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REVUE: CULTURE
Dossier / Débat - Martin Walser ou le rappel de la conscience - Remarques à propos du travail sur le passé allemand
Par Dr. Manfred OSTEN*
Jan 5, 2000, 16:36

Manfred OSTEN*
* Secrétaire général de la Fondation "Alexandre de Humboldt"
© 1999


Manfred Osten insiste sur l'importance de la "conscience" pour comprendre les propos de Martin Walser lors de son allocution à Francfort. Il revient sur le "mal aux yeux" que Walser ressent face à "l'atrocité" et "l'ignominie éternelle" du nazisme présenté sans cesse dans les médias. Pour lui, Walser a voulu marquer par ses propos son opposition aux grands airs de cette culture commémorative de la vie publique qui serait devenue une simple routine ; face à cette situation, l'écrivain préconise l'attitude emprunte de scepticisme de la mémoire individuelle car, pour lui, "une bonne conscience n'en est pas une". Selon Manfred Osten, Walser semble regrette la disparition de la conscience individuelle. Il rappelle encore que l'écrivain estime que cette carence est d'autant plus regrettable que l'Etat est loin de pouvoir fournir toutes les réponses aux interrogations de la conscience.


" Les malentendus alimentent les conversations": ce constat de Goethe se trouve confirmé de manière éclatante dans l'écho qu'a rencontré "l'allocution du dimanche" prononcée par Martin Walser dans la ville natale de Goethe, allocution qui était explicitement dédiée à la paix. Mais entre-temps, les opinions divergentes nous ont fait perdre de vue que cette "allocution du dimanche", pour reprendre le qualificatif de Walser, était vouée à la paix ; elle peut être comprise comme le projet exemplaire d'une personne cherchant à mettre en pratique de façon crédible (c'est-à-dire, en donnant l'exemple) la parole d'Adorno évoquant une "éducation après Auschwitz".

Car ce que le philosophe, disparu il y a trente ans, entend par cette expression va à la rencontre de tout ce que Walser exprime par "sacrifice fait à l'opinion" : toute entreprise de commémoration obligatoire, toute forme de mémoire déléguée ou institutionnalisée et toute interprétation de l'histoire à travers les musées, monuments et mémoriaux de toutes sortes.

Dans son "allocution du dimanche", Walser proteste contre les grands airs de cette culture commémorative de la vie publique qui est devenue une simple routine. Face aux trompettes de la mémoire publique, il préconise l'attitude empreinte de scepticisme de la mémoire individuelle. Par opposition à cette mémoire collective issue d'une politique commémorative politiquement correcte, Walser fait appel à cette instance disparue de la vie publique qu'est la conscience individuelle ; à propos de cette dernière, il arrive au constat dérangeant : "Une bonne conscience n'en est pas une".

C'est une voix timide qui doute et se révolte contre l'étatisme invétéré, contre la conviction inébranlable que les solutions et les réponses données par l'Etat aux interrogations de la conscience sont les meilleures. C'est une voix pleine de pudeur et qui combat l'orgueil ; cela s'inscrit dans le sens de cette phrase de Nietzsche, prononcée bien avant le doute exprimé par Walser à l'encontre de la "bonne conscience" : "L'attrait de la connaissance serait faible s'il ne fallait pas surmonter maints obstacles érigés par la pudeur. "Voilà ce que j'ai fait", dit ma mémoire. "Ce n'est pas moi qui l'ai fait", dit l'orgueil, sans pitié. La mémoire finit par céder".

Dans son "allocution du dimanche", Walser privilégie une mémoire qui ne transige pas. Proche en cela de "l'éducation après Auschwitz" exigée par Adorno, il encourage au contraire sa conscience à laisser exprimer librement ce qu'il pense et ce qu'il ressent. Il agit ainsi pour favoriser une éducation, dont l'objectif est l'empathie et la compassion, qui conçoit la conscience individuelle comme la pièce maîtresse de la mémoire. C'est une conception de la mémoire proche de celle de Goethe qui dans les "Maximes et réflexions" dit que "la conscience est humble, se complaisant même dans la honte ; la raison, en revanche, est orgueilleuse et l'obligation d'un démenti la met en détresse". C'est également Goethe qui a constaté que la conscience était à la base de l'existence du poète : "Qui réussit un poème, même insignifiant, le fait par la conscience", faisant ainsi allusion à l'enracinement de la mémoire dans la culture classique, à Mnémosyne, fille d'Ouranos et de Gaia, qui a engendré avec Zeus les neuf muses de Perse.

Ainsi, la revendication formulée par Goethe dans "Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister", à savoir qu'il "faut respecter la conscience aussi longtemps qu'elle se manifeste", vaut également pour "l'allocution du dimanche" de Walser. Face à "l'atrocité" et à "l'ignominie éternelle" présentées sans cesse par les médias, c'est cette même conscience walserienne qui se surprend à détourner le regard, constatant que "quelque chose se rebelle (en lui) contre cette perpétuelle présentation de notre ignominie". Ceci évoque assez précisément ce "mal aux yeux" qu'a ressenti Goethe devant le crucifix qu'il aurait préféré voir entouré de roses. Seule une conscience sensible, capable d'une authentique et sincère compassion peut s'exprimer ainsi. C'est pourquoi elle doit s'attendre à ce que la raison, qui est orgueilleuse ne la comprenne absolument pas, ce qui s'est produit dans le cas Walser.

A ce propos, Dieter Borchmeyer a rappelé que les écrivains allemands sont critiqués notamment "lorsqu'ils se défendent de l'obligation de toujours penser et écrire en termes politiques". Le fait que Walser se soit permis dans son "allocution du dimanche" de n'être avec personne sinon avec lui-même n'aurait peut-être pas suscité de critiques en France. On lui aurait difficilement dénié le droit d'avoir une mémoire qui lui soit propre dans un pays où, pour reprendre le mot d'E.R. Curtius, la littérature constitue "l'expression représentative de la Nation". Dans une conférence de 1882, Renan avait répondu à la question "Qu'est-ce qu'une nation?": "la possession en commun d'un riche legs de souvenirs" - Heureuse France!

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