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REVUE: CULTURE
L'image d'Ernst Jünger en France : un débat toujours actuel
Par Prof. Julien HERVIER*
Jan 1, 2000, 12:29

Julien HERVIER*
* Professeur à la faculté de lettres de Poitiers
©1998


Quelques mois après la disparition du célèbre écrivain Ernst Jünger, Le Forum Franco-Allemand a décidé de rendre hommage à cet auteur connu de part et d'autre du Rhin. L'analyse de la réception de son œuvre en France et en Allemagne est particulièrement intéressante tant elle fait ressortir les différences de perception qui peuvent exister, en fonction de nos sensibilités et de notre culture. Nous remercions le Professeur Julien Hervier d'avoir contribué à cet hommage…


La réception d'Ernst Jünger en France a été longtemps perçue comme relevant du paradoxe. Une vulgate, encouragée par l'écrivain lui-même, voulait que son succès fût beaucoup plus grand dans le pays de Voltaire que dans celui de Goethe où il apparaissait essentiellement comme un écrivain célèbre mais contesté, " umstritten ", selon le terme allemand qu'il reprenait volontiers. Le fait qu'on puisse se disputer ou même se battre à son propos lui semblait parfaitement en accord avec sa vision d'un monde agonique.

La réalité est cependant tout autre, et d'abord sur un simple plan quantitatif : s'il a en Allemagne beaucoup d'adversaires qui connaissent son nom et qui l'attaquent sans même l'avoir lu, le nombre de Français moyennement cultivés qui ignorent jusqu'à son existence est encore plus grand. Le succès appréciable rencontré par Orages d'acier et Sur les Falaises de Marbre auprès du public français lettré est sans commune mesure avec les tirages qu'on atteints ces deux œuvres Outre-Rhin. On n'oubliera pas pour autant que la première a trouvé chez Gide un admirateur enthousiaste, tandis que la seconde apparaissait aux yeux de Julien Gracq comme une exceptionnelle réussite. Si l'on cherche d'autre part à apprécier la fortune critique de l'écrivain, une autre constatation vient confirmer le témoignage irréfutable des tirages. Alors que le nombre des études universitaires et des ouvrages critiques publiés en allemand relève depuis longtemps de cette inflation des glose qui submerge bon nombre d'écrivains, l'œuvre de Jünger a été jusqu'à ces dernières années fort peu étudiée dans l'université française.
Jünger en 1927
Il manque encore, en particulier, un travail complet et systématique sur la réception d'Ernst Jünger en France, travail dont le mémoire de D.E.A. de Pierre Garçonnat pourrait constituer un premier jalon(1). C'est seulement depuis une dizaine d'années que les études jüngeriennes ont pris de la vigueur de ce côté du Rhin. Lors de mes premiers travaux, dans les années 70, je pouvait encore faire figure d'isolé, alors qu'aujourd'hui, en particulier depuis la thèse de François-Poncet en 1989, on a vu se multiplier les études universitaires ainsi que les colloques et numéros spéciaux de revues scientifiques. La création du Centre de recherche et de documentation Ernst Jünger à Montpellier(2) est bien le signe de cet intérêt renouvelé, avec la publication des Carnets Ernst Jünger, dont, sous le patronage dynamique de Danièle Beltran-Vidal, le deuxième numéro vient de sortir. Il faut donc aller chercher du côté qualitatif cette impression assez unanimement partagée selon laquelle Jünger serait plus apprécié en France qu'en Allemagne. Là encore, les choses sont beaucoup moins simples, même s'il est vrai que Jünger a longtemps bénéficié chez nous d'une plus grand indulgence que dans son propre pays où on lui reproche essentiellement son passé militariste et ses engagements ant-démocratiques d'après la Première Guerre Mondiale. Ne pouvant nier la fermeté de son refus déclaré du nazisme dès son arrivée au pouvoir en 1933, on l'accuse souvent d'avoir, par sa pensée antérieure, contribué à préparer l'avènement de celui-ci, dont il ne serait séparé que par sa distance aristocratique. Mais la même argumentation se trouvait déjà chez Albert Béguin qui écrivait en 1947 dans Critique : " Jünger que l'on présente parfois comme un adversaire du nazisme, et qui probablement croit l'avoir été, doit être compté parmi les annonciateurs du Troisième Reich et les premiers propagandistes de son idéologie "; tandis qu'Albert Camus voyait en lui, dans L'homme révolté (1951), l'inspirateur d'une " apparence de philosophie " nazie. L'admiration pour Jünger était donc loin d'être unanime, même si la différence de ton était frappante entre les presses des deux pays. Il y avait souvent en Allemagne une forme de hargne haineuse bien particulière et ignorée ici, du moins jusqu'à ces dernières années.

