Joseph Rovan est également Président du Bureau International
de Liaison et de Documentation et Directeur de "Documents".
1) Il n'y
aurait pas eu de Traité de l'Elysée si Foster Dulles avait continué
à diriger la politique extérieure américaine. La mort du Secrétaire
d'Etat et l'accession de Kennedy à la présidence ont ébranlé la
confiance quasi absolue que Konrad Adenauer faisait à l'Amérique.
La recherche d'un accord avec l'Union soviétique risquait à ses
yeux d'entraîner Washington à des conséquences dont l'Allemagne
finirait par payer la note. Mais c'est au sein de l'Alliance atlantique
que le vieux Chancelier voulait en quelque sorte renforcer un contre-poids
européen, ce qui à l'époque, signifiait en fait franco-allemand.
C'était oublier dans une large mesure la manœuvre de 1944 qui avait
abouti au Traité franco-soviétique - pour dégager quelque peu la
France de l'écrasante dépendance envers les USA. Pour De Gaulle
l'Allemagne, incapable de jouer un rôle de puissance autonome, en
s'engageant dans des liens directs et particuliers avec la France,
apporterait à celle-ci un soutien matériel considérable qui lui
permettrait, comme tête et guide de l'entente franco-allemande,
d'introduire plus d'égalité aux rapports avec les USA.
2) Cependant il semble bien que Paris n'ait pas eu, en s'engageant
sur la voie d'une entente étroite avec l'Allemagne, une vision exacte
de la situation du vieux Chancelier et des limites qu'elle imposait
aux engagements qu'il était susceptible de prendre.
Le Chancelier en effet avait déjà dû prendre l'engagement de se
retirer du pouvoir avant la fin de l'année en cours (1963). Cette
décision lui avait été arrachée par les Libéraux qui, pour refaire
coalition avec la CDU, après que celle-ci eut perdu la majorité
absolue aux élections de 1961, et à défaut d'obtenir dès l'abord
la désignation d'un nouveau Chancelier, avaient imposé son départ
à mi-course de la législature. Or les Libéraux étaient dans leur
grande majorité très étroitement attachés à l'Alliance dirigée et
même dominée par les Etats-Unis. Dans l'ensemble ils nourrissaient
peu d'estime et de confiance pour la France, et encore moins pour
la France de De Gaulle soupçonnée de rechercher un équilibrage du
côté soviétique. Sur ce plan le successeur désigné du vieux Chancelier,
le professeur Erhard ministre très populaire de l'Economie ("le
père du miracle allemand") pensait exactement comme les Libéraux.
La méfiance envers les penchants d'Erhard en matière de politique
extérieure avaient d'ailleurs pour une large part animé les tentatives
d'Adenauer pour écarter de la succession un homme dont il pensait
qu'il était en quelque sorte congénitalement incapable de concevoir
une action qui, sur le plan international, continuerait l'œuvre
du Rhénan. Mais Erhard, de plus en plus, représentait et exprimait
mieux que le "vieux" les sentiments de la grande majorité de la
CDU qui donnait, comme auparavant, une large priorité au maintien
des liens privilégiés qui s'étaient tissés entre l'Allemagne fédérale
et les Etats-Unis. Dans la classe politique allemande très peu nombreux
étaient ceux qui jugeaient nécessaire de rééquilibrer la dépendance
envers l'Amérique par un rapprochement à la France gaullienne. Une
certaine dépendance, et même une dépendance certaine envers les
USA apparaissait à la grande majorité des politiques - et de l'opinion
publique - en Allemagne comme plus rassurante, plus justifiée et
plus "payante" qu'une liaison avec une France aux moyens limités
et affaiblie par l'interminable Guerre d'Algérie, qui avait été
fort impopulaire en Allemagne. Sans l'accord de 1962 avec les gens
du FLN la France n'aurait jamais pu entraîner l'Allemagne dans le
Traité de 1963.
3) La faiblesse de la position du Chancelier apparut clairement
quand le Bundestag assortit le Traité d'un Préambule qui, par rapport
aux intentions du Général De Gaulle, lui enlevait l'essentiel de
sa valeur. La grande majorité de l'opinion allemande et de la classe
politique ne partageaient pas les craintes que les initiatives et
les passivités de Kennedy inspiraient au Chancelier. Entre les mains
du Chancelier Erhard et du ministre des Affaires étrangères Gerhard
Schröder qui n'avait suivit Adenauer qu'avec beaucoup de réserve,
le Traité perdait le sens dont De Gaulle l'avait chargé. D'où la
fameuse phrase sur la vie des roses - l'espace d'un matin. Sans
entraîner l'Allemagne De Gaulle accentua alors sa politique de dégagement
: la chaise vide à Bruxelles et la sortie des structures intégrées
de l'OTAN accentuèrent l'isolement de la France alors que l'achèvement
de la "montée atomique" soulignait la différence entre la prétention
de la France à un rôle mondial et l'humilité volontaire avec laquelle
la République fédérale s'abstenait de toute prétention à un rôle
autonome. Erhard et Schröder auraient volontiers accepté le départ
des troupes françaises du territoire allemand. C'est encore le vieil
Adenauer à travers l'action de son fidèle lieutenant, le ministre
fédéral Heinrich Krone jouant pour lui le rôle d'observateur au
sein du cabinet Erhard, qui réussit à empêcher ce geste de rupture.
4) La solidité du traité (nous venons d'assister à la 70e Conférence
franco-allemande au "sommet") comme instrument d'élaboration de
positions communes, comme cadre pour des ententes et pour des coopérations
de plus en plus étroites (à travers des initiatives comme l'OFAJ
ou, tout dernièrement à Weimar, la création de l'Université franco-allemande
- mais aussi la Brigade mixte et l'Eurocorps) prouve que, par-delà
les intentions immédiates de part et d'autre, les "pères" du Traité
de 1963 avaient, chacun à sa manière, appréhendé la nécessité fondamentale
d'une entente franco-allemande qui seule peut donner à nos deux
pays et à travers eux à l'Europe la possibilité de jouer un jeu
autonome, à l'intérieur de l'Alliance atlantique comme dans le monde
du XXIe siècle dominé par de très grandes puissances. Il est rare
de voir dans l'histoire politique un échec aussi éclatant produisant
des succès aussi durables. Par ailleurs en examinant l'état des
relations franco-allemandes 35 ans après la signature du Traité
l'on retrouve aussi des permanences d'attitudes qui continuent à
rendre difficiles les relations bilatérales. Il suffit de penser
ici aux avancées et reculades de la politique française vis-à-vis
des instances de l'OTAN ou aux décisions isolées, indépendantes
concernant par exemple la suppression du service militaire. Mais
on retrouve aussi, plus fortes que jamais, les nécessités qui ramènent
toujours à nouveau la France et l'Allemagne à des positions et propositions
communes.
Bibliographie
- "Mémoire d'un Français qui se souvient d'avoir été Allemand"
- Ed. Seuil, 1999.
- "Bismarck, l'Allemagne, et l'Europe unie - 1898 - 1998 - 2098"
- Ed. Odile Jacob, oct. 1998.
- "L'histoire de l'Allemagne des origines à nos jours" -
Ed. du Seuil, 1994.
- " Citoyens d'Europe" - Ed. Robert Laffont, 1992.
- "Le Mur et le Golfe" - Ed. de Fallois, 1991.
- "Les comptes de Dachau" - Ed. Julliard 1987, rééd. le Seuil
1993.
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