Article de: LEFORUM.de

REVUE: CULTURE
De la réception de Brecht dans l'Allemagne et la France d'après-guerre
Par Prof. Dr. Helmuth KIESEL - Sandra KLUWE*
Jan 1, 2000, 11:27

H. KIESEL, S. KLUWE
* H. K.: Professeur à l'Université de Heidelberg - S.K. : Chargée de recherches
©1998


Cette année (1998), Bertolt Brecht aurait cent ans… Il fait partie des auteurs qui ont eu une influence aussi bien en France qu'en Allemagne. Ainsi, Le Forum Franco-Allemand a décidé de consacrer un dossier à cet auteur qui n'a jamais laissé indifférent.


Dans la perspective d'une réception littéraire procédant selon les critères de l'histoire sociale, le "récepteur", qu'il soit simple lecteur, critique littéraire ou poète créateur, est considérée comme une personne qui agit et dont les actions sont déterminées par la société(1). Lorsque l'on étudie Bertolt Brecht, l'analyse de la réception axée sur l'histoire sociale mène à des résultats proches de la réalité littéraire. Pour le cas de Bertolt Brecht, on pourrait en effet résumer tant la réception que la production par le titre " Processus de communication entre société et poète "(2). Mais de fait, on devrait peut-être parler plutôt d'un " essai de communication ", car les deux acteurs sociaux, les sujets consommateur et producteur, ne se comprenaient pas toujours, ce qui renvoie peut-être à deux conceptions différentes de l'action sociale.

Cela s'est manifesté après 1945. L'exil avait interrompu ce processus de communication. Brecht était loin d'être au centre de l'intérêt général. Des auteurs favorisés dans le cadre de la " rééducation " tel que Hemingway, Faulkner, Steinbeck d'un côté, et l'existentialisme français de l'autre dominaient les milieux culturels allemands. Ce n'est qu'en 1947 que, quittant l'exil américain, Brecht rentra à Berlin-Est où en 1949 -les réformes monétaires des 21 et 23 juin 1948 avait déjà scindé l'économie allemande en deux zones- il fonda avec Helene Weigel le Berliner Ensemble. La création des deux zones économiques, suivie par la fondation de deux Etats en 1949, entraîna également la scission de la réception de Brecht, en donnant forme à deux interprétations, l'une spécifique de la RDA, l'autre particulière à la RFA. La première mise-en-scène du Berliner Ensemble, celle de Mère Courage et ses enfants, l'a bien montré qui fut célébré comme le plus important " événement théâtral de l'après-guerre " par la RDA alors que le succès en Allemagne de l'Ouest fut bien moindre(3). Dans les pages qui suivent, nous allons énumérer les étapes les plus importantes de la réception en RDA avant de regarder de plus près les réceptions en Allemagne de l'Ouest et, pour finir, en France.
Bertolt BRECHT


Le premier document se rapportant à la réception en RDA est certainement le numéro spécial de la revue Sinn und Form, consacré à Bertolt Brecht, publié dans cette même année de 1949 et qui, en dehors de son principal essai théorique Petit organon pour le théâtre, contenait des commentaires sur Brecht rédigés par Herbert Ihering, Hans Mayer et Ernst Niekisch. Vers 1951 commença le débat autour du " formalisme " au cours duquel des textes qui ne donnaient pas une reproduction fidèle, quasi-photographique de la réalité furent condamnés comme " formalistes "(4). Ceci amena certains critiques à prendre de nouveau leurs distances par rapport à Brecht. Ce n'est qu'en 1958 que les réserves contre Brecht firent place à un engouement grandissant alors qu'en raison des événements politiques survenus en Hongrie, la critique germanique de provenance marxiste s'était détourné de Lukács et avait même engagé une polémique à son encontre. L'objectif affiché était de " faire triompher la méthode brechtienne en tant que contribution essentielle à l'esthétique marxiste-léniniste "(5). A ce moment et pour emprunter un mot à Max Frisch, Brecht était devenu un classique de " l'inefficacité percutante " 6) : au débat qui opposait Brecht à Lukács, déclenché en 1967 par Werner Mittenzwei, suivit le débat sur son statut de " classique ". Après sa mort survenue en 1956, la RDA a fait de l'auteur l'image du " poète national ", se servant de son oeuvre comme d'un moyen de propagande, ce qui rendait presque impossible une réception qui n'aurait pas obéi à des contraintes doctrinaires. Obligés envers le socialisme, les successeurs de Brecht, comme Günter Braun, Reiner Kunze, Wolf Biermann et Volker Braun, ne l'étaient pas moins envers l'écriture brechtienne, sa diction sobre proche du langage quotidien, sa précision rappelant le style des sentences. C'est avant tout cette poésie brechtienne, appelée minimaliste par Michael Hamburger, qui est à l'origine d'un nouveau style(7).
Bertolt BRECHT

