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REVUE: CULTURE
Identité nationale en Allemagne et en France : divergences / convergences
Par Prof. Dr. Joseph JURT*
Jan 1, 2000, 11:20

Joseph JURT*
* Professeur de littérature française - Président du comité de direction du Centre français de l'Université de Fribourg - Membre du Conseil culturel franco-allemand
©1998


A la conception "objective" et culturelle de la nation politique du côté allemand s'opposait une conception fondée sur la volonté des citoyens et non sur la langue et la culture. Ces conceptions antagonistes étaient liées à une situation historique concrète et ne sont que partiellement généralisables. La volonté politique et la tradition culturelle semblent également être en France les éléments constitutifs de la conscience identitaire. Les différences entre les conceptions des deux pays sont de nature graduelle et non de principe.


Les identités nationales ne sont pas 'naturelles'; elles sont une construction, ce qui ne veut pas dire une fiction. Une communauté choisit les éléments qui peuvent servir de base pour la coexistence de ses membres. Les éléments fondamentaux doivent garantir la cohésion interne et la délimitation par rapport à l'extérieur. Une nation peut se contenter d'un noyau identitaire minimal. C'est le cas pour une nation volontaire comme la Suisse. C'est seulement la volonté (politique) d'indépendance qui unit quatre groupes qui parlent des langues différentes et appartiennent à des espaces culturels distincts. Cette idée nationale extrêmement pragmatique a permis la survie d'un petit pays au milieu d'un continent déchiré par des conflits nationaux; néanmoins, elle pose aujourd'hui des problèmes au sein d'une Europe unie où l'intégration et non l'isolationnisme sert le bien commun des nations.

Les consciences nationales en Allemagne et en France, qui continuent à jouer un rôle central en Europe, n'ont jamais été purement pragmatiques; elles impliquaient une dimension culturelle et politique très forte. La conscience nationale moderne s'est constituée à partir de la Révolution Française avec le transfert de la souveraineté de la personne du roi à l'entité collective que représente la nation. La nation ne s'est pas définie en France par un territoire, ni par une langue et moins encore par une race, mais de façon politique par un contrat volontaire et par le libre consentement des citoyens. Depuis, on s'est habitué à définir la conscience nationale en Allemagne et en France par opposition à celle du pays voisin. La conscience nationale s'est en effet éveillée, en Allemagne, à travers l'affrontement au régime d'occupation napoléonien. L'opposition entre ce qui était proprement allemand et l'étranger, incarné par la France napoléonienne, ne pouvait pas se réclamer de structures politiques se manifestant dans un Etat-nation. Il ne restait qu'à se fonder sur ce qui avait été ressenti depuis le XVIIIe siècle comme déterminant pour la nation allemande: la langue, la culture et l'histoire. Il s'agissait cependant d'une définition contingente, parce qu'à l'opposé de la France, un Etat unitaire n'existait pas encore.

Si l'historien allemand Meinecke a décrit en 1908 le fondement de l'identité nationale en France et en Allemagne par l'opposition entre 'Etat-nation' et 'Nation culturelle', on ne saurait généraliser ce constat idéal-typique. Si la nation française s'est définie dans et par des structures politiques, la culture n'est pas moins devenue un de ses attributs majeurs. L'institutionalisation de la littérature à travers l'Académie Française correspondait en même temps à un anoblissement de la littérature et à la reconnaissance d'une fonction normative spécifique à cette institution. En ce qui concerne le XIXe et le XXe siècle, on peut relever une légitimation réciproque entre littérature et République. La littérature est ainsi devenue en France l'"expression représentative de la nation" (E.R. Curtius). La présence littéraire dans la culture quotidienne en est un signe évident. Les prises de position des grands écrivains comme Voltaire et Hugo sur les grandes questions de la nation jusqu'aux interventions collectives de la classe 'intellectuelle' depuis l'affaire Dreyfus, témoignent de l'intégration de la littérature dans la vie sociale française. Le critère linguistique a joué un rôle capital après 1870, lorsque les intellectuels exprimèrent l'antagonisme des conceptions nationales dans les deux pays, devant justifier ou remettre en question la légitimité de l'annexion de l'Alsace-Lorraine. A la conception 'objective' et culturelle de la nation politique du côté allemand (exprimé par Mommsen et d'autres) s'opposait une conception fondée sur la volonté des citoyens et non sur la langue et la culture (Fustel de Coulanges, Renan). Ces définitions antagonistes étaient liées à une situation historique concrète et ne sont que partiellement généralisables. Fustel de Coulanges avait ainsi vu le modèle de l'Etat-nation plutôt incarné dans la fusion entre Etat et nation en Prusse qu'en France. Renan avait défini la nation dans sa célèbre conférence de 1882 "Qu'est-ce qu'une nation?" par deux éléments: d'une part, par "le consentement actuel, le désir de vivre ensemble" qu'il traduisit par la formule célèbre de la nation comme "un plébiscite de tous les jours" et d'autre part, par "la possession en commun d'un riche legs de souvenirs", "l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements."

De façon identique, la volonté politique et la tradition culturelle semblent également être en France les éléments constitutifs de la conscience identitaire. Les différences entre les conceptions des deux pays sont de nature graduelle et non de principe.

