Article de: LEFORUM.de

REVUE: PESC-DEFENSE
L'avenir des relations entre la Géorgie et l'Europe
Par Salomé ZOURABICHVILI*
Jun 10, 2004, 17:59

Salomé ZOURABICHVILI*
* Ministre des Affaires étrangères de Géorgie
© 2004


Depuis la "révolution des roses" du mois de novembre 2003, la Géorgie est entrée dans une nouvelle ère essentiellement caractérisée par une démocratisation du régime mais aussi par un changement de méthode de ses dirigeants et par une clarification des objectifs en terme de politique étrangère.
Démocratisation de la Géorgie d'abord : elle a déjà pu s'affirmer à travers l'organisation de plusieurs scrutins ; elle répondait à une aspiration profonde de la population. Changement de méthode des dirigeants géorgiens ensuite : ce pays catalyse un certain nombre d'intérêts souvent divergents des grandes puissances : essentiellement ceux de la Russie, des Etats-Unis, de l'Europe, de quelques pays d'Asie ; pour faire face à cette réalité, la politique de la Géorgie repose aujourd'hui sur une logique de coopération afin d'œuvrer à une certaine compatibilité de ces intérêts. Ainsi, la Géorgie ne souhaite pas contester ces différents intérêts ou jouer "un jeu complexe d'alternance et de balancier" entre les grandes puissances mais demande en contrepartie de son engagement en faveur de la cohabitation de ceux-ci, le respect de sa souveraineté et l'instauration d'une véritable politique de voisinage, notamment avec la Russie. Clarification des objectifs enfin à travers la manifestation de la volonté de ce pays, qui se considère comme pleinement européen, d'intégrer l'OTAN et l'UE dès que possible. Ces choix constituent autant de pierres angulaires de la stabilisation de la Géorgie et de la résolution des conflits d'Abkhazie, d'Ossétie ou de d'Adjarie; ils représentent également les premier pas vers la modernisation de cet Etat. - Nous remercions vivement Madame Salomé Zourabichvili d'avoir répondu aux questions du Forum sur l'ensemble de ces thèmes.





Forum Franco-Allemand : Quels types de relations la Géorgie souhaite-t-elle développer avec l'Union européenne ? Quelles sont les motivations à l'origine de la volonté de votre pays de resserrer ses liens avec l'Union européenne?

La Géorgie s'est clairement fixé pour objectif l'intégration dans l'Union européenne. Nous sommes convaincus que les barrières qui apparaissent très strictes aujourd'hui sur ce qui peut être la carte future de l'Union européenne, pourront sembler tout à fait dépassées dans quelques années. Le monde change très vite ; ainsi, ce qui peut sembler impossible aujourd'hui est tout à fait susceptible d'apparaître très naturel demain. Si l'on se réfère à l'exemple de l'Union soviétique, qui aurait pu prédire que des Etats ayant appartenu à sa sphère d'influence gagneraient leur indépendance et pourraient un jour prétendre intégrer l'Union européenne ? C'est pourtant bien la réalité d'aujourd'hui!

Dès son arrivée au pouvoir, le Président Mikhaïl Saakashvili a fait de cet objectif un élément essentiel de sa politique. Il n'en variera pas pour une raison fondamentale : la population géorgienne ressent profondément qu'elle est européenne. Elle considère en effet que son histoire, ses valeurs de même que son appartenance chrétienne sont européennes. Même si la Géorgie se situe à l'extrémité géographique de l'Europe, il n'en demeure pas moins que les éléments essentiels, qui caractérisent son histoire et son organisation sociale, sont européens. La population géorgienne en est d'autant plus convaincue qu'elle vient par deux fois de donner la preuve de son attachement à l'Europe et aux valeurs démocratiques, dans des circonstances extrêmement difficiles pour un jeune Etat. Les deux révolutions pacifiques qui ont eu lieu en moins de six mois - qui ont conduit plus de 100.000 personnes dans la rue la première et près de 80.000 personnes la seconde - se sont déroulées sans la moindre violence. La population géorgienne a ainsi révélé sa maturité et démontré que ce jeune Etat pouvait imposer la démocratie par des voies pacifiques.