En affichant son intention de contribuer à construire le socialisme, Brecht parut, en Allemagne de l'Ouest, politiquement suspect pendant de longues années. Après l'insurrection populaire du 17 juin 1953, la presse de la RDA ne publia que la -ainsi nommée- " adresse de dévouement " insérée dans une lettre critique que Brecht avait adressée à Ulbricht - nous citons : " Je ressens le besoin de vous dire aujourd'hui combien je me sens proche du Parti socialiste unique. Bertolt Brecht ". Tout comme en 1961, après la construction du mur, ceci déclencha alors de haineuses campagnes contre Brecht : l'hebdomadaire Der Rheinische Merkur appela Brecht " le cas le plus honteux de littérateur vénal de nos temps " (27 octobre 1961), lui reprochant son cynisme et parlant de " flagrant abus de la liberté culturelle "(8). Les polémiques, appels au boycott et leurs réalisations effectives (en 1961 dix théâtres rayèrent Brecht de leur programme)(9) ne purent pourtant pas empêcher que ce " classique de la modernité "(10) connaisse en même temps une promotion en apparaissant dans les pages des manuels scolaires.

En 1968, ce classique révolutionnaire passait avant tout pour un révolutionnaire classique : les écrits théoriques de Brecht -qui en 1967 furent disponibles pour la première fois, intégrés dans les œuvres complètes publiées chez l'édition suhrkamp- servaient de " philosophie " au mouvement d'étudiants et continuaient d'exercer son influence, en tant que tels, dans les années 70. La campagne au nom de " Brecht est mort " de 1978 n'y put rien changer.

Qu'adviendra-t-il de Brecht dans l'Allemagne réunifiée ? Il est sans doute prématuré de dire si " le réalisme socialiste au théâtre " survivra à la chute du socialisme réel. Malgré son auteur, la charge de John Fuegi contre Brecht & Co. aura peut-être même contribué à provoquer un nouvel intérêt. Une fois de plus, la réception brechtienne à l'étranger s'est révélée comme élément déclenchant de campagnes contre ou pour Brecht. En 1955, deux ans après l'insurrection du 17 juin, c'était le festival de théâtre à Paris, présentant un " Hommage à Brecht " qui contribua non seulement à le faire connaître par un public plus large, mais lui décerna aussi de nouveaux honneurs : on célébra le dramaturge communiste, Prix d'Etat de la RDA (1951), Prix de la Paix de Staline, comme un artiste mondialement reconnu (tout en passant sous silence la lettre du 17 juin, puisqu'il y avait aussi les vers du poème du 17 juin : " Ne vaudrait-il pas mieux que le gouvernement dissolve le peuple pour en voter un autre ? ")

C'est tout particulièrement la France qui a contribué à la reconnaissance internationale de Brecht. Hanns Eisler est à l'origine de la remarque : " Vous aurez du mal à trouver deux intellectuels à Paris qui ne vous disent dès l'abord : 'Je suis un brechtien', et qui emploient 'Verfremdung' en allemand "(11). En juin 1954, le Berliner Ensemble avait mis en scène Mère Courage à Paris, déclenchant une vague de publications sur Brecht qui eurent pour institution principale la revue Théâtre populaire qui publia un numéro spécial consacré à Brecht en 1955. Après l'éclat de la guerre d'Algérie, les dramaturges français, plus fortement attirés par la gauche qu'avant, subirent l'impact de Brecht(12). Les représentants du " théâtre absurde " -Arthur Adamov, Eugène Ionesco, Jean Genet, Samuel Beckett- l'admiraient tout autant que les existentialistes(13), peu estimés par Brecht, autour de Jean-Paul Sartre, Henri Lefebre et Louis Althusser d'un côté et d'Albert Camus de l'autre. L'admiration des existentialistes changeait dans la mesure où leur attitude envers le marxisme évoluait elle aussi, tandis que l'avocat intransigeant de Brecht qu'était Ionesco, particulièrement sensible à toute forme de totalitarisme, devint vite son adversaire le plus acerbe(14).

