Revue
Culture
Revue Qui est qui Synthèses Textes Institution / Elections A lire Partenaires

Sommaire
Europe
Pesc Défense
Droit
Economie
Culture
Consultez le dernier numéro...
Découvrez les livres...
Recevez un numéro...


• Entretien avec André GLUCKSMANN
"… c'est de trop de morale dont nous souffrons et pâtissons aujourd'hui. Ni la démocratie chrétienne ni les socialistes n'ont été avares de références aux valeurs. L'Europe a baigné dans la bonne idée qu'elle se faisait de ses bonnes pensées. Dans la pratique, on constate évidemment une conduite inverse. Il n'y a pas simplement opposition entre la théorie morale et la pratique profane, il existe une solidarité entre les deux ; à des valeurs vides qui font l'unanimité parce qu'elles n'engagent à rien correspond une pratique cynique et désabusée. En fait, on parle beaucoup des valeurs mais plus on en parle et moins on y croit, moins on les met en pratique et moins on leur sacrifie le bien-être quotidien". ©1999
André Glucksmann - Philosophe


Forum : Ne pensez-vous pas que les électeurs allemands ont aussi voté pour une redéfinition de la place de l'Allemagne au sein de l'Union et dans le Monde lorsqu'ils ont élu la nouvelle équipe dirigeante ? Cette approche du problème vous paraît-elle pertinente et faut-il s'en réjouir ou s'en inquiéter ?

André Glucksmann : L'électeur, en Allemagne comme en France, est moins naïf qu'il ne paraît aux doctes. Les ambiguïtés et contradictions des programmes électoraux sont trop évidentes pour qu'il s'étonne des pataquès et infidélités propres aux lendemains d'élection. Le passé de Schröder ou Lafontaine - marxiste dur en 1970, pacifiste en 1980, freinant la réunification en 1990 - est connu de tous. Et pas moins l'habitude qu'ont les leaders de la gauche d'opérer des virages à 180° sans daigner s'expliquer. Seul Joschka Fischer fait exception : il change - heureusement ! - et dit pourquoi. Pour l'essentiel l'électorat a opté pour la continuité (politique : au centre) dans le changement (biologique : une équipe " rajeunie "). Ceux qui paraissent éberlués et perdus sont plutôt les " experts ", ainsi nombre d'éditorialistes français, encombrés de questions vieilles de plus d'un demi-siècle. Est-ce que la " nouvelle " Allemagne sortie des urnes va livrer une " guerre " à la France ? Rassurez-vous bonnes gens, l'Allemagne profonde est remarquablement placide et son taux (démographique) de dépopulation la garantit contre toute humeur belliqueuse, même purement verbale. Autre fausse question parisienne : qui est vraiment de gauche outre-Rhin ? C'est supposer témérairement qu'il existe une définition européenne de la " gauche ", comme si à Berlin comme à Paris chaque arrondissement ne cultivait la sienne en excluant toutes les autres.

Lorsque l'Europe sociale-démocrate - puisqu'à l'exception de l'Espagne tous les gouvernements sont peu ou prou socialisant - s'est réunie pour la première fois à Vienne, elle s'est montrée particulièrement peu productive. Il faut rappeler que l'actuel chancelier a lui-même fait remarquer que l'ensemble des têtes pensantes européennes avait consacré deux fois plus de temps au "grave problème" des duty-free qu'à celui de la crise Russe et au fait qu'il y a actuellement en Russie quarante millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Cette manière assez myope, assez peu réaliste et assez peu morale d'envisager l'avenir émerge aujourd'hui au point qu'il semble impossible d'appréhender au travers de la victoire des socialistes et des verts allemands un programme ou une perspective précise.

Forum : La construction européenne s'accélère mais les européens se reconnaissent difficilement dans le nouveau statut qui leur a été conféré de " citoyen européen ". Cette non-reconnaissance ne provient-elle pas en partie de l'absence d'un véritable débat intellectuel et philosophique sur le sens de la construction européenne ? Ce débat est-il vraiment possible et opportun ?

