Article de: LEFORUM.de

REVUE: EUROPE
Avançons ensemble vers un nouvel approfondissement
Par Laurent FABIUS*
Jun 10, 2004, 17:32

Laurent FABIUS*
* Ancien Premier ministre - Député
© 2004


L'Europe de 2004 vit un moment probablement aussi important que lors du Traité de Rome. L'élargissement n'est pas qu'une mesure quantitative, difficile à absorber. Il porte les frontières de l'Union à celles du continent, il la met en présence de voisins puissants, il accroît les exigences que les Européens sont en droit de d’avoir. Cette Europe doit s'organiser pour se construire. Un premier cercle de pays, ceux des Etats de l'Europe unie, doit aller de l'avant vers davantage d'intégration. Au-delà, une Europe élargie nous rejoint, avec espoir mais non sans inquiétudes. L'Europe élargie peut forger sa propre politique étrangère et donner le temps aux nouveaux membres de rejoindre les anciens sur l'ensemble des politiques communes. Enfin, à nos frontières, se dessine le cercle beaucoup plus large de l'Europe associée. La Russie, l'Ukraine, la Biélorussie, le Maroc, mais aussi la Turquie au moins dans un premier temps, ont vocation à rejoindre ce troisième cercle.




Le quarantième anniversaire du Traité de l'Elysée en janvier 2003 n'a pas permis de donner à la relation franco-allemande un élan nouveau. Je le regrette. Alors que l'Europe affronte avec l'élargissement un tournant décisif de son histoire, les rares avancées se cantonnent au domaine institutionnel, voire symbolique, comme la décision de réunir des conseils des ministres communs ou celle de nommer des secrétaires généraux de la coopération franco-allemande.

Ces mesures ne sont ni à la hauteur de notre histoire commune, ni surtout à celle des défis d'aujourd'hui. Rien d'important ne s'est fait en Europe sans l'accord de la France et de l'Allemagne : c'était vrai hier, cela devra l'être encore demain. Les temps ont certes changé mais cet accord demeure la condition des progrès en Europe. Hier, la réconciliation entre les deux peuples a ouvert la perspective de la paix et de la stabilité durables pour la partie du continent qui pouvait librement choisir son destin. Dans une Union à 25, le rôle de la relation franco-allemande doit s'adapter aux circonstances nouvelles. Encore faut-il avoir, de l'Union et de son avenir, une conception plus ambitieuse que celle que s'en font les dirigeants français actuels. L'Europe, ce n'est ni l'abaissement de la TVA sur la restauration, ni la défense ambiguë d'un pacte de stabilité et de croissance que les deux pays s'entendent pour ne pas respecter quand ils en proposent à d'autres les mérites.

L'Europe de 2004 vit un moment probablement aussi important que lors du Traité de Rome. L'élargissement n'est pas qu'une mesure quantitative, difficile à absorber. Il porte les frontières de l'Union à celles du continent, il la met en présence de voisins puissants, il accroît les exigences que les Européens sont en droit de poser.

Cette Europe doit s'organiser pour se construire. Un premier cercle de pays, ceux des Etats de l'Europe unie, doit aller de l'avant vers davantage d'intégration. Dans les domaines de la gouvernance économique, de la stratégie industrielle, de la sécurité, des politiques de l'emploi et des services publics, des normes sociales, cette Europe est en mesure d'afficher son unité et sa cohérence. Au-delà, une Europe élargie nous rejoint, avec espoir mais non sans inquiétudes. L'Europe élargie peut forger sa propre politique étrangère et donner le temps aux nouveaux membres de rejoindre les anciens sur l'ensemble des politiques communes. Enfin, à nos frontières, se dessine le cercle beaucoup plus large de l'Europe associée. La Russie, l'Ukraine, la Biélorussie, le Maroc, mais aussi la Turquie au moins dans un premier temps, ont vocation à rejoindre ce troisième cercle. Nos voisins attendent de nous que nous leur proposions des partenariats larges et féconds.

Dans ce contexte, quel peut-être le rôle de la relation franco-allemande ? Le même qu'hier quand nous avons ensemble montré la voie de l'unification pacifique du continent, avec aussi une impulsion nouvelle puisqu'il nous faut répondre à des questions nouvelles : la capacité de l'Union de se donner des institutions démocratiques et fortes, celle d'agir pour le respect du droit dans le monde et d'assurer sa propre sécurité, de résister aux excès de la mondialisation ultralibérale, de produire chez elle et au-delà plus de solidarité concrète. L'occasion doit être saisie par la France et l'Allemagne. Par où commencer?

Sans doute par la défense, car les menaces contre la sécurité sont immédiates et celles auxquelles les Européens se sont le moins bien préparés à répondre. La France et l'Allemagne devraient annoncer le projet d'une véritable mise en commun de leur défense. Ce projet a une triple dimension : politique avec ses effets sur la constitution d'une politique étrangère ; stratégique car le monde attend aujourd'hui qu'à la menace terroriste on oppose autre chose que l'action unilatérale préemptive ; technologique, car une défense européenne doit reposer sur des outils dont les Européens auraient la pleine maîtrise. La sécurité conditionne la politique étrangère et la souveraineté même : les pays incapables d'assurer leur défense sont conduits à faire la politique étrangère d'autrui, c'est à dire à renoncer à leur indépendance et à leur autonomie de décision. Cette souveraineté partagée doit commencer par la France et l'Allemagne dont le rôle est d'indiquer aux autres Européens les domaines où l'unité seule garantit l'autonomie.

À la force, s'ajoute la générosité, ou, si l'on préfère, la solidarité concrète avec les pays du Sud. Dans le domaine de l'aide au développement, il nous faut joindre nos forces, globaliser nos moyens, unir nos politiques au sein des grands organismes multilatéraux. Nous ne sommes pas concurrents dans le combat pour la solidarité. La France et l'Allemagne peuvent montrer l'exemple d'une politique d'aide au développement décidée et exécutée en commun, prélude à une politique européenne en la matière.

Dans le champ économique, l'Allemagne et la France devraient préfigurer cette coordination étroite des politiques, cette vraie gouvernance économique de la zone euro qui s'avère indispensable pour mener une stratégie économique, budgétaire, monétaire de croissance et d'emploi. La décision d'une représentation franco-allemande unique au FMI (Fonds monétaire international) et à la Banque mondiale ne doit plus être retardée : elle ferait de nous le deuxième acteur de ces institutions ; l'Europe recevrait ainsi le signal du nécessaire regroupement de ses forces au sein du système multilatéral ; nous bénéficierions ensemble d'une plus grande légitimité. La même initiative devrait être prise notamment à l'OIT (Organisation internationale du travail), à l'OMS (Organisation mondiale de la santé), préfigurant le moment venu un mouvement de regroupement européen plus large.

Ces domaines ne sont pas les seuls où davantage de coopération serait nécessaire. Par exemple, le rapprochement de nos pays devrait aussi se réaliser autour de l'ambition d'une Europe de la santé, car il nous faut offrir aux citoyens de l'Europe des services de qualité, universels et accessibles à tous. Il faut prévenir les risques pour la sécurité alimentaire, il faut anticiper le rapprochement des systèmes de protection sociale que l'élargissement rend inéluctable.

Dans les trois champs de la force, de la générosité et de l'économie, le temps est venu pour la France et l'Allemagne de retrouver le chemin de l'ambition partagée. En montrant l'exemple, nos deux nations seront les fers de lance de cette Union plus étroite que je souhaite, les Etats de l'Europe unie.



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