Bertolt BRECHT
En 1964, la revue Théâtre Populaire cessa ses activités, ce qui ne nuisit aucunement à l'intensité de la réception brechtienne. Roger Planchon, directeur de théâtre et dramaturge, se servait des pièces du jeune Brecht, guidé par un intérêt essentiellement artistique, tandis que c'était pour des questions politiques qu'Armand Gatti, Ariane Mnouchkine et André Benedetto s'intéressaient à la théorie théâtrale de Brecht. Le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine et la Nouvelle Compagnie d'Avignon de Benedetto dont le concept de 'théâtre politique' commençait à s'imposer dans les milieux proche des mouvements d'étudiants de mai '68 cherchèrent à adapter les techniques du théâtre épique afin de réaliser le projet d'une 'révolution culturelle' élaboré au début des années 70.

Tout compte fait, ce qui vaut pour la réception de Brecht en France, vaut pour n'importe quelle réception de Brecht : on se saisit de ce dont on a besoin, ou, comme l'a dit Roland Barthes : " Brecht révèle quiconque en parle "(15).

Traduction Forum

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Notes

1. Vgl. Grimm, Gunter: Rezeptionsgeschichte. Grundlegung einer Theorie. Mit Analysen und Bibliographie. München: Fink 1977, S.5
2. Mittenzwei, Werner: Grundriss der Brecht-Rezeption in der DDR 1945-1975. Berlin; Weimar: Aufbau 1978, S.8.
3. Ebd., S.11
4. Vgl. Erpenbeck, Fritz: Formalismus? In: Theater der Zeit
5. Mittenzwei, Werner: Grundriss der Brecht-Rezeption (a.a.O.), S.90
6. Zit. Nach ebd., S. 99
7. Hamburger, Michael: Brecht und seine Nachfolger. In: DERS.: Literarische Erfahrungen. Aufsätze. Hrsg. Harald Hartung. Darmstadt; Neuwied: Luchterhand, 1981, S.106-126, hier 126
8. Zit. Nach Grimm, Reinhold: Kreuzzug gegen Brecht, in: Haymes, Edward R. (Hrsg.): Theatrum mundi. Essays on German Drama and German Litterature Dedicated to Harold Lenz on his Seventieth Birthday, September 11, 1978. München: Fink 1980, S. 136-144, hier 137
9. Vgl. ebd.
10. Vgl. Hamburger, Michael: Brecht und seine Nachfolger (a.a.O), S.106-126, hier 111.
11. Bunge, Hans: Fragen Sie mehr über Brecht. Hanns Eisler im Gespräch. München: Rogner und Bernhard, 1972, S.150
12. Vgl. Hill, Victoria Williams: Bertold Brecht and Post-war French Drama. Stuttgart: Akademischer Verlag, 1978, S.1.
13. Im Arbeitsjournal distanziert sich Brecht nachdrücklich von den "Faseleien der Existentialisten", hrsg. Von Werner Hecht, Frankfurt: Suhrkamp 1973, II, 799
14. Vgl. Hill, Victoria Williams: Bertold Brecht and Post-war French Drama. a.a.O., S.7.
15. Barthes, Roland: Les tâches de la critique brechtienne. In: DERS.: Essais critiques, Paris: Seuil, 1964, S.86

Bibliographie sommaire de Bertolt Brecht

- "Mère courage et ses enfants" - l'Arche, 1983.
- "L'opéra de quat'sous", l'Arche 1983.
- "Sainte Jeanne des abattoires", l'Arche 1983.
- "Ecrits sur le théâtre", tome 1-2 - l'Arche 1972-79.
- "Les poèmes", tome 1-2 (1913-1956).

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