A. G. : Oui bien sûr mais les discussions ne se décrètent pas. Elles ont lieu lorsque l'on ne s'y attend pas. Il y a quelque chose de spontané dans une discussion qu'il faut respecter. Je dirais tout d'abord que parler au nom du peuple me paraît toujours abusif. Je me demande d'ailleurs si les dits peuples d'Europe sont à ce point déterminés ; ils m'apparaissent partagés et hésitants comme la plupart des leaders. On constate qu'ils ne prennent pas véritablement part au débat et que ce débat est actuellement conduit par deux générations, qui me semblent affligées de défauts constituant le revers de leurs qualités. Ces deux générations - la première étant plutôt démocrate-chrétienne et la seconde plutôt socialisante - ont édifié l'Europe à partir de 1945 et ont très bien travaillé à l'intérieur de chaque pays ; elles ont véritablement construit une Europe prospère et démocratique dont nul n'aurait parié l'existence à la fin de la guerre au regard du champ de ruines qu'était l' Europe occidentale. Ce beau travail a un revers : les générations en question ne se sont jamais souciées du monde extérieur. Elles étaient bien entendu au courant de la guerre froide ; le rideau de fer était même le fondement de l'union de l'Europe occidentale. Mais le sort du monde demeurait réglé à l'extérieur par Washington et Moscou. Ainsi, une certaine irresponsabilité, une incompétence et un manque d'intérêt caractérisent ces générations dès qu'il s'agit des questions mondiales. Des positions idéologiques ont bien émergé mais elles étaient plutôt négatives et conduisaient la plupart du temps à se retirer du monde ; on peut citer pour exemple le grand mouvement anti-colonialiste qui a toujours consisté à se retirer à grande vitesse sans se soucier de ce qui arriverait par la suite aux peuples émancipés. Ainsi, la tragédie des grands lacs et en particulier le génocide des Tutsis de 1994 n'a pas suscité l'émotion habituellement manifestée par l'opinion anti-colonialiste et pro-africaine. Ce repli sur nous-même relève très rapidement de l'égoïsme et de l'irréalisme tant il paraît ô combien contestable aujourd'hui de vouloir vivre dans une bulle, choix qui semble néanmoins être celui retenu par nos élites d'Europe occidentale.

Forum: L'impuissance de l'Union face à des drames humanitaires qui se déroulent à ses frontières ne pose-t-elle pas la question des valeurs censées sous-tendre la construction européenne ? Plus exactement, ces valeurs n'ont-elles pas pour défaut de ne se présenter que comme des valeurs, faisant appel à une sorte de conscience morale européenne introuvable et, de ce fait, inefficace ? En d'autres termes, les partisans d'une vision éthique de l'idée européenne n'auraient-ils pas aussi intérêt à donner un contenu politique et non uniquement moral à ces valeur ?

A. G. : J'approuve votre question, c'est de trop de morale dont nous souffrons et pâtissons aujourd'hui. Ni la démocratie chrétienne ni les socialistes n'ont été avares de références aux valeurs. L'Europe a baigné dans la bonne idée qu'elle se faisait de ses bonnes pensées. Dans la pratique, on constate évidemment une conduite inverse. Il n'y a pas simplement opposition entre la théorie morale et la pratique profane, il existe une solidarité entre les deux ; à des valeurs vides qui font l'unanimité parce qu'elles n'engagent à rien correspond une pratique cynique et désabusée. En fait, on parle beaucoup des valeurs mais plus on en parle et moins on y croit, moins on les met en pratique et moins on leur sacrifie le bien-être quotidien. L'Europe, si l'on considère son histoire, ne s'est jamais entendu autour de valeurs positives. Depuis que la Grèce antique a lancé le coup d'envoi de l'aventure européenne, notre continent n'a jamais été uni autour d'une unique table de valeurs ; l'Europe n'a jamais pu définir le bien commun d'une seule et même voix. Quand elle était grecque, l'Europe disposait de deux cents définitions du souverain bien et autant de constitution que les cités grecques cultivaient avec égoïsme, honneur et sens de la guerre. Lorsque l'Europe fut chrétienne, elle fut trois fois chrétienne c'est-à-dire deux fois de trop. Elle s'est livrée à des affrontements internes qui furent en réalité des guerres civiles, des schismes et des disputes homériques entre l'Empereur très chrétien et le pape non moins chrétien. Lorsque l'Europe est devenue celle des nations, elle n'en est pas moins restée aussi belliqueuse et polémique. Donc, l'idée que l'Europe pourrait subitement s'unir, par je ne sais quel miracle, autour de valeurs traditionnelles qui, dans la tradition, n'ont jamais uni l'Europe, me paraît complètement saugrenue et ridicule ; cette idée est néanmoins souvent professée par de nombreux sages européens.

