étapes les plus importantes de la réception en RDA avant de
regarder de plus près les réceptions en Allemagne de l'Ouest et,
pour finir, en France.
Le premier document se rapportant à la réception en RDA est certainement
le numéro spécial de la revue Sinn und Form, consacré à Bertolt
Brecht, publié dans cette même année de 1949 et qui, en dehors de
son principal essai théorique Petit organon pour le théâtre, contenait
des commentaires sur Brecht rédigés par Herbert Ihering, Hans Mayer
et Ernst Niekisch. Vers 1951 commença le débat autour du " formalisme
" au cours duquel des textes qui ne donnaient pas une reproduction
fidèle, quasi-photographique de la réalité furent condamnés comme
" formalistes " (4). Ceci amena certains critiques à prendre
de nouveau leurs distances par rapport à Brecht. Ce n'est qu'en
1958 que les réserves contre Brecht firent place à un engouement
grandissant alors qu'en raison des événements politiques survenus
en Hongrie, la critique germanique de provenance marxiste s'était
détourné de Lukács et avait même engagé une polémique à son encontre.
L'objectif affiché était de " faire triompher la méthode brechtienne
en tant que contribution essentielle à l'esthétique marxiste-léniniste
" (5). A ce moment et pour emprunter un mot à Max Frisch,
Brecht était devenu un classique de " l'inefficacité percutante
" (6) : au débat qui opposait Brecht à Lukács, déclenché
en 1967 par Werner Mittenzwei, suivit le débat sur son statut de
" classique ". Après sa mort survenue en 1956, la RDA a fait de
l'auteur l'image du " poète national ", se servant de son oeuvre
comme d'un moyen de propagande, ce qui rendait presque impossible
une réception qui n'aurait pas obéi à des contraintes doctrinaires.
Obligés envers le socialisme, les successeurs de Brecht, comme Günter
Braun, Reiner Kunze, Wolf Biermann et Volker Braun, ne l'étaient
pas moins envers l'écriture brechtienne, sa diction sobre proche
du langage quotidien, sa précision rappelant le style des sentences.
C'est avant tout cette poésie brechtienne, appelée minimaliste par
Michael Hamburger, qui est à l'origine d'un nouveau style (7).
En affichant son intention de contribuer à construire le socialisme,
Brecht parut, en Allemagne de l'Ouest, politiquement suspect pendant
de longues années. Après l'insurrection populaire du 17 juin 1953,
la presse de la RDA ne publia que la -ainsi nommée- " adresse de
dévouement " insérée dans une lettre critique que Brecht avait adressée
à Ulbricht - nous citons : " Je ressens le besoin de vous dire aujourd'hui
combien je me sens proche du Parti socialiste unique. Bertolt Brecht
". Tout comme en 1961, après la construction du mur, ceci déclencha
alors de haineuses campagnes contre Brecht : l'hebdomadaire Der
Rheinische Merkur appela Brecht " le cas le plus honteux de littérateur
vénal de nos temps " (27 octobre 1961), lui reprochant son cynisme
et parlant de " flagrant abus de la liberté culturelle " (8).
Les polémiques, appels au boycott et leurs réalisations effectives
(en 1961 dix théâtres rayèrent Brecht de leur programme) (9)
ne purent pourtant pas empêcher que ce " classique de la modernité
" (10) connaisse en même temps une promotion en apparaissant
dans les pages des manuels scolaires.
En 1968, ce classique révolutionnaire passait avant tout pour un
révolutionnaire classique : les écrits théoriques de Brecht -qui
en 1967 furent disponibles pour la première fois, intégrés dans
les œuvres complètes publiées chez l'édition suhrkamp- servaient
de " philosophie " au mouvement d'étudiants et continuaient d'exercer
son influence, en tant que tels, dans les années 70. La campagne
au nom de " Brecht est mort " de 1978 n'y put rien changer.