Au cours de cette période, deux élections libres et démocratiques ont été organisées. Un troisième scrutin - qui sera régional - se tiendra prochainement en Adjarie, qui fut l'objet de la crise récente. Ce processus électoral devrait permettre de clore cette phase initiale de transition démocratique pour entrer dans une phase de stabilisation qui sera certainement plus difficile. Cette deuxième phase sera tournée vers l'Europe car elle est la seule à pouvoir constituer la motivation suffisante pour que la population géorgienne accepte les sacrifices auxquels elle va devoir consentir.

Forum : A travers la stabilisation de régions comme l'Ossétie, l'Abkhazie ou le Nagorny Karabakh, la Géorgie souhaite constituer une sorte de trait d'union entre l'Europe et le Caucase…

Elle souhaite même être davantage qu'un trait d'union : elle considère que le Caucase - du moins le Caucase du Sud - est une région qui a toutes les raisons d'être aussi européenne que l'Europe du Sud-Est ; à certains égards, la société de cette région ressemble plus aux sociétés européennes que certaines parties de l'Europe du Sud Est.

La Commission européenne vient de produire une recommandation favorable à l'entrée de ces trois pays du Sud-Caucase dans l'initiative " Nouveaux voisins ". Ce premier pas, qui est très éloigné de la perspective finale, constitue néanmoins une étape significative du rapprochement vers l'Europe.

Forum : Le Président géorgien a-t-il déjà fixé un délai pour poser la candidature de la Géorgie à l'UE?

S. Z. : Non. Le Président a seulement dit avec une pointe d'humour, qu'il serait certainement encore jeune et vigoureux lorsque la Géorgie entrerait dans l'Union européenne. Il me semble d'autant plus difficile de fixer pour le moment un calendrier précis que l'Union européenne est elle-même en phase d'évolution. Je pense néanmoins que d'ici une décennie la Géorgie - et c'est là l'essentiel - aura été reconnue comme pleinement européenne. Elle sera alors très proche d'intégrer l'Union sous l'une des formes qu'elle prendra - on ne peut en effet prédire aujourd'hui ce que sera l'UE à ce moment-là (une ou plusieurs Europe, une Europe à géométrie variable…) -, mais la modalité importe moins que le principe.

Forum : Quels sont les objectifs de la Géorgie dans le domaine de la sécurité? Quelles relations souhaite-t-elle développer avec l'OTAN?

S. Z. : Les objectifs de la Géorgie dans ce domaine sont très clairs. La Géorgie se situe dans une région éminemment stratégique et géopolitiquement très sensible, qui est à la croisée de mondes pour certains stables, pour d'autres compliqués. Elle est ainsi à la croisé de beaucoup d'intérêts différents. Ainsi, les intérêts américains dans la zone sont principalement liés au transit pétrolier ; l'accès vers l'Asie constitue également un élément important pour eux. La Russie manifeste aussi un intérêt très marqué pour cette région, qui est un ancien espace de colonisation, et dans laquelle elle estime devoir exercer une forte influence. On assiste en outre à l'émergence d'un intérêt croissant de l'Europe car la sécurité et la stabilité de cette région sont des facteurs importants pour sa propre stabilité. Il existe enfin un intérêt très soutenu de tous les pays qui se situent sur une ligne de transit partant de la Chine et traversant toute l'Asie centrale - ce que l'on appelle communément, mais assez improprement, la " route de la soie " - ; en effet, ces pays sont très intéressés par l'instauration d'une stabilité dans cette région du Sud-Caucase et par l'affirmation d'une certaine présence.