En revanche, si l'on considère les moments où l'Europe a affiché une certaine unité, on constate que c'est contre une adversité, une menace commune ; l'Europe ne s'est pas unie "pour", elle s'est unie "contre". La dernière fois c'était contre le danger venu de l'Est, à l'ombre du rideau de fer. Cette menace commune aux Etats européens a constitué le ciment de la réconciliation franco-allemande et de l'unité européenne. Le problème est aujourd'hui de définir ce contre quoi nous aurions secondairement des valeurs communes. Autrement dit, nous avons besoin de valeurs positives qui se présentent comme la conséquence de risques partagés, d'un gouffre que nous trouvons utile et moral d'éviter en commun ; un risque à courir ensemble... Or, il semblerait que le mal commun s'est évanoui depuis la chute du mur de Berlin puisqu'il n'y a plus un empire menaçant ; Satan aurait disparu! Le problème n'est pas de remplacer un Satan par un autre, c'est-à-dire de fantasmer un danger unique qui menacerait l'Europe, mais d'essayer de penser, faute d'un adversaire, des adversités. Je retiendrais deux exemples. Premièrement, ce qui se passe dans la moitié Est de l'Europe concerne directement l'avenir de l'Europe occidentale ; nul ne sait ce qui peut arriver à Moscou dans deux semaines, dans deux ans ou dans vingt ans. Pour le moment, la Russie se trouve dans une situation que je qualifierais de "Weimarienne". Il y a des risques de dictatures rouge-noir, c'est-à-dire, issues des débris du communismes ou des résurgences du fascisme, du nationalisme, de la haine raciste… Il y a donc péril en la demeure si l'on définit la demeure comme étant constituée de l'ensemble des pays d'Europe et pas seulement de ceux d'Europe de l'Ouest. Deuxièmement, il y a au Sud de l'Europe - dans toutes les régions bordant la rive sud de la Méditerranée - des menaces de terrorisme, de dictature et en particulier d'un terrorisme islamiste. On ne peut donc pas dire que l'Europe vive dans la perspective d'une tranquillité durable. Cette situation définit des intérêts vitaux communs, une possibilité de s'unir qui est néanmoins, pour l'instant, systématiquement escamotée. On pratique la politique de l'autruche ; cette attitude revient tout simplement à remettre toutes les clés de notre destin entre les mains des Etats-Unis. Ainsi, il a fallu attendre que les américains veuillent bien s'installer à terre en ex-Yougoslavie pour mettre fin en quelques jours à un massacre qui a duré quatre ans. Si l'Europe avait disposé d'une volonté suffisante, elle aurait pu sauver les deux cents mille européens qui sont morts pendant ces années de guerre. La question toujours ressassée du rapport entre l'Europe et les Etats-Unis est le type même de faux problème. Dans la mesure où l'Europe se soucierait de ses propres intérêts - à savoir ce qui se passe à Moscou, au Kosovo ou ce qui se passe à Alger - elle pourrait éviter de remettre les clés de son destin entre les mains des Etats-Unis. Mais, dans la mesure où elle prétend vivre dans une bulle sans se soucier véritablement du monde extérieur, elle délègue toutes ses responsabilités aux américains.

Forum : Sur un plan plus philosophique, au nom de quoi l'Europe peut-elle se poser en "gardienne de la démocratie" ou des "droits de l'Homme" ? Peut-on parler à la fin du XXe siècle d'un "modèle démocratique européen" spécifique qui permette aux peuples qui la composent de s'ériger en tuteur des autres nations ?

