Article de: LEFORUM.de

REVUE: PESC-DEFENSE
L'Allemagne et la France au sein de l'Europe Quo vadis ?
Par Lord George WEIDENFELD*
Jun 10, 2004, 16:19

George WEIDENFELD*
Essayiste et éditeur anglais
© 2004


Une nouvelle architecture européenne ne peut qu'être pluraliste : il faut des regroupements différents pour des tâches différentes. Une mission importante revient au triangle que forment la France, l'Allemagne et l'Angleterre. Ces trois grands voisins pourraient assumer ensemble bien des tâches que se réservait autrefois le seul couple franco-allemand. Ensemble, la France et l'Angleterre pèsent à peu près du même poids économique, et ensemble elles forment un équilibre avec l'Allemagne. Mais la France n'aurait-elle pas intérêt à envisager sérieusement un changement de cap radical dans sa politique étrangère et internationale héritée du gaullisme ? Par exemple, si la France était disposée à réintégrer l'OTAN et à retrouver sa place parmi les membres fondateurs, c'est la conception tout entière d'une force de défense européenne au sein de la structure de l'OTAN qui prendrait une dimension nouvelle. Cela apaiserait les inquiétudes des Etats-Unis, cela irait dans le sens de la Grande-Bretagne et soulagerait l'Allemagne d'un grand poids…




La deuxième guerre mondiale a marqué tous les peuples européens. Toutes les nations, les grandes comme les petites, ont eu à en souffrir à des degrés divers, mais il existe bien des nuances subtiles entre les diverses formes de névrose collective. Les Anglais, les Français, les Belges et les Hollandais ainsi que les Portugais ont eu à surmonter la perte de leurs empires coloniaux. Certains comme les Néerlandais, peuple doué d'un solide bon sens, l'ont fait avec dignité, mais d'autres ne s'y sont pas encore complètement résignés. Les Allemands sont encore en permanence aux prises avec le problème de leur identité, mais tandis que la plupart des Européens privilégient la conception d'un monde occidental sous influence politique et idéologique américaine et où une Europe unie peut s'intégrer de façon informelle ou jouer un rôle plus clairement défini, les Français, eux, croient à un ordre mondial dans lequel ils se voient investis d'une mission de précurseur politique et culturel, et, si possible, à la tête d'une Europe qui prend ses distances vis-à-vis de l'Amérique.

Un vieux proverbe chinois dit : "Le brave défend son ami contre ses ennemis, mais il est plus brave encore lorsqu'il protège son ami contre lui-même". Il est inévitable qu'il y ait actuellement et à l'avenir en France, dans le contexte de l'élaboration d'une constitution européenne, un grand débat sur la future politique étrangère de la France, voire sur une redéfinition de sa vision du monde et de son rôle. La question est de savoir s'il ne serait pas dans l'intérêt bien compris de la France d'envisager sérieusement un changement de cap radical dans sa politique étrangère et internationale héritée du gaullisme. La France n'aurait-elle pas intérêt à se rallier à l'idée d'une Europe plus ouverte et à ranimer l'esprit de solidarité et de réconciliation avec les Etats-Unis, au sens militaire et politique?

Dès l'instant où la France serait disposée à réintégrer l'OTAN et à retrouver sa place parmi les membres fondateurs avec tous les droits afférents, c'est la conception tout entière d'une force de défense européenne au sein de la structure de l'OTAN qui prendrait une dimension nouvelle. Cela apaiserait les inquiétudes des Etats-Unis, cela irait dans le sens de la Grande-Bretagne et soulagerait l'Allemagne d'un grand poids. Cela renforcerait les pays qui sont déjà membres de l'OTAN de même que les Tchèques et les Polonais qui veulent y entrer. Et, last but not least cela rassurerait la Turquie, pierre angulaire, pilier et pivot de l'Alliance atlantique et de son flanc sud-oriental en lui donnant la certitude qu'on ne la laissera pas tomber et qu'elle a eu raison de se constituer en front de lutte contre le fondamentalisme et les foyers et centres opérationnels du terrorisme.

Dans le grand débat politico-culturel qui agite l'Europe, c'est surtout en France qu'on défend la thèse qu'une disparité radicale oppose l'Europe et l'Amérique. On ne peut pas nier qu'il y ait beaucoup de questions complexes et de différences de détail, mais ces différences sont-elles vraiment plus grandes que celles qui séparent les différents pays européens ? Je pense que l'on commet une erreur en ressassant l'importance de la différence entre l'Amérique et l'Europe. Un jeune Allemand en sait-il plus sur l'histoire de l'Espagne ou de l'Ecosse qu'un jeune Ecossais ou Espagnol sur l'histoire de l'Europe Centrale?

Les échanges fructueux entre les cultures européennes, l'interpénétration des grands groupes européens et américains dans le jeu de l'économie mondiale rapprochent les continents et les sociétés. Les grands débats que nous menons en Europe sur la justice sociale et l'économie de marché ne sont pas étrangers aux Américains. Il n'existe pas de modèle de base européen, pas plus qu'il n'y a de modèle américain homogène. Et s'ils ont jamais existé, ils en sont actuellement au stade de la fusion.