Face à cette convergence d'intérêts croisés, la Géorgie doit choisir entre deux voies. La première consiste à jouer entre ces grandes puissances un jeu complexe d'alternance et de balancier ; une telle option comporte des risques importants et peut se retourner contre la Géorgie. Ce fut dans une certaine mesure la politique conduite par Edouard Chevardnadze et qui avait été très mal vécue par les principaux partenaires de notre pays, en particulier la Russie ; ce fut d'ailleurs la source de nombreuses tensions. La deuxième voie correspond à la recherche de la stabilisation par le biais de la coopération des différentes puissances ayant des intérêts dans la région ; il s'agit précisément de la phase dans laquelle nous entrons. Ainsi, la présence américaine va perdurer sans pour autant progresser car il me semble que son niveau correspond à celui qui est nécessaire pour eux dans cette région. Les Russes vont certainement rechercher à avoir une influence un peu plus marquée que par le passé, tout comme les Européens. De même, il me semble que l'Iran ou les pays d'Asie centrale vont également souhaiter manifester une présence plus forte. Dans ce contexte, la seule solution qui s'offre à la Géorgie est d'obtenir de ces puissances qu'elles coopèrent sur les terrains de la Géorgie et du Caucase du Sud ; cette coopération doit concerner tous les sujets globaux - il n'y a en effet pas de sujet spécifiquement géorgien - tels que le terrorisme, les transits énergétiques, le dépassement et la résolution des conflits gelés liés à la période post-soviétique. Dans ces différents domaines, les intérêts des grandes puissances ne sont pas contradictoires et peuvent même être complémentaires. Le rôle de la Géorgie est donc de trouver la façon d'amener ces grandes puissances à coopérer et d'œuvrer à la complémentarité des intérêts en présence. Ce projet est très ambitieux mais il me semble qu'il constitue la seule voie possible pour la Géorgie.

Forum : Ne pensez-vous pas que la perspective d'une intégration dans l'OTAN, plus que celle d'une intégration dans l'Union européenne, soit mal acceptée par la Russie?

S. Z. : La Russie a très clairement indiqué que les aspirations de la Géorgie à l'égard de l'OTAN et de l'Union européenne ne lui posaient pas de problème, à condition toutefois que ce ne soit pas dirigé contre elle. La Géorgie comprend et est tout à fait prête à prendre en considération cette condition, de la même façon que nous ne pourrions pas accepter une présence plus active de la Russie sur le terrain du Caucase si elle était dirigée contre celle d'autres Etats amis (américains et européens). Cette raison tient au fait qu'il ne doit pas y avoir sur notre territoire de confrontation des uns avec les autres. Si tel était le cas, la Géorgie serait incontestablement écrasée. Nous n'avons donc pas d'autre choix que d'obliger les Etats ayant des intérêts dans la région à cette coopération, certes délicate et complexe, mais néanmoins possible.


Carte de la Géorgie


Forum : Quelles relations la Géorgie veut-elle garder avec la Russie dans les domaines de l'économie ou de la sécurité ? Souhaite-t-elle développer avec cet Etat de nouveaux espaces de coopération?

Nous avons avec la Russie les relations que nous ne devrions pas avoir. Si je retrace les dix dernières années, je constate que nous avons eu des relations de défiance, de confrontation et de déstabilisation. Ce n'est que depuis la révolution des roses que la Russie tente d'engager très timidement une politique de neutralité constructive. Néanmoins, certains signes demandent encore à être consolidés et surtout confirmés dans la durée. La Géorgie attend l'instauration de véritables relations de voisinage. L'Etat géorgien ne trouve pas anormal que la Russie exerce une influence dans cette région qui a pour elle, d'un point de vue culturel et historique, une grande importance, à condition toutefois que cette influence s'exerce dans le respect de la souveraineté de la Géorgie et sans jeu de déstabilisation. Si ces conditions sont respectées, il n'y a aucune raison pour que la Russie ne soit pas plus présente, que ce soit dans le domaine économique ou dans celui des relations politiques liées au voisinage de deux Etats. Il faut, par exemple, que nos deux Etats établissent un régime de visa digne de deux voisins dont les sociétés se connaissent bien ; ce type de mesure faciliterait les échanges et permettrait certainement de réduire la méfiance. Nous sommes timidement en train de nous engager sur la voie de ce processus, comme l'indiquent certains signes favorables ; mais ce processus sera nécessairement long.

