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Quelques conditions de développement d'une
politique européenne de sécurité et de défense
L'édifice futur de la sécurité européenne, s'il doit être construit, demeure encore à l'état de chantier. On ne peut dissocier à cet égard ce qui relève du champ de l'Union Européenne et ce qui concerne l'Europe dans son ensemble, ou une éventuelle Europe-Puissance de l'actuelle Europe-Espace. La constitution de la première ne peut se faire que dans le cadre de la seconde, en s'incorporant dans ses perspectives sinon dans ses institutions. Il est juste de reconnaître que l'on ne voit pas encore le dessein général. ©1997
Serge SUR - Professeur à l'Université Paris II - Assas - Directeur de l'AFRI (Annuaire Français des Relations Internationales)


Il faut dépasser les approches trop pessimistes ou pessimistes de la situation actuelle de la sécurité en Europe, ou plutôt les concilier : l'optimisme est certainement dangereux, mais le pessimisme est irréaliste. L'optimisme est dangereux parce qu'on ne saurait jamais oublier que, dans ces domaines, il faut toujours raisonner sur la base de la pire hypothèse, être prêt à envisager la survenance du scénario le plus redoutable, ne serait-ce que pour prévenir sa réalisation.

En revanche, le pessimisme veut ignorer les progrès essentiels qui se sont produits depuis l'apparition des Communautés européennes. Elles ont été conçues, en dépit d'un détour économique, comme un instrument visant à établir une paix structurelle entre les anciens ennemis, à rendre entre eux une guerre future non seulement impensable mais impossible. On ne saurait dès lors mettre en cause la capacité des pays européens de trouver en eux les principes et les ressources qui permettent l'organisation de leur propre sécurité.

L'édifice futur de la sécurité européenne, s'il doit être construit, demeure encore à l'état de chantier. On ne dissociera pas à cet égard ce qui relève du champ de l'Union européenne et ce qui concerne l'Europe dans son ensemble, ou une éventuelle Europe puissance de l'actuelle Europe espace. La constitution de la première ne peut se faire que dans le cadre de la seconde, l'incorporer dans ses perspectives sinon dans ses institutions. Il est juste de reconnaître que l'on ne voit pas encore le dessein général. Certes, le bilan actuel est loin d'être négligeable. Il est même important. Mais l'essentiel reste à faire.

1 - L'importance du bilan déjà acquis peut s'apprécier en termes de perceptions, de positions et d'instruments.

- Les perceptions ont évolué en ce sens que le besoin d'une politique commune est de plus en plus ressenti, même s'il est ressenti par le vide. Les désastres de l'ex-Yougoslavie en particulier en ont cruellement illustré la nécessité autant que l'absence. Dès lors il n'existe plus de questions tabou, tout peut faire l'objet de discussions et l'espace virtuellement ouvert à la coopération en est indubitablement élargi.

- Les positions se sont rapprochées sur de nombreux points, qu'il s'agisse de la non prolifération des armes de destruction massive, de l'interdiction complète et définitive des essais nucléaires, du rapprochement entre la France et l'OTAN, de l'élargissement de l'Alliance, de la possibilité désormais ouverte à l'Allemagne de participer à des actions militaires extérieures, de la coopération menée au sein de l'IFOR, du processus de paix au Proche et Moyen Orient. Certes, ce rapprochement reste limité et fragile.

- Des instruments nouveaux sont venus concrétiser cette évolution. Ils en soulignent tout autant les limites. L'Eurocorps ne regroupe que quelques Etats, et on pourrait soutenir qu'il soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. Sur le plan juridique, on a un peu le sentiment qu'il s'agit d'un passe-murailles, que l'on s'efforce de l'organiser et de le développer d'une façon en quelque sorte virtuelle, en ne changeant que le minimum des règles et pratiques existantes. Surtout, il soulève un problème fondamental d'articulation entre le politique et le militaire. Comment se défendre de l'impression que, jusqu'à présent, l'Eurocorps est un symbole politique plus qu'un outil militaire ? En d'autres termes, on a voulu apporter une réponse militaire symbolique à un problème politique de fond qui n'a pas été résolu.

