Peu nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, ne voient
pas dans la chaîne Arte la marque d'un succès. Je ne boude guère
le plaisir que j'ai à constater que téléspectateurs et observateurs
du monde de la télévision reconnaissent ainsi que nous avons su
relever des défis que je crois être toujours d'actualité. Celui,
d'abord, d'accorder à la culture - et à ce qu'elle recèle en termes
d'exigence et de qualité sur le plan de la production d'images -
une place importante dans le paysage audiovisuel français et de
croire en notre capacité à toucher un public très large. Le défi,
ensuite, qui consistait à créer une entreprise binationale - avec
des équipes, une direction, des instances binationales - et incarner
ainsi dans un projet vivant la volonté politique inscrite dans l'axe
franco-allemand. Enfin, il s'agissait - puisque Arte n'est pas seulement
une chaîne de télévision franco-allemande mais un projet européen
- d'illustrer la construction européenne dans une perspective qui
ne soit pas seulement économique et industrielle.
Nous vivons donc, au quotidien, une triple exigence, qui est une
triple affiliation : au service public audiovisuel, à l'amitié franco-allemande,
à la culture européenne. Ce qui recouvre un credo culturel : nous
avons la conviction que la télévision est à la fois un vecteur de
culture, sans doute celui qui est le plus à même de toucher le public
le plus large et le lieu d'une création propre, que nous travaillons
à rendre accessible aux plus nombreux. Et, de fait, sur le plan
géopolitique, un double objectif : franco-allemand et européen.
Je ne crois pas qu'il y ait là le lieu d'une distorsion.
Sans conteste, la réalité quotidienne de notre entreprise est franco-allemande.
Il a fallu apprendre à gérer un système complexe. Ce qui, outre
la question de la langue, suppose un apprentissage permanent des
habitudes de l'autre ; ce qui constitue aussi, récompense de cet
effort, un irremplaçable instrument de rapprochement et de compréhension
mutuelle. D'emblée, nous avons tous été frappés, en effet, par les
différences de modes de fonctionnement : une attitude plus spontanée,
rapide, fluide, adaptable -qui comprend une part d'incertitude et
d'inconstance - du côté français ; la lenteur des processus de décision
et la lourdeur des mécanismes de concertation - qui assurent une
très grande fiabilité - du côté allemand. Mais nous avons très vite
appris aussi ce que l'on pouvait tirer de mieux des habitudes de
l'autre, et surtout à accepter, à s'adapter et à s'enrichir de ces
mécanismes nationaux.
Cette confrontation quotidienne, ce frottement de deux cultures,
produisent également un effet sur la matière audiovisuelle que nous
travaillons. Il est sans doute plus difficile d'influer sur les
modes de création - et tel n'est pas forcément l'objectif. En revanche,
la prise en compte d'habitudes culturelles différentes induit nécessairement
un processus créatif, une gymnastique constante en matière de programmes,
qui ont débouché, par exemple, sur la création d'un journal tout
en images, le 8 1/2, inventé pour détourner la contrainte du bilinguisme,
mais dont la valeur intrinsèque est aujourd'hui partout reconnue
; ou encore, autre exemple, sur la mise en place d'une nouvelle
grille cassant les habitudes tout en s'y adaptant, en créant une
articulation novatrice autour des deux prime time avec ARTE Info,
allemand (à 20 heures 15) et français (à 20 heures 45). Plus généralement,
la confrontation de points de vue différents enrichit les grilles
d'analyse pour le choix des programmes. Bref, l'ensemble est incontestablement
fructueux, ne serait-ce que parce qu'il interdit toute paresse intellectuelle.
Mais au-delà, notre ambition européenne conduit à dépasser cette
réalité quotidienne. Ce qui se traduit par plusieurs mécanismes.
Celui des accords, d'abord, que nous avons passés avec différentes
télévisions européennes - en Belgique, en Italie, en Autriche, en
Espagne, en Suisse - et qui débouchent sur des coproductions ou
des échanges de programmes. Ces partenaires privilégiés que sont
ces télévisions publiques européennes élargissent notre cadre de
réflexion. Mais ils permettent surtout de comprendre que si la réalité
franco-allemande est celle du fonctionnement quotidien d'une chaîne
de télévision, l'ambition européenne est celle de notre diffusion.
C'est à la fois moins - parce que nous ne créerons pas une structure
européenne, multilingue et particulièrement complexe - et plus -
parce que nous avons l'ambition de participer à la création d'un
espace culturel européen et de faire ainsi de l'Europe un ensemble
véritablement vivant.
Il faut cesser de croire, en effet, que l'Europe se fera sans les
individus qui la composent, et sans considérer ces individus dans
leur vie quotidienne, c'est-à-dire aussi dans leurs pratiques culturelles.
La culture est ce qui donne chair à un ensemble social, au sentiment
d'appartenance. Imaginer que nous puissions élaborer ensemble un
patrimoine télévisuel commun et inventer un concept de télévision
qui se retrouve dans chacune des nations qui composent l'Europe
: Arte ne peut être qu'au cœur d'une telle démarche. Il s'agit moins
alors d'imaginer un programme unique, diffusé à l'identique, au
même moment, dans l'ensemble des pays - ce qui est le cas aujourd'hui
en France et en Allemagne. Mais d'inventer un réseau de télévisions
culturelles européennes, unies par une même conviction - l'importance
de la culture pour créer une communauté -, par un même souci d'exigence,
et puisant dans un même patrimoine.
Il n'y a pas de contradiction, je crois, entre les deux faces de
ce projet : Arte est bien, au premier chef, une entreprise franco-allemande,
mais elle aspire à devenir un modèle en Europe. Français, Allemands,
Européens : nous partageons cette même ambition.
|