H. Jünger
Il semble toutefois que la situation ait nettement évolué, en gros depuis l'écroulement du régime soviétique, comme si une partie de l'intelligentsia, privée de son modèle marxiste, cherchait à compenser son manque de repères par un anti-fascisme obsessionnel dont Jünger est l'une des victimes. La réception de Jünger est devenue ainsi une sorte d'enjeu dans la polémique toujours vivace contre lui. On exagère parfois en Allemagne l'" unanimité " pro-jüngerienne française afin d'y dénoncer une bizarrerie de nos compatriotes, en suggérant leur incompétence à bien juger la valeur d'une auteur qui écrit dans une autre langue que la leur. Inversement, on assiste en France à un choc en retour de cette hostilité allemande : les adversaires français d'Ernst Jünger n'invoquent pas tant contre lui des arguments issus de leur réflexion personnelle que l'exemple de certaine partie de la gauche allemande, supposée mieux informée que le public français et dont nous sommes invités à partager les thèses. On conteste ainsi aux Français la capacité d'apprécier la vraie valeur d'un écrivain que son pays d'origine est censé considérer avec beaucoup plus de réticences - ce qui est d'ailleurs faire fi de l'admiration qu'ont ressentie pour Jünger des écrivains allemands contemporains aussi importants que Rolf Hochhut, Heiner Müller ou Botho Strauss. On ne peut cependant ériger cette attitude en règle générale : si elle a été patente chez certains, en février, dans les articles nécrologiques consacrés à Jünger, il ne s'agit pas pour autant d'un renversement radical de cette espèce de tolérance que l'opinion française, même de gauche, montrait envers Jünger.
H. Jünger et J. Hervier
Le contraste est d'ailleurs net, par exemple, entre les réaction du Monde qui, depuis une dizaine d'années, s'abstient systématiquement de rendre compte de la publication des nouvelles traductions d'œuvre de Jünger en France(3), et Libération qui, sur la même période, fait preuve de réactions critiques intelligentes et équilibrées. Envisagé avec nuance, le paradoxe dont nous partions garde donc une certaine valeur.

Reste à en expliquer les raisons, et d'abord la complaisance qu'Ernst Jünger lui-même a mise à le conforter. Travaillant pour les " happy fews " dans une perspective fort stendhalienne, il n'attachait a priori aucune importance aux données quantitatives, et il était assurément plus soucieux d'être apprécié de quelques très grands écrivains français - nous citions tout à l'heure Gide et Gracq - que de recueillir les suffrages d'une unanimité de journalistes. Et il percevait fort bien ce traitement favorable -relativement ! - que lui accordait l'opinion française : non sans raison, il l'attribuait à une plus grande sensibilité du lectorat à la qualité proprement littéraire de ses œuvres, tandis qu'en Allemagne le jugement politique était prépondérant.