Ce problème, c'est celui d'une conception commune de la sécurité et des actions qu'elle peut impliquer. Or cette conception n'existe pas vraiment. Sur un plan paneuropéen, la notion de sécurité coopérative peut avoir des perspectives prometteuses. Sur le plan de l'Union européenne, elle n'est pas adaptée puisqu'il s'agit d'aller au-delà. Il ne s'agit pas seulement du rôle stabilisateur et préventif que remplit l'Union. Il s'agit de définir un cadre d'actions communes, de leurs motivations, de leurs finalités, de leurs moyens. Il ne sert à rien de disposer d'un outil si l'on n'a pas une vision commune de ses fonctions et de l'opportunité de son emploi. A cet égard, au-delà de l'inertie des pays neutres ou neutralistes, on doit constater qu'existent des appréciations différentes entre les principaux Etats sur, par exemple, la portée des opérations de maintien de la paix. L' " accord de Nuremberg " est certes un pas utile, mais il n'est qu'une amorce.

Au surplus, doit-on ramener la sécurité à la défense ? C'est là une approche trop étroite. La sécurité présente beaucoup d'autres aspects, entre autres une dimension préventive, une dimension économique, une dimension politique. Elles ne sont pas sans liens : un exemple de l'articulation entre défense, économie et politique, est fourni par les efforts en faveur d'une restructuration des industries de défense, et par la recherche de coopérations européennes à cette fin. On peut également songer aux coopérations dans le domaine de la technologie avancée, comme l'espace. Si ces efforts aboutissent, ils donneront une substance nouvelle et concrète à l'identité européenne.

2 - Dès lors, l'essentiel reste à faire. Au-delà même d'une conception, sinon commune, du moins cohérente de la sécurité et de la défense, la question reste posée de l'existence de l'Europe en ces domaines. Cette existence, on peut l'envisager sur trois plans : par rapport à l'Europe elle-même ; par rapport aux Etats-Unis ; par rapport au reste du monde.

- Par rapport à elle-même, l'Europe doit définir son contenu, ses limites et plus profondément sa nature. Il lui faut ainsi déterminer l'extension de sa configuration géographique, les critères, le rythme de l'élargissement. Il lui faut convenir des mécanismes de prise de décision, en sachant s'accommoder des différences de capacité et d'attitude de ses membres - ceux qui, neutres ou neutralistes, souhaitent rester à l'écart, ceux qui à l'inverse sont prêts à participer à des coopérations renforcées.

Surtout, la question de fond est celle de la légitimité de l'Europe. Elle ne peut s'exprimer par des processus bureaucratiques, technocratiques et au mieux gouvernementaux. Elle doit dépasser les procédures opaques, confidentielles, voire secrètes, déborder du cercle des experts et techniciens. Si la défense suppose l'engagement moral et physique des populations, elle requiert leur adhésion civique. Elles doivent savoir au nom de quoi et pourquoi on les engage, au nom de quoi on leur demande éventuellement l'impôt du sang. Peut-on combattre et mourir sous un drapeau européen ? Au nom de quelle légitimité ? Au-delà des dispositifs et d'une sorte de meccano administratif et militaire, les juristes connaissent bien l'importance décisive de la légitimité, qui domine au fond l'ensemble du droit public.

Or la légitimité de l'ensemble des partenaires est démocratique et sa traduction commune est celle de l'Etat de droit. Il est souhaitable que les deux convergent car l'Etat de droit n'est qu'un leurre si ce droit n'a pas un fondement démocratique. Force est de constater que l'apport des eurojuristes et des technojuristes est à cet égard insuffisant. L'Allemagne, pour des raisons qui lui sont propres, a entamé avant les autres cet effort sur elle-même, à l'occasion de débats d'ordre constitutionnel. C'est non seulement d'une adhésion démocratique de principe que l'Europe a besoin mais d'une démocratisation plus concrète de ses institutions et de leur dynamique.

- Par rapport aux Etats-Unis, les équivoques sont actuellement multiples. Il est clair que toute affirmation, tout progrès dans la construction d'une vision européenne de la sécurité se traduira pas un autonomie accrue à l'égard des Etats-Unis. Non qu'il s'agisse de leur retrait, que personne ne souhaite. En même temps, chacun convient que l'OTAN doit rester, tant sur le plan politique que militaire, le cadre de la présence américaine. L'évolution nécessaire de ce cadre dépend des membres européens de l'Alliance et des Etats-Unis eux-mêmes. Du côté européen, le rapprochement de la France facilite les choses. Mais la France ne revient manifestement pas, si l'on peut dire, en chemise et la corde au cou. Elle semble souhaiter un véritable partenariat Europe - Etats-Unis, qui suppose que ses partenaires européens rejoignent cette conception.

