Quand Maurice
Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères, annonce au
Conseil des ministres du 3 janvier 1963 que le chancelier Adenauer
viendra le 21 signer à l'Elysée le traité d'amitié franco-allemande,
le seul commentaire du général de Gaulle est : " Nous allons faire
à deux ce que les Belges et les Hollandais nous ont empêchés de
faire à six. Mais ces deux-là comptent plus que les quatre autres
réunis. "
Ce qui avait été ainsi empêché, c'était le plan Fouchet, c'est-à-dire
l'établissement d'une coopération politique organique entre les
Etats - formule que les intransigeants du fédéralisme avaient réussi
à écarter. Pour de Gaulle, il s'agissait donc de donner l'exemple.
Il me dit le 23 janvier : " La coopération politique européenne
ne se fera pas si l'Allemagne et la France ne coopèrent pas essentiellement
(je l'entends détacher le mot). Il était donc logique de commencer
par le commencement. "
Essentiellement, cela veut dire qu'il faut sortir de l'horizon des
diplomates. Ce sont les Français et les Allemands qu'il faut rapprocher.
D'emblée, le Général appuie le caractère concret que les échanges
vont prendre : " L'important est de faire quelque chose de concret
: rencontres, échanges de jeunes et de diverses catégories de populations,
découverte de sujets où l'union de la France et de l'Allemagne peut
progresser. Tout ça devrait avoir beaucoup de résonance. "
Ainsi, ce n'est plus seulement un modèle réduit du plan Fouchet.
C'est une affaire en profondeur entre la France et l'Allemagne.
Les deux nations ont l'occasion de clore définitivement un siècle
de malentendus et d'affrontements tragiques. Il est frappant que
cet homme qui a une si longue mémoire du passé, qui connaît la résistance
du passé, soit si enthousiaste à l'idée que l'on puisse baisser
le rideau sur la tragédie franco-allemande. Avec Adenauer, il assume
totalement le rôle historique de la réconciliation, lui le héros
de la lutte contre l'Allemagne. Mais peut-être est-ce justement
que sa mémoire historique remontait plus haut que Bismarck et Napoléon
III, jusque vers les époques où entre Français et Allemands, s'étaient
tissés des liens subtils et complexes, qui n'avaient jamais été,
jusqu'en 1870, ceux de l'hostilité. Quand de Gaulle et Adenauer
s'embrassèrent, après qu'eurent été échangés les signatures, geste
tout à fait inattendu, les témoins surent que, dans l'émotion du
moment, il n'y avait rien de feint et qu'en effet les deux peuples,
à travers leurs chefs, s'étaient retrouvés.
Mais c'eût été mal connaître le Général que de croire qu'il se satisferait
d'une affirmation d'amitié. On a des amis pour partager les loisirs.
On a des compagnons pour partager l'action. De Gaulle a toujours
préféré les compagnons aux amis. " Quand on est la France, quand
on est l'Allemagne, disait-il à Bonn devant le vieux Chancelier,
en juillet 1963, l'amitié ne suffit pas. C'est l'œuvre commune qui
est nécessaire. "
L'œuvre commune, c'était de construire ensemble " une Europe qui
en soit une, qui existe par elle-même, qui ait son économie, sa
défense, sa culture ". Ou encore, comme il me le confiait le 24
janvier : " Un système continental cohérent et resserré, et un système
atlantique beaucoup plus distendu, où l'Europe serait à égalité
avec les Américains. "
Mais là dessus, les politiques allemands n'étaient pas prêts à le
suivre. Très vite, la question du " préambule " lui en apporta la
désagréable démonstration. C'était aussi le moment où Kennedy puis
Johnson poussaient en avant la Force multilatérale, sur laquelle
Paris et Bonn se divisaient. De Gaulle prit assez vite conscience
que le Traité de l'Elysée n'avait pas modifié la situation d'une
Allemagne fédérale avide de la protection américaine. " Erhard,
je ne lui demande pas de choisir entre la France et l'Amérique.