Forum : La Géorgie et la Russie sont donc au début d'un processus de normalisation des relations entre deux Etats souverains.

S. Z. : Absolument. Tel est notre volonté. Tel est également, il me semble, le souhait de la Russie ou tout au moins d'une partie de ses dirigeants, qui semblent prêts à reconnaître que nos deux Etats peuvent s'engager sur cette voie.

Forum : La Géorgie s'est-elle fixée un délai pour son entrée dans l'OTAN ? Celle-ci est-elle prioritaire par rapport à l'entrée dans l'Union européenne?

S. Z. : L'entrée dans l'OTAN me semble peut-être plus facile et devrait donc être plus rapide que l'entrée dans l'Union européenne. En effet, il est sans doute plus facile de rentrer dans cette organisation, qui est importante en terme de sécurité, dans la mesure où les critères d'adhésion sont moins contraignants que ceux de l'Union européenne. Mais notre priorité demeure l'intégration de la Géorgie dans l'Union européenne puisqu'elle constitue notre appartenance profonde.

Forum : Quelle est pour la Géorgie l'importance de la construction de l'oléoduc passant par Bakou, Tbilissi, Ceyhan et qui permettra d'acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée?

S. Z. : La construction de cet oléoduc est à la fois très importante sur le plan politique et pas très importante sur le plan économique. Sur le plan politique, la construction de l'oléoduc constitue, d'une certaine façon, un élément fondateur de la stabilité, en ce sens qu'elle oblige à la stabilité. Il est légitime que les opérateurs économiques qui ont massivement investi dans ce chantier veuillent la stabilité ; ils y veillent également. La Géorgie bénéficie, du fait de l'implantation de cet oléoduc, d'une sorte de garantie indirecte de stabilité. En outre, cette construction nous a probablement assuré l'attention de puissances extérieures, qui n'a pas été inutile.

Sur le plan économique, ce projet n'est pas d'une grande importance pour la Géorgie. Les dividendes de l'oléoduc ne vont certes pas avoir une incidence majeure sur l'économie géorgienne, ni lui apporter richesse ou prospérité. Ce ne serait d'ailleurs pas un contrat très avantageux pour la Géorgie si on le considère sur le plan de sa rentabilité directe. Mais, la construction de cet oléoduc est, en revanche, importante sur le plan économique dans la mesure où elle précède celle d'un gazoduc, qui sera beaucoup plus intéressante pour l'économie de la Géorgie ; ce gazoduc doit suivre le même tracé que l'oléoduc et sera implanté avec une année de décalage. Mais cette construction est surtout intéressante car elle donne une traduction concrète à la notion essentielle pour l'économie géorgienne de ce que doit être le corridor de transit énergétique et d'autres produits entre l'Asie centrale et la Chine d'une part et l'Europe d'autre part. Ainsi, cet oléoduc permet de visualiser cette nouvelle route.

Forum : Une nouvelle "route de la soie "…

S. Z. : Pas d'un point de vue géographique, puisqu'elle n'en reprend pas exactement le tracé, mais c'est effectivement l'idée. Néanmoins elle prend le chemin le plus court qui, s'il devient le chemin le plus démocratique et le plus stable, sera infiniment plus compétitif par rapport à d'autres routes qui pourraient passer par l'Iran ou l'Irak ou d'autres régions dont les situations sont beaucoup moins stables et donc moins propices aux échanges économiques. Notre démarche et notre engagement sur la voie de la démocratie aujourd'hui, alliés au chemin de transit énergétique peuvent faire de cette région une zone extrêmement dynamique d'un point de vue économique.



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