Mais ce n'est probablement pas là l'origine exclusive de la faveur de ce public : les causes en sont certainement multiples et complexes, mais j'en vois au moins une dont l'évidence s'impose. Humiliée par trois invasions depuis 1870, l'opinion française, si européenne aujourd'hui, n'en garde pas moins une image inquiétant de la vielle Prusse et des capacités militaires allemandes.
Signature d'E. Jünger
Certes, l'Allemagne a changé, mais on a vu ce qu'avait duré la démocratie weimarienne. Penseur éminent, philosophe de la nature, guerrier héroïque, Jünger est une incarnation exemplaire de ce puissant voisin qu'elle admire et redoute à la fois; c'était en tout cas la perspective du président Mitterrand : que ce soit aussi avec cette Allemagne-là que l'amitié et la confiance soient redevenues possibles, c'est bien ce qui importe à l'orée du XXIe siècle.

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Notes :

1. Pierre Garçonnat, " Chronique et symbolique d'une rencontre. Ernst Jünger et la France, des Falaises de Marbre à la ville disparue d'Héliopolis (1939-1953), ex. dact., Institut d'Etudes Politiques de Paris.
2. Siège social : Maison de Heidelberg, 4 rue des Trésoriers de la Bourse, 34000 Montpellier. 1. Pierre Garçonnat,"Chronique et symbolique d'une rencontre.Ernst Jünger et la France, des Falaises de Marbre à la ville disparue d'Héliopolis (1939-1953), ex. dact., Institut d'Etudes Politiques de Paris. 2. Sitz: Maison de Heidelberg, 4 rue des Trésoriers de la Bourse, 34000 Montpellier.
3. La publication chez Christian bourgois, en 1997, d'une nouvelle traduction de La guerre comme expérience intérieure, avec une préface inédite d'André Glucksmann, et en 1998 celle de Feu et Sang, encore inédit en français, a fait ainsi l'objet d'une présentation facétieuse dans Le Monde qui leur a consacré en avril 1998 non pas un compte rendu - qui aurait pu être court, selon l'appréciation des rédacteurs - dans la partie réservée aux critiques littéraires, mais une sorte d'écho - d'ailleurs positif -, intitulé " A l'étranger, Jünger en guerre ", comme si la parution avait eu lieu en Allemagne. S'il s'agissait de nous renseigner sur l'actualité allemande, celle-ci était un peu éventée, ces publications datant respectivement de 1922 et 1925. Les silences précédents étaient au moins plus clairs.


Bibliographie de Julien Hervier

- Numéro spécial " Ernst Jünger " de la Revue de Littérature Comparée (n° 284, oct-déc. 1997).
Editions : dernières publications :
- Pierre Drieu la Rochelle, " Journal 1939-1945", Gallimard, 1992;
- "Correspondance avec André et Colette Jéramec ", Gallimard, 1993.
Traductions :
Ernst Jünger, Hermann Hesse, Martin Heidegger, Friedrich Nietzsche, Reinhard Lettau, Robert Walser;
dernières publications :
- Ernst Jünger, " Soixante-dix s'efface III ", Gallimard, 1996,
- " Feu et sang ", Christian Bourgois, 1998.
- " Entretiens avec Ernst Jünger ", Gallimard, 1986.
- " Deux individus contre l'histoire, P. Drieu la Rochelle, Ernst Jünger ", Klincksieck, 1978, rééd. 1992.

Quelques ouvrages d'Ernst Jünger

- " Sous le signe de Halley " - Gallimard, 1989.
- " Journal : 1971-1980 " - Gallimard, 1985.
- " Soixante-dix s'efface, journal " - t. 1 1965-1970 : Gallimard, 1984 - t. 2 1971-1980 : Gallimard, 1985.
- " Eumeswil " - La Table Ronde, 1978.
- " Héliopolis " - Christian Bourgois, 1975.
- " Orages d'acier " - Christian Bourgois, 1970.
- " Journal de guerre et d'occupation " - Julliard, 1965.
- " Le mur du temps " - Gallimard, 1962.
- " Essai sur l'homme et le temps " - Editions du Rocher (3 vol.), 1957-1958 ; Christian Bourgois (1 vol.), 1970.
- " Journal I : 1941-1943, Jounal II : 1943-1945 " - Julliard, 1951 et 1953.
- " Sur les falaises de marbre " - Gallimard, 1942.

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