Une nouvelle architecture européenne ne peut qu'être pluraliste : il faut des regroupements différents pour des tâches différentes. Une mission importante revient au triangle que forment la France, l'Allemagne et l'Angleterre. Ces trois grands voisins pourraient assumer ensemble bien des tâches que se réservait autrefois le seul couple franco-allemand. Ensemble, la France et l'Angleterre pèsent à peu près du même poids économique, et ensemble elles forment un équilibre avec l'Allemagne. La France est une puissance méditerranéenne qui jouit d'une grande influence au Maghreb, mais aussi sur le reste de l'Orient arabe. Bien que les relations de la France avec Israël soient instables et même plutôt fraîches, il y eut un temps dans les premières années de l'existence d'Israël où la France était sa grande alliée. Sans les Mirage et Mystère français, Israël n'aurait pas survécu à la guerre des Six Jours où c'est son existence même qui était en jeu, et ce sont des scientifiques et des ingénieurs français qui ont aidé Israël à construire ses centrales nucléaires. Leur alliance a éclaté avec la fin de la guerre d'Algérie, et c'est à ce moment-là seulement et pas avant que s'est instaurée l'étroite alliance entre Israël et les Etats-Unis. Dans cette alliance trilatérale, l'Angleterre apporte son réseau de relations internationales et son rapport privilégié avec l'Amérique. L'Allemagne est une tête de pont vers l'Europe de l'Est. Cette formation triangulaire ne doit cependant pas constituer un directoire européen. C'est un pilier comme il en existe bien d'autres. Dans le domaine de l'économie et des finances, il y aura nécessairement une zone euro, mais, espérons-le, sans l'aura d'un "saint des saints" avec son propre secrétariat doté d'importants pouvoirs et sa cohorte de fonctionnaires. Les Etats méditerranéens ont déjà leurs rendez-vous réguliers et ils se sont fixé des objectifs politiques, économiques et culturels communs regroupés sous le titre de "processus de Barcelone", et sous Helmut Kohl a été entamée une série de tables rondes entre l'Allemagne et les Etats riverains de la Baltique.

Du fait que l'Allemagne est devenue le plus grand pays d'immigration d'Europe, et que ces grandes migrations, les plus grandes qu'ait connues l'histoire, ne sont pas encore achevées et n'ont peut-être même pas atteint leur ampleur maximale, le débat sur l'identité culturelle domine la vie publique du pays plus que partout ailleurs. Ici je voudrais exprimer une opinion personnelle : dans un pays où les valeurs humanistes et le respect de l'autre - des minorités ethniques, des religions et des cultures - sont solidement enracinés dans toutes les couches de la population, la majorité peut et doit pouvoir se permettre de s'affirmer comme culture de référence. C'est consciemment que je le dis, car lorsque ce n'est pas le cas, la richesse culturelle propre à un pays se dissout dans un Babel multiculturel. Mais là où il n'y a ni tolérance ni acceptation de l'autre, la minorité, que sa ghettoïsation soit volontaire ou imposée par la loi, considère les principes éthiques et les us et coutumes de la majorité avec malaise et hostilité. Dans mon enfance, lorsque je fréquentais une école catholique à Vienne, la vue quotidienne du crucifix suspendu au-dessus de la chaire dans ma classe me troublait et même me mettait mal à l'aise. Mais c'était à une époque où un régime clérical autoritaire était au pouvoir et menait une politique ouvertement antisémite. Dans l'Allemagne actuelle en revanche, dans un Land catholique comme la Bavière, cela ne dérangerait plus personne, parce que l'Eglise catholique de Jean-Paul II reconnaît le Juif comme son frère aîné, l'a disculpé de sa complicité dans la mort du Christ et a condamné l'antisémitisme, le racisme, l'Inquisition et la persécution des juifs dans les termes les plus vigoureux.

Il est toujours hasardeux de vouloir prévoir l'avenir - bien qu'un historien anglais ait récemment prétendu qu'il était bien plus facile de prédire le futur que de comprendre le passé. Si l'on envisage l'avenir de l'Allemagne et de l'humanité tout entière dans le cadre de l'accélération de la mondialisation et de la rapidité vertigineuse de la révolution scientifique et technologique, il est permis de supposer qu'au plus tard dans la deuxième moitié de ce siècle, l'action conjuguée des géants de l'Asie de l'Est et du Sud-est qui sommeillent encore, les forces potentielles de l'Amérique Latine et les bouleversements démographiques de la planète auront pour conséquence que tout l'hémisphère nord, de Vancouver à Vladivostok, de l'Amérique du Nord à l'Europe jusqu'à l'Oural, sera conduit à s'unir par des liens économiques et culturels, à s'associer en matière de sécurité et peut-être même à développer une organisation politique commune souple. Si cela pouvait devenir l'objectif des hommes politiques et penseurs de tous ces pays, le premier principe de leurs dirigeants devrait être de ne rien entreprendre qui puisse être nuisible à long terme et faire obstacle à ce but. Pour prendre un exemple grossier : construire des oléoducs et gazoducs qui contournent la Russie serait une catastrophe à long terme. Y a-t-il une mission plus importante et plus gratifiante pour l'Allemagne du futur que de jeter des ponts et de servir d'intermédiaire dans un nouveau monde pacifié, et de se définir comme puissance économique, culturelle et politique et même comme nation humaniste, et de relever les défis liés à cet objectif et s'y vouer avec tout son cœur en se fondant sur l'engagement de sa jeunesse ? Je ne crois pas.

Traduction Forum (PE)



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