Qu'adviendra-t-il de Brecht dans l'Allemagne réunifiée ? Il est
sans doute prématuré de dire si " le réalisme socialiste au théâtre
" survivra à la chute du socialisme réel. Malgré son auteur, la
charge de John Fuegi contre Brecht & Co. aura peut-être même contribué
à provoquer un nouvel intérêt. Une fois de plus, la réception brechtienne
à l'étranger s'est révélée comme élément déclenchant de campagnes
contre ou pour Brecht. En 1955, deux ans après l'insurrection du
17 juin, c'était le festival de théâtre à Paris, présentant un "
Hommage à Brecht " qui contribua non seulement à le faire connaître
par un public plus large, mais lui décerna aussi de nouveaux honneurs
: on célébra le dramaturge communiste, Prix d'Etat de la RDA (1951),
Prix de la Paix de Staline, comme un artiste mondialement reconnu
(tout en passant sous silence la lettre du 17 juin, puisqu'il y
avait aussi les vers du poème du 17 juin : " Ne vaudrait-il pas
mieux que le gouvernement dissolve le peuple pour en voter un autre
? ")
C'est tout particulièrement la France qui a contribué à la reconnaissance
internationale de Brecht. Hanns Eisler est à l'origine de la remarque
: " Vous aurez du mal à trouver deux intellectuels à Paris qui ne
vous disent dès l'abord : 'Je suis un brechtien', et qui emploient
'Verfremdung' en allemand " (11). En juin 1954, le Berliner
Ensemble avait mis en scène Mère Courage à Paris, déclenchant une
vague de publications sur Brecht qui eurent pour institution principale
la revue Théâtre populaire qui publia un numéro spécial consacré
à Brecht en 1955. Après l'éclat de la guerre d'Algérie, les dramaturges
français, plus fortement attirés par la gauche qu'avant, subirent
l'impact de Brecht (12). Les représentants du " théâtre absurde
" -Arthur Adamov, Eugène Ionesco, Jean Genet, Samuel Beckett- l'admiraient
tout autant que les existentialistes (13), peu estimés par
Brecht, autour de Jean-Paul Sartre, Henri Lefebre et Louis Althusser
d'un côté et d'Albert Camus de l'autre. L'admiration des existentialistes
changeait dans la mesure où leur attitude envers le marxisme évoluait
elle aussi, tandis que l'avocat intransigeant de Brecht qu'était
Ionesco, particulièrement sensible à toute forme de totalitarisme,
devint vite son adversaire le plus acerbe (14).
En 1964, la revue Théâtre Populaire cessa ses activités, ce qui
ne nuisit aucunement à l'intensité de la réception brechtienne.
Roger Planchon, directeur de théâtre et dramaturge, se servait des
pièces du jeune Brecht, guidé par un intérêt essentiellement artistique,
tandis que c'était pour des questions politiques qu'Armand Gatti,
Ariane Mnouchkine et André Benedetto s'intéressaient à la théorie
théâtrale de Brecht. Le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine et
la Nouvelle Compagnie d'Avignon de Benedetto dont le concept de
'théâtre politique' commençait à s'imposer dans les milieux proche
des mouvements d'étudiants de mai '68 cherchèrent à adapter les
techniques du théâtre épique afin de réaliser le projet d'une 'révolution
culturelle' élaboré au début des années 70.
Tout compte fait, ce qui vaut pour la réception de Brecht en France,
vaut pour n'importe quelle réception de Brecht : on se saisit de
ce dont on a besoin, ou, comme l'a dit Roland Barthes : " Brecht
révèle quiconque en parle " (15).
Traduction Forum
Notes
1. Vgl. Grimm, Gunter: Rezeptionsgeschichte.
Grundlegung einer Theorie. Mit Analysen und Bibliographie. München:
Fink 1977, S.5
2. Mittenzwei, Werner: Grundriss der Brecht-Rezeption in
der DDR 1945-1975. Berlin; Weimar: Aufbau 1978, S.8.
3. Ebd., S.11
4. Vgl. Erpenbeck, Fritz: Formalismus? In: Theater der Zeit
5. Mittenzwei, Werner: Grundriss der Brecht-Rezeption (a.a.O.),
S.90
6. Zit. Nach ebd., S. 99
7. Hamburger, Michael: Brecht und seine Nachfolger. In: DERS.:
Literarische Erfahrungen. Aufsätze. Hrsg. Harald Hartung. Darmstadt;
Neuwied: Luchterhand, 1981, S.106-126, hier 126
8. Zit. Nach Grimm, Reinhold: Kreuzzug gegen Brecht, in:
Haymes, Edward R. (Hrsg.): Theatrum mundi. Essays on German Drama
and German Litterature Dedicated to Harold Lenz on his Seventieth
Birthday, September 11, 1978. München: Fink 1980, S. 136-144, hier
137
9. Vgl. ebd.
10. Vgl. Hamburger, Michael: Brecht und seine Nachfolger
(a.a.O), S.106-126, hier 111.
11. Bunge, Hans: Fragen Sie mehr über Brecht. Hanns Eisler
im Gespräch. München: Rogner und Bernhard, 1972, S.150
12. Vgl. Hill, Victoria Williams: Bertold Brecht and Post-war
French Drama. Stuttgart: Akademischer Verlag, 1978, S.1.
13. Im Arbeitsjournal distanziert sich Brecht nachdrücklich
von den "Faseleien der Existentialisten", hrsg. Von Werner Hecht,
Frankfurt: Suhrkamp 1973, II, 799
14. Vgl. Hill, Victoria Williams: Bertold Brecht and Post-war
French Drama. a.a.O., S.7.
15. Barthes, Roland: Les tâches de la critique brechtienne.
In: DERS.: Essais critiques, Paris: Seuil, 1964, S.86
Bibliographie sommaire de Bertolt Brcht
- "Mère courage et ses enfants"
- l'Arche, 1983.
- "L'opéra de quat'sous", l'Arche 1983.
- "Sainte Jeanne des abattoires", l'Arche 1983.
- "Ecrits sur le théâtre", tome 1-2 - l'Arche 1972-79.
- "Les poèmes", tome 1-2 (1913-1956).
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