A. G. : Tuteur, non. Mais je crois que l'Europe a un message original.

L'Europe détient une carte qu'elle se refuse néanmoins à jouer. Le problème est que l'Europe se veut une seconde Amérique, même lorsqu'elle s'oppose à l'Amérique. Tout l'anti-américanisme européen ne consiste qu'à rêver encore plus que les américains, d'être les meilleurs, les purs et finalement, sinon le pays de Dieu, du moins celui de l'Homme dans le sens où le conçoit la Déclaration des Droits de l'Homme (idée paradisiaque d'un Adam ayant échappé au pêché originel). Cet idéalisme, partagé par les américains et par les anti-américains d'Europe, me paraît tout à fait dangereux. Il y a autre chose dans l'histoire européenne ; nous vivons par exemple dans l'idée que l'homme ne se définit pas, que nous avons chacun une certaine définition de l'homme - religieuse ou laïque, de gauche ou de droite, philosophique ou littéraire - et qu'ainsi, il existe autant d'acceptions que d'hommes, mais qu'en revanche nous pouvons nous unir, nous entendre, non sans mal néanmoins, sur l'inhumain. L'expérience de l'inhumain est plus universelle que l'expérience de l'humain. L'expérience de l'humain n'est que la résistance à l'inhumain. Au début du siècle l'Europe éclairée ne se doutait pas qu'elle était capable de ré-instaurer l'esclavage au cœur même de notre continent avec une brutalité sans précédent. Elle ne se doutait pas qu'elle serait capable d'inventer des guerres plus cruelles que toutes les guerres de l'Histoire. Elle ne se doutait pas non plus qu'elle exporterait sur toute la planète des révolutions plus sanglantes que tout autre révolution antérieure au XXe siècle. Ainsi, l'Europe s'est abusée. Je crois que le côté spirituel et la force de l'Europe sont le produits de ces douloureuses expériences.

L'idée européenne est celle de la laïcité, celle de la différence entre la vie privée et la vie publique, entre les églises et l'Etat, entre l'homme et le citoyen. Ces distinctions sont à mon avis aujourd'hui fondamentales. En effet, on assiste actuellement sur toute la planète à l'extension d'une troisième vague de totalitarisme ; alors que la première vague consistait à tuer au nom de la race et la deuxième au nom de la classe ou de l'histoire, la troisième vague consiste à avoir tous les droits de tuer au nom de Dieu. Cela vaut pour le monde musulman mais peut devenir extrêmement contagieux puisqu'on a vu un docteur juif intégriste massacrer des musulmans en prière à la mitraillette en leur tirant dans le dos ou l'assassinat de Rabin ; je sais que l'hindouisme peut, lui aussi, manifester une intolérance et un intégrisme redoutables. Bref, toutes les religions du monde sont à même de contracter cette affreuse peste qu'est le fanatisme. Nous sommes donc à l'heure des possibles guerres de religion. L'Europe moderne s'est construite contre les guerres de religion. La guerre de Trente ans pour l'Allemagne, les guerres de religion sous François 1er et Henri II en France…. Il y a donc une expérience européenne de l'intolérance et du fanatisme que les Américains n'ont pas dans leur histoire.

L'histoire de l'Europe, c'est l'expérience de Thucydide au travers de la guerre du Péloponnèse, c'est Montaigne qui réfléchit sur les moyens de mettre un terme aux guerres de religion et c'est aussi l'histoire du XXe siècle dans la mesure où l'on veut bien la réfléchir. Les populations en ont tiré quelques conséquences non négligeables, en particulier en ce qui concerne la démocratie. La possibilité de changer le gouvernement par le vote et la garantie de l'alternance donc le respect de la minorité constituent une barrière efficace (même si elle n'est pas parfaite!) à ce type de dérive.

Bibliographie

- "Le Bien et le Mal - Lettres immorales d'Allemagne et de France" - Robert Laffont, 1997.
- "De Gaulle, où es-tu" - Lattès, 1994. - "La Fêlure du monde" - Flammarion, 1994.
- " Descartes, c'est la France" - Flammarion, 1987.
- "La force du vertige" - Grasset, 1983.
- "La cuisinière et le mangeur d'hommes" - Seuil, 1975.
- "Le discours de la guerre" - l'Herne 1967, rééd. Grasset, 1980.


© Tous droits de reproduction réservés