Il n'est pas en mesure de le faire. " Il me dit cela en novembre
1963. Il le précisa au chancelier Erhard, lors du sommet franco-allemand
de juillet 1964 : " Il n'est pas question de se montrer hostile
aux Etats-Unis. Nous les voulons pour amis, nous sommes leurs alliés
et voulons le rester. Mais l'Allemagne concevra de plus en plus
une action politique, économique et culturelle moins dépendante
de celle des Etats-Unis. Il faudra bâtir une politique européenne
indépendante, dans le cadre de l'alliance avec les Etats-Unis. Nous
ne sommes pas impatients. "
Le Général n'était pas impatient, et il montra son réalisme en se
fixant un objectif immédiat : avec l'Allemagne, on pouvait donner
une assise forte au Marché commun en y donnant toute la place nécessaire
à l'agriculture. Passons sur les péripéties qui marquèrent un combat
qui dura jusqu'au compromis de Luxembourg, trois ans après le traité
de l'Elysée. Mais au terme, de Gaulle pouvait se dire que, à elles
deux, l'Allemagne et la France avaient bien mérité de l'Europe.
L'Allemagne avait consenti à prendre sa part du lourd fardeau de
notre révolution agricole. La France avait pris le risque industriel
du Marché commun. Et ensemble, elles avaient infléchi la mécanique
fédéraliste de Bruxelles, en posant que la coopération des Etats
trouvait sa limite, pour les questions vitales, dans l'intérêt supérieur
de chacun d'eux. C'était une façon indirecte de reconnaître les
principes qui avaient inspiré le plan Fouchet. C'était ouvrir la
voie au futur Conseil européen.
Qui peut croire que l'Europe aurait surmonté ces crises aiguës et
surmonté ces rudes obstacles, si le général de Gaulle et le chancelier
Adenauer n'avaient, en janvier 1963, engagé leur deux peuples sur
la voie de l'amitié ? Nous qui avons eu le privilège d'assister
aux premiers sommets franco-allemands, pouvons témoigner qu'ils
avaient leur poids d'histoire. Que trente cinq ans après, la coopération
essentielle continue, c'est la meilleure preuve que ces deux hommes
avaient vu juste et loin.
Bibliographie
-- " C'était
de Gaulle " - éditions de Fallois,tome III, 1999.
- " C'était de Gaulle " - éditions de Fallois,tome II,
1997 (tome I, 1994).
- " La Chine s'est éveillée " - 1996 (édition de poche, 1997).
- " La société de confiance ", essai sur les origines et
la nature du développement, 1995.
- " Du "miracle" en économie ", Leçons au Collège de France,
1995.
- " C'était de Gaulle " - tome I, 1994.
- " Réponse au discours de réception à l'Académie française de
Jean-François Deniau " - 1993
- " La France en désarroi " - 1992 - éditions de poche, 1994.
- " La vision des Chinois " - 1991.
- " La Tragédie chinoise " - essai, 1990 (édition de poche,
1992 - dernière édition 1997).
- " L'Empire immobile ou le Choc des mondes " - récit historique,
1989 (édition de poche, 1991, dernière édition 1997).
Direction d'ouvrages Collectifs
- " Yingshi Magaerni fang Hua dang'an shiliao huibian " -
Recueil des documents des Archives impériales sur l'ambassade Macartney
en Chine, réalisé sous la direction de Xu Yipu et de l'auteur, Pékin,1996.
- " L'Aventure du XXe siècle " - 1986 - dernière édition,
1997.
- " Réponses à la violence. Rapport au président de la République
du Comité d'études sur la violence, la délinquance et la criminalité
", présidé par l'auteur, 1977 (édition de poche, 1977).
- " Décentraliser les responsabilités. Pourquoi ? Comment ?
" - rapports d'enquêtes de Michel Crozier et Jean-Claude Thoenig,
d'Octabe Gélinier, d'Elie Sultan, présentés par l'auteur, 1976 (édition
de poche, 1979).
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