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France-Allemagne, le couple inachevé
Le couple franco-allemand a-t-il perdu de son importance ? Sûrement pas. Car nous avons appris, à l'expérience, que si nos deux pays sont en désaccords, tout se bloque. La réciproque est évidemment fausse : il ne suffit pas que la France et l'Allemagne s'entendent sur un projet européen pour qu'il se réalise. Nous devons rester très attentifs à tout ce qui nous unit ou au contraire nous oppose, aussi bien en ce qui concerne les "affaires du dedans" que les "affaires du dehors", pour parler comme Tocqueville.©1998
Thierry de Montbrial - Directeur de l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI) ; Membre de l'Institut de France


Depuis quarante ans, la France et l'Allemagne sont engagées dans le processus de la construction européenne. A l'origine, il s'agissait de mettre un terme définitif à l'antagonisme séculaire entre les deux pays, à partir de l'unification de certaines activités économiques essentielles (le charbon, l'acier, l'énergie nucléaire) et de la mise en place d'institutions communes, et ceci dans un cadre géographique plus large (l'Europe des Six) ayant vocation à s'étendre. Pour les plus visionnaires des pères fondateurs - géniaux pour certains, dangereux utopistes pour d'autres -, la véritable ambition de cette entreprise originale était de préparer la voie pour la mise en place d'une fédération : les Etats-Unis d'Europe.

Visionnaires, ils l'étaient en effet. Car de même que l'Etat-nation a lentement émergé à partir de la renaissance en se substituant à l'ordre médiéval, en raison des mutations scientifiques, techniques et sociales de l'époque, de même les prodigieuses transformations du second vingtième siècle, associées notamment à la révolution des technologies de l'information, ébranlent aujourd'hui le système des Etats-nations et imposent un restructuration des unités politiques. En cette fin de siècle, l'objectif de l'approfondissement de la relation franco-allemande conserve toute sa valeur, mais il est clair que bien d'autres forces - dont l'action se fait sentir partout dans le monde - poussent le vieux continent dans la direction de l'intégration.

Le couple franco-allemand a-t-il pour autant perdu de son importance ? Sûrement pas. Car nous avons appris, à l'expérience, que si nos deux pays sont en désaccord, tout se bloque. La réciproque est évidemment fausse : il ne suffit pas que la France et l'Allemagne s'entendent sur un projet européen pour qu'il se réalise. Nous devons encore manœuvrer avec suffisamment de discernement et de tact pour entraîner l'adhésion de nos partenaires continentaux. Mais au total, il est juste de dire que l'association entre nos deux pays est, aujourd'hui comme hier, le moteur de la construction européenne, et son principal architecte.

C'est pourquoi nous devons rester très attentifs à tout ce qui nous unit ou au contraire nous oppose, aussi bien en ce qui concerne les "affaires du dedans" que les "affaires du dehors", pour parler comme Tocqueville. S'agissant des premières, l'écart culturel entre la France et l'Allemagne demeure considérable. Les Français, même informés éprouvent les plus grandes difficultés à admettre qu'en raison de son histoire, l'Allemagne est une République fédérale, que chacun des Länder qui la compose bénéficie d'un large degré d'autonomie et que le domaine du gouvernement de Bonn est limité, comme aux Etats-Unis celui du gouvernement de Washington. Inversement, les Allemands comprennent mal la persistance du jacobinisme français à travers les siècles, les rigidités de notre Etat (par exemple la fonction publique), l'archaïsme des structures sociales qui en résultent (dans quel Etat européen les routiers ou les cheminots pourraient-ils paralyser durablement le pays tout entier ?). En conséquence, il est difficile de nous entendre sur la nature des institutions européennes, l'Allemagne s'inspirant du fédéralisme et de la démocratie parlementaire, et la France continuant de penser les structures politiques dans le registre très particulier de la monarchie républicaine. En conséquence de ces malentendus, la "constitution" de l'Union européenne paraît quelque peu bâtarde, peu lisible et peu démocratique, et ne suscite guère l'enthousiasme chez les "citoyens de l'Europe". Cela n'empêche pas les choses de progresser cahin-caha et , en dépit de nos grandes et durables différences, l'Union européenne fait avancer ses affaires du dedans.

Peut-on en dire autant pour les affaires du dehors ? Dans le domaine économique, le bilan est relativement satisfaisant, encore que nos pentes naturelles nous entraînent souvent dans des directions différentes. Les Français, même parmi les plus libéraux, croient aux vertus d'un certain protectionnisme et à la nécessité d'un Etat volontariste dans les secteurs économiques (armements, aérospatial..) d'importance stratégique. Les Allemands penchent vers un libre-échange au moins transatlantique ; leur attachement à l'OTAN est tel qu'ils ne semblent pas préoccupés par la perspective d'une domination américaine dans les industries les plus sensibles. S'agissant de la politique étrangère et de sécurité commune (la PESC), force est de constater que nous ne parvenons pas à dépasser le stade des balbutiements.

Le grand succès de l'Europe, au cours des quatre dernières décennies est d'avoir trouvé le moyen d'éviter la dégénérescence de ses querelles internes, ce qui constitue déjà un résultat tout à fait remarquable. Mais aujourd'hui encore, elle reste incapable de s'affirmer en tant que telle dans les grandes questions internationales, même celles qui engagent le plus fondamentalement son avenir, comme le Moyen-Orient ou la Bosnie. Autant, sinon plus - ce qui est paradoxal - que pendant la guerre froide, le patron reste les Etats-Unis dont le bras de levier continue de s'allonger avec l'extension de l'OTAN. Ce n'est pas une question de ressources : nous les avons. Le fond du problème est qu'en matière de politique extérieure, la France et l'Allemagne ne forment pas, ou pas encore, un couple. Cet état de fait tient en grande partie aux malentendus dont je parlais plus haut, car en démocratie, les affaires du dehors sont fortement conditionnées par les affaires du dedans, ainsi que le déplorait justement Tocqueville. Certes, cela est moins vrai en France qu'ailleurs, grâce ou à cause de notre tradition monarchique. Mais partout ailleurs, autour de nous, le débat démocratique s'étend aussi aux affaires étrangères, avec le résultat que l'on sait : dans son immense majorité, l'Europe actuelle ne se veut pas européenne, mais atlantique. Est-il néanmoins concevable de préparer le terrain pour rendre possible, dans le courant du siècle prochain, l'émergence d'un pilier européen digne de ce nom ? Telle est la grande question prospective qui devrait mobiliser les penseurs du couple franco-allemand.

Il est bon de célébrer notre amitié, et de nous féliciter de l'immense travail accompli. Pour autant, nous devons rester lucides, et constater que la construction européenne est encore dans les limbes.


Bibliographie

- "Pour Combattre les pensées uniques" - Flammarion 2000.
- "Mémoire du temps présent" -Flammarion, 1996 (prix des Ambassadeurs 1996).
- "Que Faire ?" - La Manufacture, 1990.
- "La Science Economique ou la Stratégie des Rapports de l'Homme vis-à-vis des Ressources rares : Méthodes et modèles" - PUF,1988.
- "La Revanche de l'Histoire" - Julliard 1985.
- En collaboration avec Karl Kaiser, Winston Lord et David Watt, "La sécurité de l'Occident : bilan et orientations" - collection, "Travaux et recherches de l'IFRI, Economica, Février 1981 ( aussi en all. et angl.).
- Direction du rapport RAMSES de l'IFRI (chaque année depuis 1984).


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