La question, vue d'Europe, est donc de savoir quel degré d'autonomie les pays européens sont prêts à demander ou à accepter. Vue du côté américain, elle est de savoir quelle distanciation, quelle capacité de décision et d'action autonome les Etats-Unis sont disposés à consentir, voire à encourager. Une longue tradition voit dans l'OTAN un instrument de domination et de contrôle américain sur l'Europe occidentale. Il faut à cet égard souhaiter que l'élargissement ne fasse pas des nouveaux membres d'Europe centrale de simples satellites des Etats-Unis. Ce ne serait pas un grand progrès si l'affirmation d'une identité de sécurité européenne en faisait simplement un relais de l'hégémonie américaine, lui permettant de s'exercer à moindres coûts financiers, militaires et politiques.

Cette ambiguïté ne sera sans doute pas simple à lever, mais elle le sera d'autant moins que l'Europe ne se présentera pas comme une interlocutrice parlant un seul langage. Un exemple illustre le défaut d'une position commune à l'égard des Etats-Unis, même s'il excède à la fois les problèmes de sécurité et le cadre de l'OTAN : c'est celui de la reconduction de M. Boutros Ghali comme Secrétaire général des Nations Unies. On peut penser que les Etats-Unis n'auraient pas pu prendre une position unilatérale aussi tranchée si l'Europe puissance, dont les membres virtuels sont collectivement, et de loin, les premiers contributeurs à l'organisation, avait existé.

- Quant au reste du monde, on peut soulever ici, parmi beaucoup d'autres, la question de l'articulation entre les responsabilités des Etats européens individuellement considérés et celles qui pourraient incomber à une Europe devenue entité collective sur le plan de la sécurité. On sait que l'admission de l'Allemagne comme membre permanent du Conseil de sécurité fait l'objet d'un large accord, que le principe en est admis en fait et que ce n'est pas ce point qui retarde l'élargissement de la composition du Conseil. L'Europe en retirera à coup sûr un surcroît d'influence mais aussi de responsabilités. Elles ne feront pour autant pas disparaître les responsabilités historiques spécifiques d'autres membres permanents, comme le Royaume-Uni ou la France. Ces responsabilités ne peuvent être facilement ni européanisées ni jetées par dessus bord.

* * *

En toute hypothèse on peut penser que ce processus d'élaboration d'une politique européenne de sécurité et de défense, qui empruntera des formes juridiques diverses et probablement en partie inédites, sera long. Pour qu'îl en soit autrement, et à défaut d'un principe organisateur quî n'est ni défini intellectuellement ni politiquement accepté, il faudrait l'urgence d'une crise appelant des réponses immédiates et des sauts qualitatifs. On peut au demeurant craindre qu'elle n'ait l'effet inverse d'un processus de décomposition, tant les amorces demeurent fragiles.

En contrepartie, la lenteur même des progrès indique que ces questions ne sont pas pour l'instant prioritaires. L'Europe puissance ne peut sans doute s'affirmer qu'à travers une série d'étapes successives, chacune d'elles comportant une priorité et une seule. Dans l'immédiat c'est la monnaie unique qui constitue cette priorité. Une sorte d'empirisme organisateur paraît présider à la détermination de ces étapes, et ce n'est pas une si mauvaise méthode. On sait bien au surplus que, à l'arrière-plan, le souci de paix et de sécurité demeure la raison cachée et comme l'obsession silencieuse de la dynamique européenne.


Bibliographie

- Droit international public - (avec J. Combacau) - Précis Domat, Montchrestien, 3ème éd. 1997
- Le droit internationale des armes nucléaires: évolutions récentes - Journée d'étude de la SFDI, 1997
- Relations internationales - Précis Domat, Montchrestien, 1993

- Le système politique de la Vème République - PUF, coll. Que sais-je?, n°1928, 4ème éd 1991
- La coutume internationale - Litec 1990
- La vie politique en France sous la Vème République - Précis Domat, Montchrestien 1977, rééd. 1982

- L'interprétation du droit international public - LGDJ, 1974 (épuisé)


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