On a souvent défini la conscience nationale en Allemagne et en France par l'opposition fédéralisme / centralisme. Mais dans ce domaine aussi une certaine convergence semble se dessiner entre les deux pays. Si l'histoire allemande se caractérise par de nombreuses ruptures, le fédéralisme y constitue pourtant un élément de continuité. L'Allemagne de l'après-guerre est devenue, d'elle-même mais aussi par la volonté des puissances d'occupation, un Etat caractérisé par une décentralisation modérée. En dépit de leur souveraineté fiscale restreinte, les chambre des Länder peuvent quand même fixer certaines limites au gouvernement fédéral. Mais les faits montrent également que de nombreuses compétences ont été transférées des Länder vers le gouvernement fédéral sous l'influence des décisions de la Cour Constitutionnelle. Les grandes démocraties occidentales semblent s'éloigner progressivement des structures centralisatrices; on observe cette réalité non seulement aux Etat-Unis avec le dualisme entre Président et Congrès, mais également en Espagne où des régions autonomes ont été créé. Mais on a également favorisé la régionalisation en France dès 1981. Dans cette perspective, l'Hexagone a davantage évolué que le Royaume Uni où les derniers vestiges de l'indépendance des autorités locales ont été ravi sous Thatcher dans les années 80 et où des assemblées régionales ont été accordées, seulement en septembre 1997 par le New Labour, à l'Ecosse et au Pays de Galles. On ne saurait sous-estimer le processus de régionalisation français qui est institutionnellement, certes, loin de l'envergure du fédéralisme allemand. Elisabeth Dupoirier, directrice de l'Observatoire inter-régional politique, a parlé de la décentralisation en France comme d'une véritable révolution. Selon elle, il ne s'agit plus d'un affrontement entre l'Etat et des régions, ni d'une relève de l'Etat par les régions. Ce qui est à l'œuvre aujourd'hui sur le territoire national, c'est la révolution d'une culture de la négociation remplaçant la culture verticale héritée de l'Etat centralisateur et uniformisateur. Ainsi, une conscience régionale se constitue petit à petit en France. Aux frontières départementales, on indique maintenant non seulement le nom du département, mais aussi celui de la région. Les récentes élections régionales ont suscité un intérêt national, même si des raisons locales n'en sont pas exclusivement la cause. Le grand succès de deux films récents profondément ancrés dans leur province témoigne également d'une nouvelle sensibilité régionale. Western, roadmovie original situé en Bretagne et Marius et Jeannette, un conte de l'Estaque. Je pense aussi que l'ancrage émotionnel dans la région d'origine a existé en France nonobstant les structures politiques centralisatrices alors qu'on peut constater une grande mobilité professionnelle et un enracinement local moindre en Allemagne à la suite des déplacements d'après la guerre.

Des voies semblent quand même diverger quant à la conscience nationale dans les deux pays, par exemple en ce qui concerne la relation entre le politique et l'économique. Le sentiment d'être une force économique importante a longtemps fonctionné en Allemagne comme substitut d'une fierté nationale absente. Si au cours des années quatre-vingt, la fierté des institutions démocratiques l'avait emporté sur le fierté économique, Habermas redoutait, après l'unification, l'émergence d'un nouvel impérialisme du Deutschemark. Ce furent, en effet, en premier lieu des raisons économiques qui motivèrent le processus d'unification. En Allemagne, on semble aujourd'hui laisser l'économie prendre le pas sous prétexte de la mondialisation, qui dicte sa loi d'envergure planétaire, à la politique nationale. Même le Président de la République semble convier son pays à la grande course de la globalisation, convaincu que les chances du bien-être au XXIe siècle se retrouvent sur les grands marchés internationaux. En Allemagne, on peut remarquer l'existence d'une grande croyance dans les bienfaits de la logique économique. On y est convaincu que le libre jeu des forces du marché génère également des effets positifs dans le domaine de la création culturelle et que les subventions étatiques conduisent à une paresse intellectuelle. Les résultats de la privatisation de la télévision ne sont pourtant pas une preuve de la force créatrice du marché d'un point de vue culturel. Celui qui ne veut pas se résigner à ce que la politique cède le pas à l'économie, aboutira à des conclusions identiques à celles formulées par Pierre Bourdieu vis à vis de la mondialisation: la politique doit définir sa propre finalité face à l'économie en Europe; défendre la sécurité sociale, des conditions de travail humaines et une modération écologique. Néanmoins, le maintien de ces standards de la civilisation européenne ne sont pas sans incidences financières...

J'ai l'impression qu'on fait plus pour maintenir le primat du politique en France; en tout état de cause, la conscience politique y semble être plus aiguë. Face à la crise provoquée par les élections régionales en mars 98 un Serge July n'a pas manqué de souligner le caractère identitaire de la politique: "La politique en France produit l'identité collective, pèse sur les mentalités, génère la cohésion nationale et la singularité française. Cette religion civile est aujourd'hui menacée." (Libération, 7 avril 1998).

En France, on est conscient que la création culturelle constitue un bien qu'il faut protéger et qu'on ne saurait l'abandonner au libre jeu des forces du marché comme une marchandise quelconque. Lors d'un colloque organisé le 1er avril à la Sorbonne sur le thème 'Mondialisation et Culture' les représentants de tous les partis français présents étaient unanimes pour estimer qu'il fallait se battre pour défendre l''exception culturelle'. Cependant , la France se sent un peu isolée dans ce combat qui ne semble pas préoccuper outre mesure ses partenaires européens. Cet engagement ne mériterait-il pas une plus grande résonance outre-Rhin?

Traduction Forum

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